Les conséquences du rejet du TCE

février 2006 –

 


Et maintenant ?

       
 
     
 
Suites...
     
 
     
     
       



XV- La question de la souveraineté dans l'état de République


(19 février 2006)


 

       C’est vrai que plus je l’analyse et que plus j’en étudie les critiques, aussi, et cherche à les comprendre, plus géniale m’apparaît, et génialement pertinente, je ne dis pas la Constitution de la Vème République, sans doute améliorable sur plus d’un point, et d’ailleurs conçue pour l’être, mais précisément ce qu’on cherche à toute force à en remettre en question, à savoir sa structure générale de l’organisation des pouvoirs : de toute évidence le fruit d’une très longue et très profonde maturation qui puise à des siècles d’expérience et de réflexion politiques pour finir par prendre corps, à un moment de notre Histoire, dans une communauté bien sûr limitée de personnes singulières, mais dont la singularité tient d’abord à cet enracinement même et à une commune volonté d’assumer enfin pleinement et lucidement l’incroyable défi de l’idéal républicain dans un monde auquel il semble, il a toujours semblé, il ne peut que sembler insensé, voire intolérablement perturbateur.
Si l’on n’a pas compris que nous sommes toujours, et pour toujours désormais, à l’heure de la Révolution, la seule digne de ce nom, et qu’elle nous donne, de fait, le monde à porter, alors on peut en effet régresser de l’exigence d’une République au douillet confort d’une dilution plus ou moins démocratique, voire post-démocratique, « moderne » en tout cas, surtout « moderne », puisque c’est tout ce qui tient lieu de valeur à celui qui les a toutes perdues.

       Je me suis efforcé dans « La voie française dans le monde qui vient » d’expliquer positivement le sens et l’intérêt que je voyais à une telle construction, et dans l’absolu, et au regard de notre Histoire, de la totalité de notre Histoire, monarchie comprise, dont la Révolution ne s’est pas voulue un pur et simple effacement, mais un renversement et un dépassement, et d’abord dans le transfert ou l’extension de la souveraineté politique, de la personne royale à celle, collective, de la nation. Puis j’ai tenté d’approfondir, dans mes «Eléments de réflexion…» sur l’élection présidentielle directe, le sens qu’il me semble devoir donner aussi bien à la fonction présidentielle que, plus fondamentalement, à l’acte même de voter. C’est là que j’ai parlé de la « souveraineté du suffrage populaire » et, pour ceux qui m’auraient lu, je ne pense pas être suspect, sur cette question, d’une quelconque forme d’anti-populisme, plus ou moins élitiste.
Mais je voudrais maintenant descendre d’un degré encore dans l’élucidation du fondement de l’autorité dans l’Etat de République et de la véritable source à laquelle s’en alimente le principe de souveraineté, que n’épuise justement pas, pour moi, la seule souveraineté du suffrage populaire.

       Je ne procède à cette mise en perspective que pour inscrire ce qui suit dans une cohérence d’ensemble, non pour obliger le lecteur à s’y référer : bien au contraire, je ne supposerai rien de connu, dans ce qu’on va lire, de ce que j’ai déjà pu écrire sur le sujet et que je ne craindrai pas de reprendre, si besoin est, de préférence avec plus de clarté que précédemment.
C’est juste que je ne peux pas m’empêcher, je l’avoue, et même quand je me relis depuis ma toute première intervention, de me laisser le premier surprendre par le sentiment de cohérence qui en ressort, que j'aimerais partager, où je pense qu’on devrait au moins reconnaître la marque d’une certaine authenticité : je ne parle pas de la mienne, mais de celle d’une réflexion dont la vie et l'espèce d'ubiquité, pour ainsi dire, m’échappent.
Or précisément cette cohérence ne se conforte qu’à proportion de l’autonomie de chacun de ses développements qui doivent donc aussi pouvoir être compris en toute indépendance les uns des autres.




I- Contre la loi du grand nombre



1. Autant le dire tout de suite : le peuple, à mes yeux, n’est pas la « source de légitimité pour tous les pouvoirs ». Et dans une démocratie moins qu’ailleurs, d’abord parce qu’il est lui-même, et plus qu’en aucun régime, un pouvoir, et le plus dangereux des pouvoirs : celui du grand nombre. Et que contrairement à ce qu’on entend répéter, les plus faibles ne sont nullement les plus nombreux, mais ceux que l’on appelle, à juste titre, les exclus, les marginaux, tous les vrais miséreux, d’autant plus faciles à opprimer qu’ils demeurent, justement, plus minoritaires.
Ce sont eux dont une organisation politique est d’abord faite pour s’occuper, la plupart du temps CONTRE l’intérêt, ou plutôt l’inintérêt général de la majorité qui peut parfaitement aller jusqu’à se trouver un intérêt raisonné à une certaine marge incompressible d’extrême pauvreté ou, plus précisément, d’extrême frustration.
C’est pourquoi le pouvoir du peuple, du moins entendu comme l’ensemble des votants, doit lui aussi pouvoir être contrôlé : c’est justement le premier sens de l’élection démocratique d’un chef d’Etat que de dégager une majorité qui l’investisse de la responsabilité spécifique, non pas seulement de représenter cette majorité, mais de servir l’intérêt de la nation tout entière, sans aucune exclusive, y compris, si la nécessité s’en impose, contre ses propres électeurs, pourvu que ce ne soit pas en contradiction (stricto sensu) avec le programme sur lequel ils l’ont élu (et même si leur motif, pour l’élire, n’avait rien à voir avec ce programme).


2. Autrement dit, le chef de l’Etat, une fois élu, n’est pas un robot télécommandé de la majorité qui l’a élu (directement ou indirectement), lequel serait donc sans cesse à reprogrammer, il est une personne à part entière, c’est-à-dire une liberté, sans autre contrainte que ce à quoi elle s’est engagée en se proposant à cette fonction. Sa liberté ne contredit nullement sa représentativité, bien au contraire : seule une personne libre peut représenter un peuple libre, c’est-à-dire la libre volonté, non pas seulement de ceux qui l’ont voulue, mais aussi de ceux qui se sont prononcés contre elle et que son action doit prioritairement convaincre qu’ils auraient dû se prononcer pour. Car si c’est bien la même qui se proposait à cette fonction et qui l’assume, alors de même qu’elle s’adressait à l’ensemble indifférencié des électeurs avant son élection, de même après, c’est toujours cet ensemble qu’il lui reste à convaincre par son action.
Le moment critique de l’élection ne dégage une majorité qu’afin de déterminer qui sera l’élu. Il ne donne aucun droit particulier à la majorité sur la minorité. Il n’a pour objet que de trancher. Mais la légitimation par la majorité n’est pas proportionnelle à son pourcentage. Tout simplement parce que ce n’est pas le nombre qui gouverne.
Le nombre n’est qu’un moyen de déterminer lequel, de l’ensemble des candidats, disconvient le moins à l’ensemble des votants. Le plus probable étant qu’aucun ne convienne. Et parfois peut-être le plus souhaitable.


3. Vouloir substituer le peuple à la carence d’aucun responsable digne d’être élu ou de l’avoir été, c’est vouloir conférer à l’ensemble des votants, c’est-à-dire à chacun d’eux, la dignité d’un élu qu’on ne trouve nulle part parmi eux, ce qui est vraiment le comble de l’absurdité. Car la première condition de la dignité d’un élu, c’est son engagement à répondre de ses orientations devant tous par la seule initiative de se présenter à leur suffrage et ce, en satisfaisant à un minimum de cohérence, au moins apparente, à quoi cet engagement l’oblige pour avoir une chance d’être élu. Ce qui n’est aucunement le cas de simples électeurs.
Je considère vital, pour une démocratie, que les citoyens soient le plus impliqués possible dans la vie de la cité, y compris naturellement, et prioritairement (mais non exclusivement), dans le processus décisionnel de ses grandes orientations. Mais il y a aussi des degrés à respecter dans l’implication, à raison de la liberté de chacun, et en particulier une proportionnalité entre le degré d’implication active et le degré d’autorité dans l’action.
Je ne dis pas du tout qu’il suffise d’être le plus actif ni le plus dévoué à une cause pour s’y prévaloir du plus d’autorité. Je dis seulement qu’il est normal que le degré d’autorité soit proportionné, comme à l’une de ses conditions, au degré de "dévotion", objectivement évaluable dans le cas de responsables politiques (dont la transparence de la vie non seulement ne me choque pas, mais me paraît inhérente à leur charge, et à proportion de sa hauteur).


4. Corrélativement, je revendique un droit imprescriptible à ne pas m’intéresser à la politique, à dormir et à ne pas moins en exiger qu’elle s’intéresse à moi, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Et un droit inaliénable, malgré mon inintérêt, à descendre dans la rue, les armes à la main (au sens le plus strict comme le plus large), dès le moment où j’estimerais qu’on a profité de mon sommeil pour attenter aux libertés civiles.
Je prêche d’ailleurs pour mon saint : actuellement, mon travail de roi me prend beaucoup trop de temps. Vu les heures que je passe à m’intéresser à la vie de la cité, il va finir par ne plus m’en rester assez pour la servir vraiment, selon ma vocation propre –qui n’est pas, jusqu’à nouvel ordre, l’action politique.
Par-dessus tout, je revendique mon droit élémentaire de citoyen simple électeur à m'abstenir. C’est-à-dire, par exemple, à me reconnaître dans l’incapacité de décider, sur une alternative donnée, entre oui et non. Et cela, sans pour autant récuser l’alternative elle-même, comme je le signifierais peut-être si je votais blanc. Là encore, ce sont deux possibilités qui distinguent radicalement un électeur (y compris lui-même élu) du détenteur de la charge suprême : face à une alternative qu’il n’a pas voulue, si c’est vraiment une alternative, il n’a ni la ressource de s’abstenir, ni celle d’en appeler à un autre monde, où elle ne se présenterait pas.


5. Il y a donc beaucoup d’inconscience (dans l’hypothèse la plus favorable) à promouvoir l’idée d’un vote obligatoire. En outre, elle est contradictoire à l’intention, en apparence louable, de donner au vote blanc le statut d’un suffrage décisif, justement distinct de l’abstention. Une fois le vote rendu obligatoire (ou "incitatoire"), comme les électeurs qui voudront néanmoins rester fidèles à leur indécision n’auront pas d’autre ressource que de voter blanc, on aura encore moins de raison de distinguer d’une simple abstention la démarche extrêmement forte qui consiste à se déplacer jusqu’aux urnes alors que l’on n’a rien à y déposer que la présumable protestation d’un bulletin vide, ce qui requiert une autre détermination que d’y aller pour peser dans un sens conforme à son vœu.
Le vote obligatoire impliquerait donc deux différentes espèces de bulletins blancs, clairement distinguables, l’un signifiant l’indétermination, l’autre une franche détermination à refuser de choisir. Mais qui ne voit que ce serait encore extraordinairement réducteur ? Car il y a d’abord une énorme différence entre s’abstenir parce que, plus on y réfléchit, moins on discerne ce qui est préférable, et s’abstenir parce qu’on estime la réponse indifférente ou que la question n’est pas décisive, sans pour autant vouloir exprimer un refus de la question. Ou encore, ne l’oublions pas, parce qu’il serait contraire à ses convictions d’aller voter, par exemple parce qu’on jugerait, en son âme et conscience, que le régime démocratique est en soi pervers ou ne peut conduire qu’à la démagogie, parce qu’on serait un archéo-monarchiste, etc., etc. Une amende reviendrait ici à la pénalisation d’un délit d’opinion.
Indépendamment de ce dernier cas (néanmoins suffisant pour exclure toute perspective de pénalisation de l’abstention), il faudrait donc, en toute rigueur, distinguer aussi entre plusieurs "bulletins d’abstention", de significations très différentes. Mais il y aurait, en toute occurrence, un bulletin blanc qui serait vidé de son sens, et peut-être juste le plus purement démocrate : celui d’un abstentionniste qui n’aurait choisi de voter blanc que dans le seul but que son abstention ne soit pas confondue avec un désaveu de la démocratie. Autrement dit qui aurait profité de son indétermination pour ne voter que pour le principe de voter. Celui-là n’aura plus aucun moyen ni de s’exprimer, ni de s’authentifier.


6. On voit bien qu’entre les bulletins blancs eux-mêmes, il y a des différences de signification qui mériteraient de pouvoir être distinguées, autant qu’entre des "bulletins d’abstention". Et cela surtout si on veut leur donner une valeur décisive dans la validation d’une majorité. Car s’il ne s’agit que de les "décompter", c’est ce que l’on fait déjà. Le problème est de savoir où on les compte, évidemment.
Ce qui paraît scandaleux, c’est de les assimiler à des abstentions. Mais scandaleux pourquoi ? Parce qu’il paraît clair qu’ils n’ont pas la même valeur démocratique et ne sont pas significatifs du même degré d’implication politique. Sans doute…Et alors ? Va-t-on dire que ce degré supérieur d’implication (dont je récusais tout à l’heure qu’il pût suffire à plus d’autorité) leur vaudrait de peser d’un poids supérieur à celui, impondérable, d’un électeur qui s’abstient par conviction ou qui exprime positivement ou négativement la sienne au terme d’une réflexion peut-être plus longue et plus exigeante ? Il ne s’agit, après tout, que de se déplacer jusqu’à son bureau de vote…Et comme tous ceux qui prennent la peine d’aller voter, en assumant le risque, en outre, de se tromper.
J’avoue que j’ai du mal à comprendre cette mythification du vote blanc. Je trouve très bien que l’on insiste (et on ne le fait peut-être pas assez) sur sa différence d’avec l’abstention, dans le décompte des voix. Mais c’est une différence qui n’a de sens, justement, que si le vote n’est pas obligatoire et il me semble salutaire, pour une démocratie, que le taux d’abstention en reste clairement mesurable, à titre d’indicateur, quasi thermométrique, de son état de santé. En ce sens, même s’abstenir est une façon, sinon de s’exprimer, en tout cas d’exprimer une certaine vérité politique –et d’y contribuer.


7. Mais à vrai dire, la mythification du vote blanc participe de celle de la majorité des inscrits, c’est-à-dire de cette interprétation la pire, et malheureusement la plus commune, de la démocratie : qu’elle serait le régime de la force du plus grand nombre –qui est en fin de compte la seule force qui mérite ce nom, la force quantitative, quantitativement mesurable, la force la plus brute qui soit, la force des lapideurs, la force massive de la foule en furie, furieuse de tout ce qui peut lui faire exception, à commencer, oui, par un "chef", un chef à décapiter, la force, à terme, du tous contre un.
Car si c’est la force du plus grand nombre qui doit gouverner, alors autant que ce nombre soit le plus grand possible et qu’idéalement, il coïncide avec l’unanimité –puisque c’est là qu’il atteindra au comble de son auto-légitimation.
Eh bien, c’est pour une raison exactement inverse que je suis démocrate. Ce qui, pour moi, mesure le degré de démocratie d’une décision, ce n’est aucunement la supériorité en nombre d’une majorité sur une minorité, mais la réductibilité de la différence quantitative entre les deux à un nombre inférieur à la minorité –idéalement jusqu’à l’unité d’un seul électeur qui pourrait être n’importe lequel de la majorité, avec un maximum de probabilité, alors, pour chacun, d’avoir pu à lui seul en inverser le sens et donc un maximum de valeur décisive pour le suffrage de chacun des votants, qu’il appartienne à la majorité ou à la minorité.
Car c’est alors que chaque électeur est le moins réductible à la fraction d’un tout et au contraire, en tant qu’individu, le plus responsable de la collectivité tout entière et dans le seul exercice de son "libre arbitre".


8. C’est cette liberté, en effet (du simple pouvoir de décider), supposée inhérente à l’humanité de chacun et par là égale en tous, qui est à la fois la première des conditions et le premier objet du droit : c’est elle qui fait que nous ayons à nous devoir, chacun à soi et les uns aux autres, de nous libérer autant qu’il est possible, et dans une égale mesure, de toute forme d’asservissement et cela, dans l’ordre du politique, en nous conformant à la cohérence d’une volonté qui tende au maximum de compatibilité entre toutes les libertés constitutives de sa détermination. Volonté que l’article 6 de la Déclaration de 1789 appelle, reprenant l’expression de Rousseau, la «volonté générale » dont il dit que la loi est l’expression.
L’expression de la volonté générale n’est aucunement réductible à l’expression d’une majorité de l’ensemble des votants. Les votants ne font que « concourir à sa formation » (art.6), mais ce qui s’exprime dans la loi, c’est une volonté qui les dépasse tous et chacun et qui n’a rien à voir avec une simple addition de volontés particulières qui ne correspondrait pas même à leur totalité.


9. La volonté générale est d’abord une « volonté », à distinguer d’un désir plus ou moins passionnel ou pulsionnel (duquel aucun peuple n’est davantage à l’abri que ne l’ont été, entre beaucoup d’autres, les peuples turc ou allemand), au point qu’elle peut aller jusqu’à contredire frontalement le désir, et justement là où elle se manifeste le plus comme volonté (par exemple dans l’abolition de la peine de mort, mais aussi, individuellement, dans tout acte d’héroïsme sacrificiel).
Ensuite, cette volonté est « générale » en tant qu’elle est celle du genre auquel appartiennent ceux qui ne font que «concourir» (sans nécessairement bien savoir comment) à la « formation » de la loi, c’est-à-dire, en l’occurrence, le genre humain tout entier qui veut le plus de liberté possible, donc la compatibilité du plus de diversité possible de volitions.
Enfin elle s’exprime dans la loi, en tant que la loi est très précisément ce en quoi il n’y a qu’une volonté à pouvoir s’imposer à elle-même des limites (ce qui la distingue du désir) : à se dire à elle-même ce qu’elle s’interdit et à quoi elle s’oblige. Et d’abord en se conformant à ce premier principe, en tant que volonté générale, c’est-à-dire celle du genre humain, que « l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits ». Car « ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi » (art.4).


10. La loi n’est donc pas ce qu’imposerait une majorité à une minorité. Elle n’est pas ce à quoi une majorité aurait donné force de loi, ce qui reviendrait à dire qu’elle serait fondée sur la force du plus grand nombre, y compris si le plus grand nombre était antisémite et promulguait des "lois" antisémites.
Et il faut aller encore plus loin : serait-elle même l’expression d’une véritable volonté, libre de toute passion, et cette volonté serait-elle unanime, ce ne serait toujours pas en tant qu’expression d’une telle volonté que la loi serait la loi et qu’elle obligerait. C’est juste au contraire parce que la loi est, pour cette seule raison qu’elle est la loi, ce qui oblige et ne fait qu’obliger (non pas contraindre, mais obliger), qu’elle est ce en quoi il n’y a qu’une volonté qui s’exprime, en s’y déterminant.
C’est pourquoi, aussitôt que la déclaration de 1789 introduit l’idée de loi, au dernier mot de l’article 4, le premier de l’article 5 le reprend pour préciser : « la loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société ». C’est toujours mon auteur de référence qui parle : autant la « volonté générale » surplombe le peuple, et a fortiori la majorité du peuple, autant le droit surplombe la loi, en tant qu’expression déterminée de la volonté générale. C’est abyssal, cette rigueur, cette hauteur de la Déclaration de 89 !
La loi n’est justement pas le dernier mot. Encore au-dessus de la loi, il y a le droit. Et elle n’a pas tous les droits. Au-dessus de la loi qui oblige, il y a le droit qui autorise, mais qui justement n’autorise pas n’importe quoi et qui donc aussi interdit en particulier d’interdire quoi que ce soit qui ne nuise pas à la société. Qui l’interdit même à la loi. Un droit qui est donc le principe suprême, la seule véritable « source de légitimité pour tous les pouvoirs ».




II- La vertu du droit



11. La loi est l’expression de la volonté générale en ceci qu’elle exprime, en tant qu’elle est une loi, cette volonté générale que le plus de volontés possible soient possibles, sous cette seule condition (mais qui n’est justement que celle de leur égale possibilité) qu’elles ne se contredisent pas, c’est-à-dire que nulle n’en réduise aucune autre à l’impuissance (à l’exception de la volonté générale, pour pénaliser toute infraction à ce principe).
Or une telle extension du possible ouvert à la diversité des volontés est nécessairement évolutive, à raison des progrès de la puissance d’agir, de sorte que, si c’est bien toujours la même volonté (générale) qui s’exprime dans la loi, celle-ci ne cesse d’avoir à se "former" ou réformer en fonction de ces progrès, c’est-à-dire de l’état donné d’une société déterminée, à tel moment de son évolution : c’est là qu’interviennent, en tant qu’électeurs, l’ensemble des citoyens qui la composent.
Mais encore n’en sont-ils représentatifs que dans la durée limitée de ce qu’on peut appeler leur mandat d’électeurs et dont ils sont investis par une communauté qui ne se réduit pas à la leur, mais qui s’étend aussi bien en amont qu’en aval de leur propre temps et en particulier dans l’avenir qu’ils préparent ainsi à leurs générations futures : ce que l’on nomme la nation qui est simplement une spécification de la volonté générale, de même que le pommier est une spécification de l’arbre, tout ce qui vaut pour l’arbre valant pour le pommier, même si tout ce qui vaut pour le pommier ne vaut pas nécessairement pour l’arbre. Simplement il se trouve qu’il n’y a pas d’arbre qui ne soit qu’arbre : ce qui n’empêche pas que toute l’arboréité de l’arbre soit non seulement dans le pommier, mais aussi dans chaque pommier, comme elle serait tout entière en un seul arbre, s’il n’en restait qu’un sur toute la surface de la terre, et comme la volonté générale serait tout entière en un seul homme quand bien même il ne subsisterait plus au monde qu’un seul être humain.


12. Mais quand bien même il en serait ainsi, cet homme appartiendrait encore à une communauté nationale définie, à toute une Histoire à laquelle il devrait ce qu’il serait et qu’il ne pourrait renier qu’en se reniant lui-même, qu’il aurait donc à représenter, à "honorer", à tous les sens de ce mot, non moins que, son peuple ou, si l’on préfère, sa tribu, le dernier des Mohicans.
On peut donc dire que la nation est la première concrétisation de la volonté générale, sa première expression, si déformante qu’elle se puisse, en voie de « formation ». C’est en ce sens qu’il me semble devoir comprendre l’article 3 de 1789, que « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation » et que « nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément ». Le principe de la souveraineté ne réside pas dans le peuple de ceux qui votent, au moment où ils votent, mais dans la nation dont ils reçoivent d’abord leur mandat d’électeur, en tant qu’elle est la première instance d’appréhensibilité de la volonté générale et d’applicabilité de son principe du plus de diversité de volontés compatibles.
Cependant le « principe » n’est pas le fondement : le principe est ce en fonction de quoi doit se déterminer l’action. Il est essentiellement dynamique. Il est ce qui commande la « formation » de la loi, mais cette formation évolutive a elle-même à se conformer à un fondement dont la stabilité absolue la transcende et qui est justement le droit.
La transcendance du droit tient à ce qu’il transcende jusqu’à la réalité factuelle de sa contradiction la plus universelle. Même dans l’hypothèse où le droit serait universellement bafoué, où l’unanimité des volontés s’accorderaient à lui tourner le dos, où toute loi (et non seulement tout jugement) serait injuste, comme il se pourrait que ce soit, en ce moment, le cas, le droit n’en resterait pas moins, contre toute factualité, ce qui, dans l’absolu, se devrait. Et ce mode, qui est celui de l’irréel, ne lui conviendrait pas moins que celui de l’indicatif ou même de l’impératif de la volonté générale où ne réside encore qu’un principe d’action.


13. Je sais bien que le terme de « droit » est plurivoque et d’abord qu’il peut signifier, à l’extrême opposé de ce dont je parle ici, juste l’exhaustivité des lois qui font la matière des études, précisément, « de droit ». Quand je parle ici de droit, je parle de la modalité de ce que l’on définit comme étant « de droit » ou « en droit » et que l’on oppose, en général, à ce qui est « de fait » ou « en fait ». Par exemple, les hommes sont « en droit » égaux, alors qu’« en fait », ils seraient inégaux. A ceci près que cette opposition, entre le fait et le droit, est elle-même trompeuse dès lors qu’on en conclut, comme Sartre, que c’est seulement lorsqu’il est « contredit » dans les faits que le droit se manifeste comme tel : par exemple uniquement sous la condition du vol ou de son éventualité qu’il y aurait un sens à invoquer un droit de propriété. Ce parti pris de fonder le droit sur sa contradiction par le fait, donc sur le fait (lui-même élevé, pour les besoins de la cause, à un statut de simple possibilité spéculative) est évidemment une absurdité dont l’intention, propre à l’existentialisme, est de dénier au droit toute valeur absolue dont puisse dépendre ou que puisse fonder aucune essence intemporelle de l’homme, lui-même n’étant que ce qu’il se fait, en tant que pure liberté.
Mais je ne demande pas plus que cette seule idée, voire cette seule supposition de la liberté, en l’homme, serait-elle à son tour sans fondement, ni sans rapport à aucune réalité factuelle (et a fortiori si c’était le cas !) pour lui reconnaître, justement, d’avoir part à une instance qui ne relève d’aucune factualité, qui lui permet de se penser responsable de ses actes, par conséquent passible d’en répondre à tout autre comme à un autre soi et qu’il aurait pu d’autant plus être qu’il se suppose plus libre de lui-même et dont il a donc tout aussi bien à répondre, et dans l’absolu, que de soi.
Et cette instance n’est autre que celle du droit, en ces deux seuls réquisits qui lui suffisent, énoncés dès l’article 1 de 1789, de la liberté de chacun et de l’égalité de tous, dont il faut rappeler qu’ils ne sont eux-mêmes énoncés que sous la modalité du droit.


14. Car ce n’est pas, par exemple, un fait, que les hommes « naissent libres » : en fait, ils naissent très généralement à l’état de nourrissons, à peu près totalement impotents et dépourvus de toute espèce de liberté de parole, de mouvement, d’opinion, etc. Et tout le monde le sait. Mais cela veut dire, entre autres, qu’aucun homme n’est esclave "de naissance", mais qu’il lui suffit d’être né homme pour être de condition libre et pour que lui soit dû, à échéance variable et suivant les étapes de son développement, mais selon un principe qui en surplombe chacun des moments, donc intemporel, tout ce qui est dû à une liberté.
Or qu’une telle idée puisse germer dans un esprit humain et y rencontrer l’adhésion immédiate que l’on porte à une vérité de toujours (« en présence et sous les auspices de l’Etre suprême » !), il n’y a même pas besoin de savoir d’où elle procède, réalité ou fiction, pulsion ou volonté, pour que s’y révèle une puissance normative capable de se conformer toute subjectivité sans se laisser réduire ni relativiser à aucune.
C’est donc bien cette appréhension première de ce qui se doit, et ne se devrait pas moins si c’était pratiquement impossible, qui nous fait même absurdement tonner dans la tempête ou crier à l’injustice devant les victimes d’un tremblement de terre ou d’un raz de marée. Il y a quelque chose en nous qui déborde le réel et nous autorise à le juger, quasi divinement, et, à la lettre, comme à l’ajuster, selon une idée de ce qui, dans l’absolu, se devrait, se doit déjà, laquelle, de toutes parts, le transcende. Une idée dont, à la limite, nous nous dispenserions volontiers…Une idée qui double notre souffrance, ou plutôt l’infinitise, du scandale d’avoir à souffrir.


15. Cette idée du "droit", de la norme du droit, elle s’impose à nous, malgré nous. Contre notre gré, contre ce qui nous agréerait : ce qui nous serait agréable. Il n’y a que notre volonté à pouvoir s’y reconnaître. Le droit est ce à quoi toute volonté, en ce qu’elle contient de volonté générale, se doit de chercher à se conformer le plus adéquatement possible, dans le contexte concret où elle se forme.
Voilà ce que l’on peut entendre par la vertu, en tant que principe de la démocratie, selon Montesquieu, c’est-à-dire motivation sur laquelle est censé compter ce régime pour durer, comme sur l’honneur la monarchie ou, le despotisme, sur la crainte.
Si l’honneur est principe de domination ou de maîtrise et la crainte, principe de servitude ou de soumission, la vertu, elle, est de commencer par se dominer soi-même, c’est-à-dire par se soumettre ses passions et tout ce qu’il y a de passif en soi de façon à n’être ni le maître ni l’esclave de personne, mais à se vouer au bien commun de tous, en reconnaissant chacun son égal, un autre soi, une autre détermination de soi, telle que permettrait de s’y déterminer cette capacité même de se déterminer soi-même en laquelle consiste une libre volonté.


16. Cela dit, quand on cite Montesquieu, il faut préciser que, pour lui, seul peut prétendre à se gouverner un peuple de vertueux, c’est-à-dire dont chacun soit d’abord capable de se gouverner lui-même. Et c’est pourquoi, contrairement à ce que beaucoup se figurent (qui ne l’ont sans doute jamais lu), même s’il considère la démocratie comme un idéal politique, il n’est pas démocrate : la démocratie est à ses yeux le plus improbable des régimes, surtout à une époque (la sienne) où il voit la vertu, au sens où il la comprend, moins prisée, donc moins "motivante" (comme principe d’action) qu’elle ne le fut sans doute jamais et ce, non pas en raison de quelque décadence particulière à son temps, mais par l’effet d’un accroissement irréversible du luxe et du commerce (on dirait aujourd’hui de la création des besoins et de la marchandisation de tous les biens, sans parler des progrès de la médecine, dans l’ordre psychique aussi bien que physique) favorisant plutôt une culture de la jouissance que de la tempérance et de la maîtrise de soi et qui ne cessent de rendre la vertu de plus en plus difficile, si ce n’est même suspecte, voire carrément vicieuse. En tout cas viciée ou plus ou moins perverse.
Toute idéale qu’elle semble (sans être pour autant son idéal absolu), la démocratie, pour lui, appartient au passé, à des temps de « frugalité » antique. Aujourd’hui, elle n’est justement plus qu’idéale et il ne s’étonnerait nullement de la connivence profonde qu’il trouverait dans la simultanéité historique de phénomènes tels que, d’une part, la montée de fascismes on ne peut plus populaires et, d’autre part, le développement de thèses psychanalytiques nous expliquant, comme Wilhem Reich, que c’est précisément l’orgasme, le véritable antidote au fascisme (et qu’on le lise avant de m’accuser de caricature !).
Inutile d’ajouter qu’il serait consterné que des gens pour qui sacrifice et contrôle de soi sont synonymes de masochisme et d’inhibition se voient invités à l’insurrection pour imposer des référendums d’initiative populaire à tire-larigot. Et le pompon, dans sa tête, serait que ce soit en prétendant se réclamer de lui, à tout le moins de sa thèse de la séparation des pouvoirs, qu’il n’envisage que dans le cadre d’une monarchie et, qui plus est, à dominante aristocratique !


17. Il est vrai que nous ne sommes pas tenus à une quelconque fidélité à la lettre de ce qu’a pu écrire Montesquieu. J’en conviens d’autant plus volontiers que je me refuse à interpréter dans son sens l’idéal d’un « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » (pour ceux qui s’y intéresseraient, je m’en suis expliqué dans « La voie française dans le monde qui vient », en particulier en II, 1 et 2). C’est justement ce qui me permet à la fois d’adhérer à son idée de la vertu en tant que motif pour vouloir la démocratie, mais sans en faire, comme il la conçoit, une condition pratique de la possibilité de son exercice.
Je pense que l’exigence de démocratie, et surtout de République, se fonde en effet sur le respect, plus ou moins avoué, que chacun de nous porte à la vertu, si peu vertueux qu’il se considère ou se veuille lui-même ; en revanche il me paraît clair que c’est pratiquement récuser la valeur politique d’un régime que de le prétendre subordonné à la vertu effective de chacun des membres du peuple qu’il régit (ou qui le régit).
Donc je comprends qu’on ne se sente pas lié à Montesquieu, mais à ce moment là, inutile d’en appeler à son autorité, sinon pour lui rendre ce qui lui revient, donc aussi en s’en démarquant. Or il se trouve que le thème de la séparation des pouvoirs, chez Montesquieu, est bien directement lié à son option d’un parlementarisme aristocratique et anti-populaire, on ne peut plus conforme à celle que défendent Hollande ou Mauroy (entre beaucoup d’autres) et d’ailleurs sans appréhension particulière d’avoir à l’agrémenter d’une dose de référendum d’initiative populaire, tout à fait dans la ligne de la culture politique du caoutchouc, expressément revendiquée par le premier –la vertu bien connue du caoutchouc étant de rebondir, ce qui constitue naturellement, pour l’intéressé, la "vertu" politique par excellence.
Tout cela pour dire qu’au-delà de Montesquieu, le principe de la séparation des pouvoirs est loin de se réduire à la simplicité d’un slogan clairement mobilisateur. Et avant d’en reprendre la question sur le fond, je voudrais commencer par m’expliquer là-dessus.




III- Une lecture schizophrénique de la séparation des pouvoirs



18. D’abord, ce qui nécessite une clarification, c’est justement qu’on interprète en général ce principe dans le sens d’un équilibre des pouvoirs destiné à prévenir la tendance inertielle de tout pouvoir à l’abus de pouvoir. L’actuelle faveur du principe tient donc à ce que la montée du populo-parlementarisme en escompte une limitation des pouvoirs institutionnels d’où résulterait une réduction de l’ensemble de leur pouvoir sur la souveraineté populaire dont ils sont supposés être ou devoir être l’émanation.
Il y a là une somme de malentendus sur Montesquieu, mais aussi de contresens, voire de non-sens intrinsèques, dont il n’est pas facile de démêler l’écheveau.
Mais ce qui est en premier lieu remarquable, je veux le dire tout de suite, c’est qu’alors même que l’on reconnaît le peuple "souverain", titre hérité du pouvoir monarchique (où le souverain est le corrélat de ses sujets), tout se passe comme si, dans cette lecture, le transfert de la souveraineté du roi au peuple avait omis au passage tout transfert de pouvoir et donc toute nécessité d’un contre-pouvoir opposable (je dis bien : opposable !) à ce nouveau souverain : le peuple ne serait plus que la source de tous les pouvoirs, mais lui-même sans pouvoir, donc parfaitement innocent et irresponsable, et en même temps ne relevant d’aucune autre autorité que la sienne ou, si l’on préfère, un pouvoir inassignable et diffus, à la fois divinement partout et nulle part et dont une majorité de gens admis à voter serait l’expression de la volonté, comme d’une volonté sacrée qui suffirait, par exemple, du jour au lendemain, à rendre juste aujourd’hui ce qui était injuste hier ou vice et versa –un pouvoir que tout le monde s’accorderait à reconnaître totalement arbitraire et tyrannique, s’il n’était le fait que d’un individu : car si long qu’ait pu être le débat démocratique sur lequel s’est fondée sa décision, elle a ceci de commun avec l’arbitraire d’un tyran que ses motifs ne peuvent être l’objet que de conjectures plus ou moins incertaines, un tyran n’ayant pas à en rendre compte et une majorité en étant incapable et du reste ne le devant pas, sous peine d’encourir le risque de se dissoudre dans une incohérence qui la discréditerait (selon le procédé auquel ne manquent jamais de s’employer ceux qui contestent la valeur d’un scrutin, surtout lorsque l’issue en reste négative, donc la plus ouverte, c’est ce qu’illustrent à merveille les tentatives de décrédibilisation du référendum du 29 mai).


19. Seulement voilà : comme le pouvoir dont il s’agit n’est pas le fait d’un seul, mais de tous, chacun se juge innocent d’aucun pouvoir, a fortiori d’aucune forme de tyrannie, et nul présumé "démocrate" ne semble soupçonner la moindre inconséquence à voir un peuple qui, tout en se prétendant détenteur d’un modèle de démocratie exportable n’importe où dans le monde et par n’importe quel moyen, estime tout à fait inhumain et scandaleusement injuste que d’ "innocentes victimes" civiles pâtissent dans leur chair ou celle de leurs enfants d’une réaction terroriste à la politique de tel gouvernant que leur majorité a très expressément élu pour la conduire, sans d’ailleurs grand souci de ces autres victimes non moins civiles que le terrorisme démocratique programme sous la dénomination pudique de "dommages collatéraux", incomparablement plus nombreuses que les premières et surtout plus innocentes, puisque la plus noble justification au déluge qui s’abat sur elles est précisément qu’elles ne jouissent pas de l’irresponsable dignité démocratique de la condition d’électeur libre qui aurait lui-même choisi sa politique, avec la possibilité d’en confirmer le choix tous les quatre ans.
Et non seulement ces démocrates ne doutent pas de la sainteté de leurs dispositions face aux possédés du démon, mais nous, de l’autre côté de l’océan, c’est une surenchère aux lamentations pour leurs exclusives innocentes civiles victimes d’une terreur dont il est même de bon ton de clamer haut et fort dans les salons parisiens et sur les plateaux de télévision (qui n’en sont souvent qu’une extension) que ce serait déjà en être criminellement complice que de lui chercher des raisons (ce qui est typiquement la façon de…ne pas penser des terroristes).


20. Tout se passe donc, dans cette idée post-totalitaire de la démocratie, comme si le peuple, justement parce qu’il est l’unique source de tous les pouvoirs, n’était pas lui-même un pouvoir et comme s’il se trouvait en face de trois pouvoirs, l’exécutif, le législatif et le judiciaire, dont il aurait à se libérer à proportion de leur limitation qu’il ne pourrait attendre que de leur mutuel contrôle –on n’ose pas parler de "neutralisation", mais c’est tout de même bien le sens dans lequel on espère caresser le poil du « gros animal », comme l’appelait Weil qui n’a pas connu la Libération.
Car il n’est pas question, bien entendu, pour le populo-parlementarisme, de comparer les contre-pouvoirs que s’opposeraient les uns aux autres les trois pouvoirs institués avec celui que s’opposeraient l’un à l’autre l’ensemble de ces pouvoirs, ou tel d’entre eux, et l’inaliénable souveraineté du peuple, surtout identifiée à la majorité des votants : dans ce dernier cas, en effet, il paraîtrait d’emblée scandaleux qu’on envisage seulement de parler d’opposition ! Un pouvoir qui, de quelque ordre qu’il soit et pour quelque raison que ce soit, prétendrait s’opposer au peuple (par exemple, et constitutionnellement, celui de l’armée, en Turquie, fût-ce à une islamisation réelle, antilaïque et théocratique, du peuple turc), s’en trouverait de fait, au regard d’une telle conception de la démocratie, radicalement et définitivement délégitimé.
Je ne vois même pas l’idée que pourraient se faire les tenants de cette conception de la simple possibilité d’un référendum purement consultatif. Je suppose qu’à leurs yeux, un peuple qui accepterait de ne donner qu’un avis, lequel n’engagerait en rien son gouvernement à le suivre, ne serait pas vraiment démocrate : il n’excluerait donc pas de se tromper ? Il reconnaîtrait plus compétent que lui pour assumer, en toute clarté, la responsabilité d’une décision contraire à son vœu ? Non-sens !


21. Je ne suis pas en train de promouvoir le référendum consultatif : j’aimerais seulement que si on en refuse la pratique, ce ne soit pas pour de mauvaises raisons –en l’occurrence parce qu’on se voudrait plus populiste que le peuple qui, lui, admet justement très bien de ne pas être en mesure de décider d’une question, tout en souhaitant pouvoir n’exprimer sur elle qu’une préférence, voire une inclination. Et c’est beaucoup plus souvent le cas qu’on ne pense, tout simplement parce qu’il y a beaucoup plus d’humilité qu’on ne pense dans le peuple, tout autant que chez n’importe quel souverain, y compris, éventuellement, un tyran.
Et beaucoup plus de sens politique aussi, quand il lui revient de prendre une décision : c’est pourquoi il n’a pas de difficulté à comprendre que la règle de la majorité n’est pas destinée à s’approcher au plus près d’un idéal d’unanimité, mais qu’elle est simplement le moyen le moins injuste que l’on ait découvert jusqu’ici, pour le peuple, de trancher, tout simplement parce qu’il est censé être celui qui lésera le moins de monde.
Et comme il est conscient qu’il ne s’agit que d’un moyen de trancher, il admet parfaitement qu’un système électoral ne soit organisé que de façon à pouvoir dégager une majorité, même sur un mode plus ou moins artificiel (du reste en cela conforme à ce statut de simple moyen) et que, dans cette mesure, il soit relativement secondaire qu’il s’agisse d’une majorité relative ou absolue (ce qui ne serait pas le cas, si elle avait pour finalité de s’approcher le plus possible de l’unanimité).


22. En d’autres termes, je dirais, quitte à scandaliser, que la majorité (que je ne confonds nullement avec la volonté générale) n’a pas en elle-même force de loi : c’est au contraire à la force de la loi qu’elle doit, en régime démocratique, sa valeur décisive –quand elle n’est pas seulement consultative : la majorité n’est que le moyen dont la décision est la véritable fin, le pire étant justement, face à une décision à prendre, qu’on n’en prenne aucune et qu’on en reste à l’indécision, c’est-à-dire à la vacance du pouvoir.
Or il peut arriver que le peuple demeure indécis, et c’est la raison pour laquelle revient à la loi de déterminer un système qui permette au mieux d’en prévenir la possibilité de façon à éviter autant que possible que le peuple s’en trouve mis hors jeu. Et ce système peut le contraindre à des alternatives déchirantes, comme en 2002 entre Chirac et Le Pen, mais c’est précisément là un cas exemplaire où, bien qu’ayant été conduit à voter contre son gré, il n’en a pas moins exprimé une volonté, au contraire, d’autant plus déterminée : de déclarer le moins pire des deux pires candidats comme étant à ses yeux incomparablement moins pire que le pire –ce qui n’est pas rien, et même d’une rigueur dont peu d’hommes politiques (et encore moins de politologues patentés) semblent prêts à nous donner l’exemple.
C’est a fortiori le sens du scrutin majoritaire dans les législatives que de "forcer" une majorité à se dégager. Mais on ne rêve, bien entendu, que d’en neutraliser l’effet en subordonnant la majorité présidentielle à la législative, ce qui revient, dans toutes les hypothèses, à augmenter autant que possible l’influence des appareils des partis et de la détermination de leurs majorités internes, sur un modèle plus ou moins analogue à celui des primaires américaines, c’est-à-dire, infailliblement, à éloigner de la décision du peuple toute investiture de mandat.


23. Voilà qui ne gêne pas, pour autant, le moins du monde les fanas de la démo en direct (je supprime « -cratie » puisque l’idéal est tout de même bien, en fin de compte, la neutralisation de tout "pouvoir", en soi toujours dangereux) et de l’initiative pop (je coupe court à la querelle du « -puliste » et du « -pulaire ») pour la bonne raison qu’ils s’imaginent que tout ce qui va dans le sens de la décrédibilisation et de l’affaiblissement de la représentativité des mandats électifs ne peut aller que dans leur propre sens qui est de donner le maximum de place en même temps, croient-ils, que d’impact à l’expression directe de ce qu’ils prennent pour le peuple.
Et quant aux partis-régimentaristes, prétendument "parlementaristes", comme la plupart ne demandent qu’à gérer l’apparence du pouvoir sans la réalité de sa responsabilité, ils ne voient aucun inconvénient à se cantonner à la gestion des marges, sans d’ailleurs avoir à s’engager davantage qu’en Suisse dans les débats référendaires d’initiative pop.
Il y a ainsi, entre le "popularisme" et le "parlementarisme" une complicité objective, parfaitement représentée par Montebourg et qui n’a aucune peine à se parer du manteau des plus hauts principes et des plus nobles vertus, quoiqu’elle ressemble à s’y méprendre à un énorme marché de dupes. A cet attrayant modèle suisse de démocratie (dont l’Encyclopedia Universalis, miror referens, développe un vibrant éloge !), il ne manque plus qu’une revendication de neutralité nationale pour satisfaire enfin pleinement au principe de la déresponsabilisation générale dans la bonne conscience et le parfait contentement de soi qui semblent désormais l’ambition politique majeure des bien-pensants.


24. A gauche, donc (cela va de soi), le peuple sans pouvoir qui n’existe que comme volonté, à droite (naturellement), le pouvoir qu’il faut diviser (en contre-pouvoirs mutuels) afin que règne l’unique souveraine volonté du peuple (toujours de gauche, bien entendu !). Dans cette perspective, il va également de soi que tout contre-pouvoir étant une limitation de pouvoir, il ne peut procéder que de la volonté du peuple qui, n’étant pas lui-même un pouvoir, est donc, cependant, le principe ultime de tout contre-pouvoir.
D’un côté le pouvoir qui n’a rien à vouloir, de l’autre la volonté qui n’a qu’à contrer le pouvoir, ou plutôt à le faire se contrer (on dira : se contrôler), de façon à ce qu’il en puisse le moins possible : telle est la dichotomie d’un genre nouveau, la schizophrénie nationale (une volonté sans pouvoir, un pouvoir sans volonté) dont on attend un prodigieux progrès de la responsabilité politique de chacun.
Il est vrai que ce que l’on entend ici par la "responsabilité", ce n’est plus du tout d’être en mesure de répondre à qui que ce soit de la cohérence d’une action dont on se revendique l’auteur, c’est-à-dire le sujet volontaire, c’est uniquement, tout au contraire, de correspondre à une autre volonté que la sienne, si variable qu’en soit la détermination en fonction de la diversité des contextes conjoncturels où elle peut avoir à se déterminer (restant indifférent de savoir s’il est alors même légitime de parler de "volonté").
Un pouvoir perpétuellement révocable au gré des fluctuations de l’expression la plus fréquente possible d’une prétendue volonté majoritaire, une réduction progressive de la responsabilité à la révocabilité, voilà ce que serait le triomphe de cette nouvelle "doxocratie": en fait, une tentation vieille comme la démocratie et à laquelle ce régime n’a jamais survécu qu’en la surmontant.




IV- Calculs sixièmistes



25. Faut-il rappeler que, même restreinte à son sens le plus purement juridique, le minimum nécessaire pour juger d’une responsabilité, c’est de prendre en compte la durée où s’inscrit l’action à considérer, ainsi que le degré auquel s’y trouve impliquée la volonté propre de son auteur ? Car plus la séquence est longue, plus elle permet à une volonté de s’y exprimer dans l’action et plus son auteur peut en être jugé responsable. On peut l’estimer regrettable, mais la première condition, donc, de la reconnaissance d’une responsabilité, c’est bien de laisser à un sujet le temps d’agir et un temps suffisant pour autoriser une appréciation significative de son action.
Elire ou nommer un acteur politique, c’est ainsi nécessairement lui confier un mandat d’une durée que l’on s’efforce de proportionner à la portée de l’action sur laquelle il engage sa volonté, mais que sa volonté doive être la plus libre possible de conduire en conformité à son engagement. Et le mandant ne s’engage pas moins que le mandataire, dans ce mandat : il s’engage à laisser le mandataire "honorer" son mandat, quelque appréciation qu’il puisse porter sur le cours de son action, à telle ou telle de ses étapes.
C’est justement le signe d’une intelligence authentique de la démocratie que le peuple se refuse à contester la valeur d’un mandat dont le mandataire se verrait le plus constamment confronté à la pire défaveur des sondages, y compris sur l’ensemble de sa politique.


26. Et ce n’est pas à dire non plus que le mandat démocratique autoriserait une tyrannie à durée limitée, la seule ressource laissée au peuple étant de changer périodiquement de tyran et le seul remède à cet inconvénient, l’éjectabilité à vue (la plus courte possible) de "responsables" qui ne le seraient plus que devant un tribunal populaire dont l’imprévisibilité des arrêts serait justement, elle, caractéristique de la vraie tyrannie, de ce que Montesquieu appelait le despotisme du peuple. L’engagement du mandant à respecter le mandat de son mandataire illustre, à l’inverse, la majestueuse formule de Rousseau que « l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté », ne serait-ce d’abord que parce que la liberté s’exprime autrement mieux dans la constance que dans la variabilité indéfinie de sa détermination, dans la capacité à se tenir à une option que dans la faculté d’en changer.
Ce qui distingue donc une République d’une tyrannie, ce n’est pas tant que la première soit gouvernée par un peuple et la seconde par un individu, car nous ne manquons pas d’exemples historiques, et encore très actuels, pour attester la thèse de Montesquieu (entre autres) qu’un peuple est tout à fait susceptible de se conduire en tyran, et en tyran dangereux pour l’ensemble de la planète : c’est plutôt que la tyrannie est gouvernée par l’arbitraire, voire l’irrationalité des pulsions les plus agressives ou morbides, alors que la République est censée ne l’être que par la volonté, c’est-à-dire dans une continuité qui ordonne des moyens à des fins et qui cherche, par conséquent, à se fonder sur la raison et sur une délibération rationnelle.
Or la délibération est un débat, même intérieur, où chacun s’oppose lui-même à soi (au contraire de ce qu’il en est dans la massivité de la pulsion).
Et c’est ainsi en chacun que s’ouvre d’abord l’agora de la République. Le nombre n’a rien à y faire. Si la République requiert la volonté, c’est d’abord que la volonté requiert une République et l’établit jusque dans la singularité solitaire de Crusoë, de Gaulle ou Jeanne d’Arc, avec ou sans ses voix.


27. Les sempiternelles arguties visant à convertir des majorités de suffrages exprimés en minorités d’inscrits n’ont donc jamais réussi à convaincre personne de l’illégitimité d’aucune majorité, pour la bonne et simple raison, démocratique aussi bien que républicaine, que ce n’est pas une majorité de volontés à laquelle revient de gouverner, mais une volonté majoritaire, autrement dit, la volonté la plus volontaire, celle qui mobilise le plus intensivement et le plus explicitement le plus de citoyens, fussent-ils extensivement minoritaires, comme il en est à peu près dans toutes les révolutions, à commencer par la Révolution française.
Et inversement, c’est à bon droit, et à fort bon droit, que suscitent notre méfiance tous les tribuns qui se proclament périodiquement (sur quelque tribune que ce soit) les porte-parole de prétendues "majorités silencieuses" dont nous avons plutôt tendance à penser, très respectueusement et très élémentairement, que « qui ne dit mot consent » –et pourrait bien aussi consentir au pire. Entre la démocratie guimauve à tendance consensualiste et la première bête de scène venue nous persuader de débarrasser je ne sais quel vague populo-parlementarisme de ce qui lui resterait de pseudo-parlementarisme, il y a fichtrement plus d’affinités qu’on ne s’imagine.
Et j’ajoute que, tout en souhaitant le plus haut niveau d’information et le plus profond degré d’implication de chaque citoyen dans la vie politique de sa nation, je n’en reste pas moins conscient que même à l’optimum du débat démocratique, rien n’empêchera une majorité d’électeurs de voter pour un texte qu’ils n’auront pas lu, simplement parce qu’ils se fieront davantage qu’à eux-mêmes à tel ou tel d’entre eux qui l’aura soutenu et dont l’argumentation aura pu leur paraître plus convaincante que celle de ses critiques. Et je me garderai bien d’en invalider leur vote…


28. C’est selon le même genre de raisonnements comptables et de confusion entre le pouvoir démocratique et celui du plus grand nombre que le Front National (qui se bat lui aussi, depuis 1995, et aujourd’hui encore, pour l’institution d’un référendum d’initiative populaire) est fondé à s’indigner de ce qu’aux législatives de 1997, il n’ait obtenu aucun siège à l’Assemblée Nationale avec 3 773 000 voix, dans le même temps où il en suffisait de 3 684 000 à l’UDF pour disposer de 109 députés. Quand on choisit de se placer de ce point de vue, il faut une bonne dose d’hypocrisie (ou d’ignorance) pour prétendre « corriger » un présumé « déficit » d’une telle ampleur en « pondérant » le scrutin majoritaire d’« un peu » de proportionnelle !
Si j’ai moi-même rappelé dans « La voie française dans le monde qui vient » que la Constitution de la IVème République n’avait été approuvée que par 36% des inscrits, c’était juste pour prendre à leur logique les minables tentatives (toujours actuelles !) de délégitimation de celle de la Vème, adoptée par plus du double de la somme de l’ensemble de ses opposants et de l’ensemble des abstentionnistes. Oser maintenant ergoter qu’elle n’aurait donné lieu à aucun débat et que les Français auraient avoué ne pas l’avoir lue (en remontant à des sondages de 1958 qui fleurent bon les vieilles marinades et attestent bien de certaines traditions de famille), c’est carrément une entreprise grotesque de révisionnisme destiné à la tranche d’âge des nombreux électeurs qui n’ont ni vécu ni étudié en Histoire cette période, quand on sait la constance et la cohérence de ce que de Gaulle opposait publiquement depuis plus de dix ans à l’inconsistance de la IVème République, ce pourquoi il se battait, dans quel esprit, sur quels motifs, et ce dont les Français estimaient avoir assez longtemps accepté de tenter l’expérience pour être désormais en droit (Guy Mollet compris !) de lui tourner définitivement le dos.


29. Je m’étonne, à ce propos (ce n’est qu’une incidente), de la nouvelle confiance de mon héroïque ami Etienne Chouard dans le très retors François Bastien, quand le bougre se permet de nous la jouer au dédain sur « le fantasme d’un "retour" [j’espère qu’on apprécie les guillemets] à la IVème République », lequel nous « bloquerait à la Vème » ! Le fameux « retour » étant de l’ordre du fantasme (bien sûr !, il n’y a jamais de « retour » en Histoire), ce n’est donc pas du « retour » qu’il faut nous garder : c’est du fantasme. Et c’est donc fantasmatiquement que j’ai pu entendre vanter, en privé, il va sans dire, les vertus de la IVème comme du régime le meilleur et, en particulier, en matière économique, le plus efficace qu’ait sans doute jamais connu la France (ce dont il faut surtout bien se garder, c’est de sous-estimer le ressentiment des vaincus, et plus encore de leurs descendants).
Je ne suis pas sûr qu’en cuisinant un peu Bastien ou Montebourg, on n’obtiendrait pas de semblables confidences. Du reste, le texte constitutionnel de la IVème est en effet, dans l’énoncé de ses principes, l’un des plus progressistes qui soient (ce pourquoi celui de 58 en reprend le préambule).
Mais je vois que ceux qui ont intérêt à nous parler de « fantasme » sont malheureusement aussi les mêmes qui croient pouvoir se contenter, je suppose, de constitutionnaliser (!) le scrutin majoritaire aux législatives pour prévenir le risque d’un exécutif introuvable qu’ils voudraient n’être que l’émanation du législatif, tout en se réclamant haut et fort de la séparation du législatif et de l’exécutif chez Montesquieu : c’est un modèle de cohérence, de scrupule juridique et de lucidité politique.


30. Je me permets tout de même d’insister, sans préjudice du grand respect et de l’estime, aussi, intellectuelle, que j’éprouve pour Etienne. Je crains qu’il ne se laisse piéger par la noblesse de son caractère et par l’attrait que peut exercer sur lui la perspective d’une « paix des braves » avec ce Bastien, d’une réconciliation, sur une base commune, idéale, de ceux qui ont eu à se combattre la veille et qui se prouvent ainsi mutuellement leur indépendance de tout ressentiment, leur capacité à transcender toute susceptibilité personnelle, etc. C’est vrai que c’est tentant. On en oublierait volontiers pourquoi on s’est battus.
J’ai été amené à me relire, il n’y a pas longtemps, et à reprendre un peu le détail de la campagne référendaire, entre autres parce que je pense qu’elle est loin d’être achevée (encore une fois, la décision majoritaire n’est qu’un moment du processus démocratique d’affermissement et de conscience raisonnée de la volonté dont seul compte le degré de conformité à la volonté générale). Eh bien, je suis de plus en plus convaincu qu’à un certain niveau d’information et de formation, il était extrêmement grave de militer en faveur du TCE, à tout le moins à partir d’un certain degré d’acharnement.
Et je me suis bien promis de ne jamais accorder la moindre confiance politique à aucun de ceux qui se sont rendus coupables de cet engagement –y compris s’ils reconnaissaient demain avoir commis une erreur. Je les en admirerais moralement ; politiquement, ils me resteraient suspects.
Et je tiens à préciser que je refuse également ma confiance à des partisans du Non qui ont préféré la « discipline du parti » à une implication active dans le débat national (en contrepartie des miroitements aux alouettes que l’on imagine pour le débat interne au PS) : ils se sont en cela comportés, d’ores et déjà, comme ils rêvent d’obliger tout le monde à le faire dans leur VIème République (la VIème numéro combien, au fait ? Car de la VIème Lang à la VIème Le Pen en passant par la VIème Bayrou, on n’a jamais "débloqué" autant, pour infirmer Bastien, en matière de délire constitutionnel). Et on voit trop le vieux compte (hérité de leurs pères) qu’ils ont à régler avec de Gaulle (pas celui de la Résistance, bien entendu, chacun sait que des de Gaulle, il y en a au moins deux : l’intouchable et l’ordure !) : on sent toute une éducation, là derrière…


31. Mais surtout, on peut y déceler une cohérence qui ne dépasse qu’en surface le clivage du Oui et du Non au TCE et où c’est bien le Non, et lui seul, qui a tout à perdre : il s’agit de la cohérence d’un fédéralisme européen qui, au lieu de confédérer les Etats-nations comme les seules instances politiques où puisse aujourd’hui s’exercer un semblant de démocratie, pense pouvoir au contraire jouer sur l’affaiblissement et la décrédibilisation des Etats pour transférer à l’« Union » (d’on ne sait plus trop quoi) le plus de responsabilités aussi bien économiques et sociales que politiques de chacune des démocraties ou des possibilités de démocratie réelle qu’elle (?) est censée unir.
Et bien sûr qu’à ce jeu là, c’est la France qui est la première visée, en raison du rôle de l’Etat dans une République sociale comme la sienne et, plus précisément, la combinaison, dans la Vème République, d’un maximum de stabilité de la représentation, individuelle en même temps qu’élective, de l’ensemble de la nation et d’un maximum d’indépendance et de mobilité dans l’action gouvernementale.
On préférerait, naturellement, une collection de parlements-relais ou -tampons entre chaque peuple européen et une tête unique dont le pouvoir collégial (tout pour plaire !) concentrerait en lui, enfin, la fonction unificatrice et dispensatrice de l’Union. Une pyramide, en quelque sorte, à l’antique, où il n’y ait de place que pour un seul sommet dont la distance de sa base donne l’exacte mesure, comme chacun sait, de la prouesse technique de l’ensemble. La réduction, en France, du septennat au quinquennat, cheval de bataille du très européen Giscard d’Estaing, à l’instigation de qui nous le devons, procède exactement de la même logique fédéralisante à marche forcée que le TCE, du même auteur ou inspirateur : car elle n’est évidemment qu’une étape dans la confusion, jusqu’à la fusion, de l’exécutif et du législatif, des majorités présidentielle et parlementaire et de la réduction du chef de l’Etat, c’est-à-dire du Président de la République, à une simple émanation d’un Parlement le plus dissolvant possible de toute réelle responsabilité.


32. Mais je suppose qu’il convient de réserver l’exclusivité de ce genre d’analyses au nationalisme du Front National qui, dans son programme institutionnel, a au moins le bon sens et la cohérence de ne pas se croire obligé de retirer d’une main au suffrage universel (dans l’élection d’un Président de la République sur un engagement de portée septennale) ce qu’il prétendrait lui rendre de l’autre (dans un référendum d’initiative populaire dont on espère seulement que la participation sera un peu plus "populaire" que n’aura eu besoin de l’être l’ "initiative" : mais qu’à cela ne tienne ! Il suffira de rendre le vote obligatoire pour obliger l’ensemble des électeurs à se soumettre à la dite initiative d’une fraction minoritaire d’entre eux –et vive la démocratie !).
Inutile de dire que je ne me fais pas trop d’illusions sur les motifs de la faveur dont peuvent jouir, dans l’esprit de certains militants du Front National, et la garantie d’un Etat fort, et surtout l’institution d’un référendum d’initiative populaire qui, à de rares exceptions près, se traduit très généralement, là où il se pratique réellement à fréquence régulière, par une formidable force de résistance inertielle à toute "initiative", justement, de progrès ou d’innovation un tant soit peu originale et, à terme, par le triomphe du suivisme au ralenti et du conformisme. Le référendum "d’initiative populaire" comporte à mes yeux le double risque d’être fort peu "populaire" au départ, pour fort peu d’ "initiative" à l’arrivée. Avec le plus grave des nombreux dangers que j’y perçois : que si on s’engage dans cette voie, quelque vice que l’on y découvre, elle sera pratiquement irréversible.
En revanche, quant au principe de la séparation des pouvoirs, au moins telle que l’interprète Montesquieu, les revendications du Front National me paraissent lui être incomparablement plus conformes qu’aucune des VIème Républiques dont la flopée se bouscule au portillon du prochain train des présidentielles.




V- De Montesquieu à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789



33. Il faut d’abord observer qu’aux yeux de Montesquieu, la séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire n’a de sens que sur le fond de la distinction entre pouvoir et puissance : car selon lui, le pouvoir judiciaire n’est en rien diminué, en tant que pouvoir, de n’être qu’une puissance « en quelque façon nulle » (Esprit des Lois, XI, 6), étant donné qu’il n’a pour fonction que de "juger"ce qui est ou non conforme à une loi qui ne dépend pas de lui. C’est certes une conception éminemment contestable, mais c’est la sienne, ainsi que celle du Front National pour qui le rôle du Conseil constitutionnel, en tant qu’instance judiciaire à l’articulation, cette fois, des initiatives législatives et de la loi fondamentale de la Constitution, doit être « limité au contrôle de la conformité des lois à la lettre [!] des articles de la Constitution ».
Aux trois pouvoirs ne correspondent alors que deux puissances réelles : celles de l’exécutif et du législatif, la première étant la puissance royale qui correspondrait à notre fameux « monarque sans l’hérédité », ce scandaleux bâtard, enfanté par voie élective de la souveraineté nationale, et la seconde se décomposant elle-même en deux, la chambre haute, représentant la noblesse, et la chambre basse, le peuple, qu’on retrouverait vaguement, la première, dans la nouvelle noblesse républicaine des "notables" du Sénat et l’autre, dans l’Assemblée Nationale.
Et c’est très expressément et très logiquement, et même sainement, au nom de la dissociabilité de ces deux puissances, exécutive et législative, que le Front National défend la différence de durée des mandats présidentiel et législatif, tout en soutenant l’opportunité particulière, dans le contexte actuel, d’une durée supérieure du mandat présidentiel, en raison de la nécessité d’une réaffirmation de la continuité en même temps que de l’autorité de la nation en tant que telle et de son pouvoir exécutif.


34. Là où le Front National (du moins dans son programme, de 1995 à 2002) diverge de Montesquieu, ce n’est justement pas (d’un point de vue strictement démocratique) à l’avantage de Montesquieu, puisque c’est dans une moindre distance que, chez lui, entre le principe juridique de la séparation des pouvoirs et l’application politique de leur combinaison en vue de leur limitation mutuelle (mais ça, c’est simplement à de Gaulle qu’on le doit).
Comme l’a définitivement démontré Althusser (prolongeant l’analyse d’Eisenmann), si le droit de veto du roi garantit une limitation du législatif par l’exécutif, celle du judiciaire par le législatif se traduit dans un empiètement du second sur le premier qui revient toujours à transférer à la chambre haute, c’est-à-dire à la noblesse, la charge de juger en toute cause passible de mettre le peuple en situation de juge et partie –ce qui est en revanche loisible aux nobles, seuls juges de leurs pairs, à l’exclusion du roi, quant à lui interdit de pouvoir judiciaire : bref, la construction théorique de Montesquieu est essentiellement destinée à donner un semblant de légitimité juridique à une monarchie aristocratique où la noblesse puisse être protégée à la fois du peuple et du roi, sur le modèle, en effet reconnu pour tel, de la monarchie anglaise.
Voir aujourd’hui des gens qui se disent de gauche s’exaspérer, au nom de Montesquieu, de l’exception institutionnelle française et, qui plus est, en nous renvoyant à l’Angleterre, entre autres, et bien encore telle que la fantasmait déjà Montesquieu qu’ils n’ont sans doute pas davantage lu que sa lecture par Althusser, c’est tout simplement, mais vraiment, démoralisant.


35. Et c’est tout de même là qu’il faut en venir à concéder, avec un peu d’humilité (je m’estime bien placé pour savoir qu’elle est plus facile à recommander qu’à pratiquer…), une humilité raisonnable, raisonnée, partie intégrante, elle aussi, de la "vertu" républicaine, que, même quand on est très loin d’être, contrairement à ce qu’on se figure peut-être, un simple citoyen ordinaire, même quand on appartient, de toute évidence, à l’élite intellectuelle de la nation (si un enseignant, par exemple, n’y appartenait pas, on se demande ce qui l’autoriserait à enseigner !) ou qu’on se trouve gratifié de telle ou telle reconnaissance universitaire ou grande-écolière, ce n’est pas d’une année sur l’autre (y compris autour de la trentaine : et là, je parle bien sûr pour moi), qu’on peut s’improviser constitutionnaliste.
Je ne conteste en rien la pleine légitimité d’un analphabète à s’exprimer sur un modèle de Constitution et je dirais même, rien qu’en me fondant sur mon peu d’expérience personnelle, que je suis tenté de lui accorder beaucoup plus de confiance, pour le faire à bon escient, qu’aux mieux formés de ses concitoyens, ne serait-ce que parce que je le présumerai plus conscient de ses limites et, par conséquent, plus prudent dans ses jugements.
Mais pour cette raison même, je m’estimerai responsable à son égard au moins de ne pas chercher à le persuader de la simplicité de ces questions qui ont donné lieu, depuis tant de siècles, à tant de réflexions d’esprits aussi généreux que géniaux, et tout particulièrement sur les principes dont quiconque d’un tant soit peu informé sait bien qu’ils ne constituent pas seulement la base, mais aussi le sommet de ce genre d’études.


36. Et la première méfiance qu’elles nous apprennent est justement celle des effets pervers des meilleures intentions et de la difficulté de concevoir des principes tels que leur application ne se retourne pas contre eux.
Il ne s’agit pas d’en prendre prétexte (comme on ne le fait que trop) pour éloigner le peuple de toute éducation civique et en particulier, dans l’enseignement secondaire, de toute formation obligatoire au droit, comme à l’une des disciplines de base de la formation de tout citoyen, au lieu de la réserver, selon une tradition ancestrale et qui perdure, à la noblesse de robe où se recrute l’essentiel d’une Assemblée à laquelle nos néo-socialos voudraient donner encore plus de pouvoir que n’en prévoyait Montesquieu à l’aristocratie de la chambre haute.
C’est bien plutôt cette formation dont il faudrait prioritairement s’occuper : mais d’abord pour favoriser une meilleure prise de conscience de la subtilité parfois extrêmement complexe du droit –et sans illusion, non plus, sur la probabilité qu’il y ait toujours des étudiants que cette complexité n’intéresse tout simplement pas, tout en demeurant parfaitement dignes de l’intégrité de leur statut de citoyens. C’est-à-dire en gardant à l’esprit que ce qui s’exprime dans un vote n’est pas une compétence, mais une volition : ce qui peut seul justifier que la voix d’un prix Nobel ne vaille pas plus que celle d’un télé-toxico de la Star Academy.
En revanche, il reste vrai que cette équivalence confère une responsabilité particulière des élites à l’égard du « gros animal » qu’on voit tout de même, après avoir dit Non au TCE, pesamment balancer entre le charme de Ségolène et l’énergie de Nicolas, lesquels n’ont guère en commun que de continuer à militer pour le Oui et de confesser une irrépressible fascination pour le libéral-blairisme.


37. Or précisément lorsqu’on mobilise le thème de la séparation des pouvoirs, il ne faut pas si longtemps pour s’apercevoir de la distance qu’il peut y avoir du principe à son application. Et je pense qu’elle tient avant tout à la difficulté de comprendre le principe lui-même et déjà de donner un sens univoque à l’idée, ici, de "séparation".
Je sais bien que tout le monde a l’air de trouver tout cela tellement clair qu’on ne peut que se sentir un peu benêt d’y voir de l’obscurité, mais enfin, c’est après tout la vocation du philosophe de se sentir benêt et d’ailleurs, je n’ai pas le choix : car voudrais-je n’y plus penser (ce qui est loin d’être mon cas) qu’il me faudrait alors aussi renoncer à m’intéresser, non seulement à la Constitution de mon pays (qui en a expressément constitutionnalisé le concept), mais encore à toute Constitution et à l’essence même de toute Constitution, au moins toujours selon la Déclaration de 1789 en son article 16, qui nous avertit sereinement que « toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée n’a point de Constitution ».
A titre personnel, je revendique une totale indépendance d’esprit même à l’égard de la Déclaration de 1789 –mais ce, précisément parce que je prétends ne lui donner mon adhésion que dans toute la liberté qu’elle requiert de moi et qui suppose en premier lieu la plus complète lucidité, de ma part, sur ce à quoi, de fait, j’adhère.


38. Que faut-il donc entendre par cette « séparation » des pouvoirs, au-delà (quoique à partir) de Montesquieu (et, antérieurement, de Locke), et non pas en tant que disposition constitutionnelle particulière, mais prise comme principe constitutif de toute Constitution ? Et d’abord, en quel sens doit-on le dire constitutif ? En commençant par observer qu’un autre le précède : « la garantie des droits ».
Sans garantie des droits et sans séparation des pouvoirs, il n’y a pas de Constitution. C’est ce qu’on appelle, en logique, un rapport de contraposition : « sans nuages, pas de pluie » –qui équivaut à un rapport d’implication ou de conditionnalité : « la pluie suppose des nuages » (alors qu’il peut y avoir des nuages sans pluie). On peut donc traduire, ici : une Constitution suppose à la fois garantie des droits et séparation des pouvoirs.
Maintenant, quand une seule condition est définie (des nuages pour la pluie), la relation est a priori unilatérale. Si elle était réciproque, cela signifierait que les deux termes (nuages et pluie) seraient équivalents (comme « la pluie » et « l’eau qui tombe des nuages ») ou corrélatifs (comme « le haut » et « le bas »). En revanche, il suffit que deux conditions (ou deux implicats) soient explicitées comme nécessaires à un même terme pour que leur conjonction puisse en constituer une définition : par exemple l’homme, et animal, et rationnel, la chauve-souris, une souris, et qui vole ou la baleine, « un poisson qui tète » (apprend-on dans Le Soulier de satin).
Il se pourrait, par conséquent, que le principe de la séparation des pouvoirs soit constitutif de toute Constitution au sens où il faudrait alors comprendre aussi celui de la garantie des droits : en tant que l’une des deux conditions dont la conjonction suffirait à définir l’essence même d’une Constitution, ce qui fait qu’une Constitution en soit une. Est-ce le cas ?


39. Ce qui nous autorise à le penser, c’est déjà, par analogie, le caractère essentiel que confère le préambule de la Déclaration au principe de « la garantie des droits » pour définir une Constitution, quand il nous explique pourquoi « les représentants du peuple français (…) ont résolu d’exposer, dans une déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme ».
C’est d’abord « afin que cette déclaration, constamment présente à tous les membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs » ; ensuite, « que les actes du pouvoir législatif et ceux du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés » ; enfin, « que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous ».
D’abord le droit est ce qui a besoin d’être constamment RAPPELE parce qu’il est aussi ce qui est constamment occulté par le fait. C’est justement parce que le droit est de l’ordre du normatif qu’il ne cesse d’être en butte au constat de sa contradiction factuelle. Et il faut donc l’« exposer » sur le mode intemporel de l’écrit.
Mais il y a aussi cette idée qu’il suffit que le droit soit exposé pour qu’il soit reconnu comme tel, rappelant à chacun ce qu’il savait au fond de lui, sans peut-être avoir pu se le dire à lui-même expressément : et cette mise à distance de soi qui permet d’en prendre conscience nous l’expose immédiatement comme un objet de respect, une exigence à RESPECTER. C’est même à cela que nous le reconnaissons : à ce seul respect qu’il suscite en nous et qui nous le confirme.
Et alors il donne un FONDEMENT au sentiment confus de révolte qui peut nous traverser devant le constat de l’inadéquation de ce qui est à ce qui se doit. Et au lieu de nous désespérer, ce sentiment se trouve au contraire converti en une puissance positive de protestation : car nous savons désormais au nom de quoi nous protestons. Non plus seulement contre quoi, mais ce dont nous protestons (comme on peut protester, par exemple, "de" sa bonne foi).


40. Suivant toujours l’inspiration de l’analyse à laquelle je me référais sur l’article 5 (§10), je tenais à expliciter ces trois idées pour les ordonner maintenant (avant d’en venir à notre propos) en un raisonnement, sous-jacent à ce préambule, que je trouve très original et puissant et dont je ne suis pas sûr que tout le monde le perçoive bien.
1- Etant contredit par les faits, le droit est ce qui demande à être dit et pourrait même n’être que dit (purement verbal).
2- Or aussitôt dit le droit, il apparaît de soi exigible (respectable) et dès lors, principe moteur de tout "acte", en ce que tout acte a pour fonction de transformer le réel (factuel), ce qui, désormais, veut dire : de le conformer au droit.
3- Il s’ensuit, par conséquent, que mieux on saura ce qui est contredit par ce qui nous paraît anormal dans les faits, plus notre sensibilité à cette contradiction nous confirmera dans l’exigibilité du droit sur laquelle se fonde notre scandale, et donc aura pour effet de conforter le droit (bien plutôt que de l’infirmer) et de faire qu’en chacune de nos « réclamations », nous nous réclamions « du » droit.
Et ainsi notre insatisfaction même (de ce qu’il ne soit pas satisfait au droit) contribuera « au maintien de la Constitution » et, de désespérance qu’elle aurait été sans la conscience de son droit, elle « tournera » au « bonheur de tous » –et je dirais même : quoi qu’il advienne de sa réclamation (mais je préfère laisser cette question de côté).
On peut aussi ajouter que plus se maintient une Constitution, plus ce seul maintien lui confère de force probatoire et d’autorité fondatrice, y compris pour se réformer : c’est le cercle vertueux du droit (inversement, la propension à délégitimer une Constitution au profit d’une autre dont on se promeut l’auteur, surtout quand on est le responsable d’un courant politique, par ailleurs fort politicien, me paraît a priori suspecte, avant tout examen –Et après…c’est le reste!).





VI- L’implicite primauté du pouvoir judiciaire



41. J’en reviens donc à présent à mon problème de savoir si on peut considérer la « garantie des droits » et la « séparation des pouvoirs » comme les deux conditions dont la conjonction suffirait à définir l’essence de toute Constitution.
Ce que nous apprend d’abord le retour au préambule, c’est qu’une Constitution se maintient en convertissant ce qui la contredit en une confirmation de son propre fondement, c’est-à-dire du droit dont elle permet que se réclame, auprès d’elle, toute réclamation. Elle ne doit par conséquent sa subsistance qu’à la garantie qu’elle assure à chacun de son droit ou de l’ensemble de ses droits.
Il semble bien qu’on retrouve ici, en effet, le premier des deux principes constitutifs de toute Constitution selon l’article 16 : car on peut tout de suite observer, en premier lieu, que ce caractère constitutif se rapporte bien à une condition de possibilité de toute Constitution, quelle qu’elle soit, en tant qu’il lui est essentiel de se maintenir et cela, comme un véritable organisme vivant, au sens où on parle de la "constitution" physique d’un individu, avec la même capacité de s’alimenter soi-même, en convertissant ce qui lui est extérieur en sa propre substance.
Il s’agit d’une espèce de vivant, ou plutôt de manifestation de vie, mais immatérielle, une vie qui appartiendrait, en quelque sorte, à la nature angélique : idéalement, du moins, immortelle aussi, en ce que même sa contradiction la nourrit, si tant est qu’elle ait seulement à se nourrir, en tout cas nous en augmente la lumière (changer de Constitution, ce serait toujours implicitement admettre que la précédente n’en était pas vraiment une, vraiment digne de ce nom).


42. Deux autres observations s’imposent immédiatement et qui s’équilibrent l’une l’autre.
La première, c’est que rien n’est dit, dans le préambule, de la séparation des pouvoirs. On y voit clairement distingués deux pouvoirs, déterminant deux différentes catégories d’actes : « les actes du pouvoir législatif et ceux du pouvoir exécutif ». Qu’ils soient distingués n’implique pas qu’ils doivent être séparés davantage ni autrement que deux des angles de l’un des côtés d’un triangle.
Toutefois (seconde observation), si la garantie des droits est présentée dès le préambule comme constitutive de l’organicité même de toute constitution, il paraît de soi légitime de considérer que le principe qui lui est adjoint dans l’article 16, premièrement est à entendre au même degré d’essentialité, deuxièmement, puisqu’il est le seul autre, pourrait constituer le second terme dont la conjonction au premier suffirait à définir la constitutionnalité d’une Constitution.
J’ajoute que, pour que ces deux conditions en fassent vraiment deux, il faut évidemment qu’elles ne s’impliquent pas l’une l’autre : si tout ce qui vole était mammifère, il n’y aurait certes pas besoin de dire que la chauve-souris est un mammifère volant, il suffirait de dire qu’elle vole et on ne pourrait plus la distinguer d’un oiseau. Ce n’est donc pas une objection que la garantie des droits puisse apparaître seule, antérieurement et non toujours conjointement à la séparation des pouvoirs, bien au contraire.


43. Une dernière observation, enfin, c’est que, très conformément à Montesquieu, on n’aura pas manqué de s’en apercevoir, du préambule au dernier article de la Déclaration, ne sont jamais mentionnés que deux pouvoirs, en tant que pouvoirs d’initier des actes, ce que Montesquieu appellerait « puissances » : le législatif et l’exécutif. Etant donné que l’article 16 ne précise pas quels pouvoirs doivent être séparés, il est donc parfaitement légitime d’en conclure qu’il s’agit de ces deux là, et seulement d’eux (même si ce n’est plus, en apparence, tout à fait conforme à la lettre de Montesquieu, au moins tant qu’il s’en tient aux principes).
Est-ce à dire que le judiciaire serait, quant à lui, exclusivement contenu dans « la garantie des droits » ? Et du coup « séparé » du législatif et de l’exécutif sur un autre mode qu’ils ne doivent l’être l’un de l’autre : beaucoup plus radical encore, logique et naturel, celui de la dissociabilité, en soi, du mammifère et du volant (du bœuf et de l’oiseau), de sorte qu’il n’y aurait pas même à faire de sa séparation l’objet propre d’une exigence constitutive de l’authenticité d’une Constitution ? Mais alors, il faudrait en même temps penser le judiciaire dans un rapport à la séparation du législatif et de l’exécutif analogue, justement, à celui d’un définissant à l’autre d’une essence : tout aussi indissociables, non plus en soi, mais dans le défini, que le sont l’un de l’autre le mammifère et le volant dans la chauve-souris ou l’animal et la faculté de raisonner dans l’humanité de l’homme. Autrement dit, selon cette hypothèse, le judiciaire, en tant qu’inclus dans « la garantie des droits » (et comment ne le serait-il pas ?) ne peut cependant pas y être "exclusivement" contenu, c’est-à-dire enfermé, séparément de l’un et l’autre des pouvoirs séparés : il doit, pour ainsi dire, "transir" leur séparation et en être lui-même affranchi (j’entends par là : les investir l’un et l’autre tout aussi intégralement que le genre mammifère les ailes de la chauve-souris).
Et il n’est pas même nécessaire, pour le conclure, d’admettre, à ce stade, que les deux conditions de la garantie des droits et de la séparation des pouvoirs suffisent à définir une Constitution : mais seulement que ces deux conditions en soient vraiment deux et conditionnent l’une autant que l’autre la possibilité de toute Constitution.


44. Que faut-il en tirer concrètement ? Tout d’abord il est à noter que, dans la logique d’une telle présentation, la relativisation au pouvoir judiciaire des deux pouvoirs séparés, du législatif et de l’exécutif, (je ne dis pas ici, bien sûr, celle de leur séparation elle-même) n’a pas à être unilatérale : cette non-séparation du judiciaire ne "latéralise" pas (en sa faveur) sa connexion aux deux autres. Sous un certain rapport, c’est une vérité d’évidence (mais en l’occurrence fondée) qu’en tant qu’instance d’application de la loi, il n’est de pouvoir judiciaire que strictement dépendant du pouvoir législatif : ainsi (art.8) « nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée » ; de même (art.9) « tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable (…), toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi » (qu’il revient encore au pouvoir judiciaire d’appliquer, contre l’abus de son pouvoir par sa propre police).
Toutefois cela ne signifie pas que le pouvoir judiciaire soit dépourvu d’aucune autonomie : non seulement c’est à lui que revient de juger « indispensable » (art.9) l’arrestation d’un présumé innocent, mais aussi de sanctionner l’abus de son pouvoir, au cours de cette arrestation, par sa propre police.
Et il faut aller encore plus loin : au-delà des cas de jurisprudence où l’on peut considérer que le pouvoir judiciaire complète, précise, voire infléchit le pouvoir législatif jusqu’à une dépendance fonctionnelle réciproque, il ne se limite pas à une pure instance d’application de la loi.


45. C’est ici que l’on retrouve le principe décisif que j’énonçais plus haut, de la subordination de la loi (et par conséquent du pouvoir législatif, et, a fortiori, de la souveraineté dite "populaire") au droit et à l’absolu du droit. Or ce que nous apprennent aussi bien l’article 16 de la Déclaration que son préambule, c’est que la réalité normative d’une Constitution n’est possible que sous la condition de sa conformité directe au droit qu’elle a pour fonction de garantir, entre autres par la loi. C’est dire que la loi elle-même demande à être jugée : elle demande à l’être au nom de la Constitution.
Une Constitution n’en est une que sous la condition (première !) qu’elle ménage la possibilité de juger de la légalité de toute loi et donc de la conformité des initiatives du pouvoir législatif à une instance d’une légitimité supérieure à toute légalité : celle, justement, de la Constitution, en tant qu’elle ne se veut rien d’autre que l’expression vivante, à l’échelle d’une société déterminée, des principes de droit qu’expose la Déclaration et auxquels elle se réfère comme à son fondement immédiat.


46. Aussi peut-on dire que le pouvoir législatif, tout émané qu’il soit de la volonté du peuple, n’en est pas moins, pour autant, surplombé par cette instance judiciaire que l’on nomme « Conseil constitutionnel ». Et il faut ajouter qu’elle jouit, même à l’égard de la Constitution en tant que loi fondamentale, d’une autorité d’interprétation analogue à celle d’un juge à l’égard d’une loi particulière : à ceci près qu’affectant la Constitution, elle inclut jusqu’à l’interprétation des limites auxquelles s’étend sa propre compétence.
Tel a été le cas, par exemple, dans la décision du Conseil constitutionnel du 6 novembre 1962, sur la loi relative à l’élection du Président de la République au suffrage universel, où, considérant que l’article 61 de la Constitution en vigueur ne précisait pas si sa mission d’apprécier la constitutionnalité des lois se limitait à celles votées par le Parlement ou pouvait s’étendre à celles adoptées par voie référendaire, il a opté pour la première version, en décrétant seul conforme à « l’esprit de la Constitution » de se déclarer incompétent face à « l’expression directe de la souveraineté nationale ».
Personnellement, bien que farouche partisan, pour des raisons de fond et de droit, de l’élection du Président de la République au suffrage universel, je récuse absolument le contenu et les motifs d’une telle décision. En revanche, elle ne remet pas du tout en cause, à mes yeux, la compétence d’un Conseil constitutionnel, même d’incompétents, pour décider, quitte à se tromper (mais pas davantage qu’aucune majorité populaire), aussi bien de sa propre compétence que de « l’esprit de la Constitution ».


47. Il faut cependant s’attarder sur ce point, car il n’engage plus seulement le rapport de l’autorité du judiciaire au pouvoir législatif, mais bien aussi à l’exécutif, à la fois tel que l’aura déterminé l’élection présidentielle directe et qu’il se sera exercé dans l’initiative d’en proposer la constitutionnalisation par voie référendaire.
Ce qui fait que je récuse la décision de 62, on l’aura sans doute compris, ce n’est pas que je conteste la supériorité de l’expression directe sur celle indirecte de la « souveraineté nationale », c’est bien plutôt que, sans vouloir cultiver le paradoxe ni scandaliser à plaisir, l’expression de la souveraineté « nationale » me paraît en l’occurrence incomparablement plus directe quand elle émane d’un Conseil constitutionnel que de la majorité du peuple. On ne peut croire l’inverse que sous la condition d’une double confusion, particulièrement grave eu égard à la matière, ici, de la décision : pour parler d’« expression directe », il faut en effet savoir à la fois en quoi elle est expressive et relativement à quoi elle est directe.
Si je m’écrase un ongle d’un coup de marteau, le cri que je laisserai sans doute m’échapper sera l’expression la plus directe qu’il se puisse de ma réactivité à une douleur purement subie, mais elle ne sera guère expressive, pour qui que ce soit, de quoi que ce soit de plus que ce qui l’aura provoquée.
En revanche, l’expression d’un vote est supposée expressive d’une volition. Et si cette expressivité n’est aucunement proportionnelle à la multiplication des votes (au-delà de l’unique suffrage suffisant à une majorité), c’est encore moins le cas lorsque toute la matière de la volition n’est que de discerner si une loi plus ou moins complexe est ou non conforme et à la lettre et à l’esprit d’une Constitution, ce qui ne requiert pas seulement une formation spécifique de chacun des membres du Conseil, mais la reconnaissance par ses pairs de l’excellence et de l’impartialité de son usage.
Quant à la relation la plus directe qu’il s’agit alors d’établir, elle n’est pas censée remonter, ici, du peuple à l’exercice de ses pouvoirs, mais inversement, descendre de la Constitution elle-même à son application dans cet exercice. Or il est essentiel de comprendre que c’est dans la Constitution que réside le dépôt le plus décisif en même temps que la source première de l’expressivité de la souveraineté nationale.


48. J’observe, du reste, que même lorsqu’il argue de « l’expression directe de la souveraineté nationale » dans le référendum, le Conseil constitutionnel ne parle ni de l’expression "la plus" directe, ni d’une souveraineté "populaire" ou "du peuple", formule qui ne figure jamais nulle part dans la Déclaration de 1789. C’est qu’en effet la nation se distingue du peuple, et a fortiori de l’ensemble des votants, non moins que de la majorité, si relative qu’elle soit (voire très minoritaire), de cet ensemble. Il y a là une évidence dont l’occultation toute moderne, contemporaine, d’ailleurs, d’un déni radical (et totalement délirant) de l’idée même de génération, à tous les sens du mot, me paraît d’un extrême danger pour l’avenir de la démocratie en général, comme état de droit, et en particulier de toute exigence républicaine.
La seule raison pour laquelle je n’adhère pas au vœu de Maurice Allais de tenir tous les mineurs pour « citoyens à part entière » dont le droit de vote serait « délégué à leurs tuteurs légaux », c’est qu’il suppose le nombre d’enfants uniquement fonction de la volonté d’en avoir, sans considérer les inégalités de nature ou de fortune qu’une telle disposition reviendrait à consacrer. Elle est donc absolument exclue et même inadmissible.
Sa suggestion n’en signale pas moins la nécessité d’inscrire tout suffrage dans la perspective de l’assomption d’une durée qui dépasse le présent des générations qui s’y expriment, c’est-à-dire du temps de la nation, et cela en amont comme en aval de ce présent.


49. Quel que soit, par conséquent, le degré de conscience, dans le peuple, de sa responsabilité nationale, je ne crains pas de dire que les gardiens de la Constitution que sont les membres du Conseil constitutionnel ont à être les porteurs de l’expression la plus directe qu’il se puisse de la souveraineté nationale en tant qu’elle se "concrétise" principalement dans la Constitution.
Il est vrai qu’ils ne le sont que pour la part d’autorité (judiciaire) qui est la leur : de juger de la conformité à la Constitution des lois et de l’élection des mandataires de l’exécutif aussi bien que du législatif. Mais pour cette part, ils sont les seuls à pouvoir exprimer aussi directement et décisivement la souveraineté nationale et là où elle est en même temps (si on peut dire –mais on ne le peut pas– mais je me permets tout de même cette fleur de rhétorique) la plus souveraine et la plus nationale.
Se déclarer incompétent face à l’expression référendaire de la volonté du peuple, c’est donc une démission de sa responsabilité proprement honteuse, équivalente, à mes yeux, à un véritable déni de droit par ceux-là même qui ont la charge et l’honneur insigne de le lire et de le dire.
Cela étant, jamais une erreur judiciaire ni même la corruption d’un tribunal, si graves qu’elles soient, ne me paraîtront justifier qu’on abolisse le statut de juge ni que l’on renonce à rendre la justice.


50. La seule circonstance atténuante que je pourrais chercher à la défection du Conseil constitutionnel sur le référendum de 1962, ce serait qu’il ait jugé qu’en la matière, sa compétence était dépassée en ce qu’il ne s’agissait plus d’apprécier, dans l’élection du Président de la République au suffrage universel direct, sa conformité à une Constitution existante, mais, paradoxalement, la constitutionnalité d’une initiative législative de nature à modifier à ce point la Constitution qu’elle revenait à changer de Constitution : ce qui mettait en cause, non plus le rapport de cette initiative à la Constitution, mais celui d’une Constitution nouvelle (qui était censée en résulter) à la Déclaration des droits.
Toutefois cet argument n’intervient pas dans l’exposé des motifs de la décision –et il n’est pas recevable : d’abord parce que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, à titre de préambule de la Constitution, en est partie intégrante, ensuite parce que, dans cette mesure, à moins de modifier ce préambule, tout changement de Constitution, pour autant qu’il s’en réclame, est identifiable à une réforme constitutionnelle. On peut changer la Constitution, mais on ne change pas de Constitution, si ce n’est constitutionnellement, ce dont il revient au Conseil constitutionnel de juger (« en droit », il va sans dire).
A la rigueur, on peut seulement estimer qu’on a changé de République, mais c’est un abus de langage. Les actuels promoteurs d’une VIème nous parlent d’ailleurs (pour certains d’entre eux) d’un retour au statut présidentiel de 58, c’est-à-dire d’avant 62, comme si, en 62, la République de 58 avait déjà laissé place à une VIème, sans qu’on sache très bien s’ils veulent, dans la leur, une restauration de la vraie Vème ou une VIème qui serait un mixte de la Vème et de la IVème.
N’importe ! Et qu’importe le numéro, pourvu qu’on ait l’ivresse du sien : le grand numéro Montebourg, accompagné de son bientôt célébrissime partenaire Bastien (il faut dire que quand on n’a été que « l’homme de la résistance » passive et disciplinée au TCE –le parti toujours au-dessus de la nation, partorégimentarisme oblige !– on a les Debré « du temps jadis qu’on peut, mon Prince », on n’a que les Debré de ses mérites, le Debré qu’on mérite)…


51. Cela dit, si l’auto-proclamation d’incompétence du Conseil constitutionnel, en 62, s’est traduite par une subordination de son autorité à l’expression référendaire de la volonté du peuple, sans doute est-ce d’abord parce que cette autorité s’est trouvée constitutionnellement mise devant le fait accompli du scrutin du 28 octobre.
Ce qui est ici en cause est évidemment la capacité, en apparence proprement législative, du Président de la République sur proposition du gouvernement, c’est-à-dire du seul pouvoir exécutif, de « soumettre au référendum tout projet de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics, comportant approbation d’un accord de communauté ou tendant à autoriser la ratification d’un traité qui, sans être contraire à la Constitution, aurait des incidences sur le fonctionnement des institutions », à savoir l’article 11 de la Constitution « de 58 ».
Voilà qui constitutionnaliserait donc une scandaleuse infraction au principe de "la séparation des pouvoirs", pourtant constitutive de toute possibilité de Constitution : un crime contre la démocratie, contre la possibilité même de la démocratie !
Cet argument est-il sérieux ? C’est ce que nous allons voir, au terme du développement qui suit.





VII- L’avènement de l’élection présidentielle directe



52. Avant d’en venir à la question de fond que pose en effet l’historique de l’adoption par le peuple de France de l’élection du Président de la République au suffrage universel direct et qui est bien celle du sens de la conjonction, nécessaire à toute Constitution, de « la garantie des droits » et de « la séparation des pouvoirs », je voudrais d’abord souligner ce qu’il y a de remarquable à ce que ce soit précisément cet événement fondateur où se trouvent mises en cause la définition et l’articulation de ces deux conditions, en général, de la constitutionnalité, en même temps que la légitimité de « l’organisation des pouvoirs publics » de la Vème République dans l’exercice, alors, de leurs fonctions respectives.
C’est le "cas d’école" par excellence. Une expérience cruciale. Un discriminant sans égal, semble-t-il, de la valeur de l’idée qu’on peut se faire de la démocratie. Au point que, selon l’interprétation qu’on donne d’un tel événement, on peut y voir, daté du 6 novembre 1962, 1/ l’acte de naissance d’une VIème République (on signalera donc, aux amateurs de notoriété facile, que le numéro VII est à prendre, et de toute urgence –car la surenchère va bon train par les temps qui courent), 2/ une pure et simple imposture démocratique, préludant à un simulacre de République (partant, plus de République, on revient à une VIème qui en soit vraiment une –et alors pourquoi pas, du coup, à la "vraie" Vème ? On a l’impression que chez certains, c’est surtout d’élire le responsable de la nation au suffrage universel direct qui est le scandale antidémocratique : le scandale, pour ces fidèles disciples de Montesquieu, c’est qu’il puisse y avoir un vrai contre-pouvoir institutionnel opposable au Parlement !), ou 3/ à l’extrême inverse de ces deux versions, pour d’autres, dont je suis, un non événement, au sens événementiel du terme : plutôt l’avènement de la mise en évidence d’un fondement jusqu’alors latent de la République, dite Vème, dans une parfaite conformité à « l’esprit de la Constitution ».


53. Au crédit des deux premières versions, il faut en effet soutenir sans ambages cette vigoureuse protestation : en tant que révision de la Constitution, la « loi du 6 novembre 1962, relative à l’élection du Président de la République au suffrage universel » est anticonstitutionnelle.
Toute révision de la Constitution implique, selon l’article 89, que le projet en soit préalablement voté par l’une et l’autre des deux assemblées. C’est à cette seule condition qu’elle peut se voir soumise au référendum, sauf initiative du Président de la République de choisir plutôt la voie du Parlement convoqué en Congrès où son adoption requiert une majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés.
Or le projet fut directement soumis à référendum par le Président de la République sur la base de l’article 11, au motif qu’il portait sur «l’organisation des pouvoirs publics » ! Indignation générale des pros de la politique et du droit constitutionnel ! Comment prétendre qu’une telle disposition ne modifiait pas décisivement au moins la lettre de la Constitution, motif suffisant d’une procédure de révision ? Le Conseil constitutionnel entérinant ce que des électriciens appelleraient ce "shuntage" anticonstitutionnel, on voyait ainsi la Constitution doublement bafouée : par le premier représentant de l’exécutif et par l’ultime garant de la constitutionnalité des lois : on sortait de l’état de droit. C’est la version dure de la réaction : seconde version.
Mais la première est évidemment celle du Conseil constitutionnel : peu importe comment le peuple a été conduit à s’exprimer, il est le détenteur de la souveraineté nationale devant lequel même la plus haute autorité ne peut que s’effacer. Implicitement : cette loi constitutionnelle étant inassimilable à une révision de la Constitution, elle ne relève pas de sa procédure et elle ne change pas la Constitution, elle exprime la volonté souveraine du peuple de changer de Constitution !


54. Ah ! Le bal des faux-culs ! C’est vraiment à qui poussera le plus loin le bouchon ! Tout le monde a toujours su pourquoi de Gaulle avait procédé à ce "shuntage au peuple" : c’est qu’il était bien placé pour savoir que l’élection du Président de la République au suffrage universel direct, le Parlement n’en voulait à aucun prix. Et surtout pas le Sénat dont c’est le président qui, après son adoption, en défère le projet au Conseil constitutionnel, obligeant celui-ci à botter en touche, pour ne pas avoir l’air de prendre parti entre le Président de la République et le Parlement et du coup à s’en remettre au peuple, à peu près comme un arbitre qui ne sanctionnerait les fautes qu’au volume des vociférations de la foule des gradins.
Quant à de Gaulle, c’est le reste…On connaît de lui l’inadmissible désinvolture, en tout cas insupportable à quelqu’un de ma génération, de cette pirouette gouailleuse et d’un goût plus que douteux, en réponse à l’accusation d’avoir violé la Constitution : « Est-ce qu’un mari viole sa femme ? »
Il est vrai qu’on peut être tenté de s’attendrir de ce que le propos révèle de naïveté, soit sur le viol, soit sur la sexualité conjugale (voire sur les deux). Ce n’en est pas moins une lamentable bourde, et bien pire : l’expression d’un franc mépris du droit, en tout cas du droit positif, qui s’apparente bien, en effet, à l’inspiration du despotisme le plus dictatorial.


55. Il y a pourtant aussi une vérité de fond, derrière cette formule de comique troupier : c’est que la Constitution dont il parle, et qu’il aurait violée, c’est justement celle d’avant la forme que lui a donnée la présidence élective directe, c’est-à-dire une Constitution où la définition de la fonction présidentielle impliquait une légitimité, un degré de légitimité nationale dont il était en droit d’estimer que seule son histoire personnelle avait pu le dispenser de la fonder sur son élection au suffrage universel. Dans cette optique, bien loin de revendiquer (comme il lui était loisible) une paternité de la Constitution ni l’autorité parentale qui s’en serait suivie (quoique frauduleusement, c’est évident), l’évocation d’un lien conjugal dénonce, au contraire, une dépendance réciproque entre le statut constitutionnel du Président de la République et sa propre stature dont il ne s’agit précisément, pour lui, que de l’affranchir.
L’élection du Président de la République au suffrage universel direct n’est donc rien d’autre que le processus de légitimation suprême, en temps ordinaire, du seul représentant direct de la nation tout entière, tel que la définition qu’en donnait déjà la Constitution (et à laquelle il faut souligner que la loi de 1962 ne stipule strictement aucune modification), impliquait, dès le principe, qu’il fût ainsi légitimé.
En ce sens, on peut comprendre, et même on doit comprendre, qu’aux yeux de de Gaulle, cette loi du 6 novembre 1962 ne contenait ni une révision, ni davantage une réforme constitutionnelle (moins encore un changement de Constitution !), mais la seule actualisation de ce qui était déjà « en puissance », dès 1958, dans l’essence même de la Constitution.


56. Il me semble qu’à partir de là, je peux risquer une intrusion dans l’intuition profonde que je discerne à travers la bravade quelque peu poussive du Général en goguette.
On voudra bien me passer ce scrupule herméneutique, mais je crois pouvoir dire (et je vais m’en expliquer) que, dans son initiative du référendum de 1962, de Gaulle devait éprouver, de fait, quelque chose comme une analogie, pour lui à l’égard de la Constitution, avec la "consommation" du mariage au sens que lui conférait son catholicisme : c’est-à-dire en l’absence de laquelle il peut être déclaré nul, si l’un des conjoints le demande. Et tout simplement parce qu’il est, dans cette conception, "ordonné" à la procréation. Or, toujours selon la même tradition, les époux étant présumés vierges avant l’acte qui le consomme, celui-ci est en effet comparable, charnellement, à une espèce de "viol", à la réserve près de l’essentiel (maladroitement suggéré dans la formule en question) : qu’il soit consenti. Et ce consentement étant la condition (certes insuffisante, mais nécessaire) de sa fécondité, on peut ajouter qu’il est en même temps ce dont l’époux reçoit la possibilité d’être père.
Pour le dire, à présent, clairement, non seulement de Gaulle ne se voyait pas comme "le père" de la "Constitution de 58" (et il est d’ailleurs notable qu’assez paradoxalement, ce ne soit guère à lui que le titre en soit jamais conféré, plutôt qu’à Michel Debré), mais tout au contraire, à travers cette significative dénégation qu’un mari ne "viole" pas sa femme, c’est d’elle qu’il attendait une paternité, elle-même tout autre que celle d’aucune Constitution (et moins qu’aucune, incestueusement celle avec laquelle il prétendait « ne faire qu’une seule chair » !), la paternité, en revanche, diront bien sûr les aligneurs de fin de récréation qui ne veulent pas voir "une tête qui dépasse", d’une dynastie, une dynastie de successeurs légitimes possibles à la présidence de la République, toujours à cette réserve près de l’essentiel : que s’ils tirent bien leur légitimité d’un même sang, ce n’est pas même le sang du peuple, c’est la volonté du peuple, c’est le peuple dont lui, le premier, de Gaulle, aura résolu de tenir sa seule puissance, dans ce premier "ensemencement".


57. Le plus remarquable, ici, c’est à quel point, et en dépit de quel concert de vierges effarouchées, dans le sérail des élites zélatrices, tout soudain, d’une Constitution qu’en général elles réprouvaient, non seulement le peuple, mais la tradition déjà historique de la nation, depuis maintenant plus de quarante ans, a consacré cette version gaullienne du référendum d’octobre 62, jusqu’à effacer pratiquement de sa mémoire collective le délai constitutionnel de 58 à 62, si bien que lorsque Montebourg annonce, avec une insigne malhonnêteté intellectuelle, que dans sa "nouvelle" (toute nouvelle !) République, « le Président de la République redeviendra l’arbitre qu’il fut au début de la Vème République », outre qu’il raconte n’importe quoi et qu’il le sait, je ne suis même pas sûr que beaucoup de gens comprennent à quoi il fait allusion, dans son vain espoir de les convaincre qu’ils seront plus que jamais fidèles à de Gaulle et à la Vème République en se départant de leur pouvoir d’en élire le président, de sorte que sa duplicité de démagogue tombe à plat –et c’est une bonne illustration de la supériorité que Pascal reconnaît au peuple sur les « demi-habiles ».
En réalité, on a même généralement déconnecté de cette initiative référendaire l’attentat du Petit-Clamart dont elle exploite l’opportunité pour justifier l’urgence (et non sans raison) de mettre en adéquation avec la définition de sa fonction, la légitimation constitutionnelle de quiconque succéderait à « l’homme de la Résistance » (tant il y en avait pour espérer que s’il devait survivre à la décolonisation de l’Algérie, au moins "sa" République ne lui survivrait pas. Et n’allons pas croire qu’ils aient disparu, comme par enchantement : ils sont toujours là, comme ceux de Vichy, eux ou leurs descendants plus ou moins directs, ils écrivent des bouquins, et pas seulement de souvenirs –lisons-les, publions-les– tout ce que je demande : ne les ignorons pas !).


58. Alors évidemment que si on tient tellement à ce que nous renoncions à élire notre Président, ce n’est pas du tout, comme on nous le claironne, parce que c’est lui donner trop de pouvoir que d’en faire notre élu (on nous prend vraiment pour des serins !), mais c’est d’abord parce qu’on ne veut pas qu’il ait tant de pouvoir qu’il vaille d’être élu.
Et si on ne veut pas qu’il en ait autant, ce n’est pas du tout simplement parce qu’on en veut davantage pour le Parlement, et surtout pour les parlementaires, c’est d’abord parce qu’on veut qu’ils en aient davantage que lui, étant donné qu’ils seront alors les seuls élus directs du peuple !
Et on a trouvé, pour y parvenir, je veux dire pour atteindre à ce prodige de persuader un peuple de renoncer au droit suprême de choisir lui-même directement qui portera la charge suprême, on a inventé un mirifique subterfuge : lui proposer, proposer au peuple, d’échanger son droit, donc, d’élire le représentant direct (il en faudra bien un, de toute façon !) de l’ensemble de la nation, d’échanger ce droit contre celui, désormais, (prestigieux en effet) de décider lui-même, et des problèmes qui se posent à la nation (dans un premier temps, déjà plus ou moins long), et des solutions à en adopter (au terme d’un débat digne de ce nom, c’est-à-dire, j’espère, au moins aussi long que le temps qu’il aura fallu pour soulever le problème).
Franchement, est-ce qu’on n’a pas bientôt fini de se moquer de moi ? Est-ce que je m’appelle Esaü, pour échanger mon droit d’aînesse contre un plat de lentilles ? Il faut un mépris, mais colossal, de ce que c’est qu’un référendum, pour s’imaginer qu’on peut gouverner à coups de référendums d’initiative pop. Et si ce n’est pas de ce mépris qu’en procède l’idée, c’est en tout cas ce à quoi elle ne manquera pas d’aboutir !
La vérité, c’est que pendant que le peuple sera occupé à débattre (dans la meilleure des hypothèses) de problèmes en voie de péremption, les parlementaires, eux, pourront s’ébattre joyeusement et s’adonner, en toute irresponsabilité, à leur jeu favori de luttes d’influence et de rivalités partisanes (avec de temps en temps l’initiative, de leur seule initiative, notons-le bien, d’une loi grotesque sur les bienfaits de la colonisation), tout cela dans la conviction que c’est à eux, sur le long terme, et grâce à l’esprit de suite et à l’exigence de cohérence qui caractérisent un parti, de faire avancer, fût-ce à tout petits pas, telle ou telle vision de la société !


59. Mais surtout, comme je l’ai déjà dit, voilà le vrai modèle enfin adapté, avec toutes les apparences de la plus archaïque démocratie, à la post-démocratie bien moderne qu’appelle de ses vœux un certain fédéralisme européen, justement celui que souhaitent les ex-ouistes qui ne sont pas plus ex- que je ne suis un ex-non.
C’est un horizon dont il faut tout de même avoir conscience, en particulier pour 2007, où coïncideront notre échéance présidentielle et le terme du processus de ratification du TCE auquel il est officiel (déclaration du Conseil européen du 17 juin) que nous n’avons pas donné « la bonne réponse ».
Je conjure mon lecteur de ne pas prendre à la légère ce que je suis en train de dire. Et quel soulèvement de quel peuple européen croit-on pouvoir mobiliser, dans quel avenir prévisible, contre un pareil Himalaya de morgue ? Est-ce bien le moment de diviser le camp du Non français sur de prétendus problèmes constitutionnels français et de remettre en cause jusqu’aux fondements de notre Constitution, alors que la première des priorités, non pas seulement politique, mais historique, c’est que ce ne soit pas un ouiste qu’on soit obligé d’élire comme Président ?
Il faut admirer, dans le jeu interne au PS, l’extrême prudence de Fabius, quant à cette question. Et encore, la faiblesse de sa position l’amène à être sacrément limite, heureusement sur des points que je ne pense pas décisifs. mais c’est sûr que s’il continue à donner du mou au NPS pour obtenir une improbable autant qu’inutile (et peut-être même handicapante) investiture du PS et que je n’ai le choix, au second tour, qu’entre lui et Villiers, je n’exclus même pas de voter Villiers, alors que je ne me suis jamais senti autant "à gauche".
C’est vraiment une tragédie, pour moi, cette malheureuse ânerie de VIème République : tant de bonnes volontés drainées par des arrivistes, manipulés par de froids calculateurs qui, eux, savent parfaitement où ils vont !


60. Mais moi aussi : contrairement à ce qu’on pourrait croire, je n’ai pas perdu le fil de mon développement et j’ai toujours à l’esprit le problème de la séparation des pouvoirs, bien entendu. C’est juste qu’il faut décidément se battre sur tous les fronts et à tous les niveaux et dans toutes les profondeurs de champs que nous ouvre l’avenir…
Donc, je disais : un référendum d’initiative pop, contre une renonciation à élire son président ! Voilà le mirobolant marché hyperdémocrate (j’appelle ça un chantage) qu’on nous propose. Alors maintenant, regardez bien, on va très délicatement poser la cerise sur le Mac-Do.
Qu’est-ce qui, dans la définition du statut du Président de la République, dès 1958, pouvait le plus nécessairement impliquer son élection au suffrage universel direct ? Eh bien, entre autres, mais à un titre éminent, très précisément l’article 11 qui sert de base constitutionnelle au prétendu coup de force de l’initiative référendaire à laquelle on doit cette élection : à savoir le droit de l’exécutif à soumettre directement un projet de loi au peuple, ce que l’on pourrait nommer le référendum d’initiative présidentielle. On voit mal, en effet, qui serait légitimé à solliciter directement le peuple sans tirer directement sa légitimité du peuple.
C’est donc bien aussi ce référendum d’initiative présidentielle auquel on prétend, non pas simplement adjoindre, mais substituer un référendum d’initiative dite « populaire ». Autrement dit, on voudrait qu’une minorité de citoyens, d’un nombre à déterminer, juste suffisant pour proposer l’initiative d’un référendum, se voie reconnaître ici une autorité supérieure à celle du représentant direct (et ce, quel que soit le mode sur lequel il serait élu) de l’ensemble de la nation. Et ce serait donc cela, le modèle de l’hyper-démocratie ?
En réalité, ce qu’on veut, c’est vraiment un fantoche à la tête de la nation, parce qu’on veut qu’elle ait la tête ailleurs : au sommet d’une Europe d’où l’on pourra laisser chaque peuple, chacun de son côté, se disputer sur les miettes d’initiative qu’on aura consenti de là-haut à lui abandonner…


61. A présent, venons-en au scandale de la prétendue confusion des pouvoirs qui découlerait de ce que la Constitution « de 58 » confère au pouvoir exécutif le pouvoir prétendument législatif de donner directement la parole au peuple.
Mais là, je reste pantois et, à vrai dire, dans l’embarras de savoir ce que je dois davantage au respect des personnes : d’imputer un pareil sophisme à la bêtise ou à la mauvaise foi. Voilà qu’on assimile maintenant à un pouvoir législatif l’initiative de soumettre à la décision du peuple –ou du Parlement– l’adoption d’un projet de loi ! C’est quoi, le pouvoir, au juste, c’est de proposer ou c’est de décider ?
Je veux bien qu’on parle d’un pouvoir spécifique de proposer, lui-même décisif, en un certain sens, et qui, pour cela, suppose en effet, je viens d’en arguer, une autorité légitime et dont la légitimation soit proportionnée à la portée de son pouvoir de proposition. Seulement ces mêmes députés revendicatifs de plus de pouvoir sont à ce point habitués à se coucher pour ne pas prendre le risque d’être reconduits devant leurs électeurs qu’ils en viennent à ne plus distinguer entre la proposition d’un projet de loi par l’exécutif et son adoption, seule à relever d’un réel pouvoir législatif !
Il faudra donc aussi supprimer la possibilité de dissoudre l’Assemblée, pour qu’elle ose dire non à un gouvernement qui ne sera pourtant plus que son émanation ? Qu’à cela ne tienne ! A choisir entre le gouvernement et l’Assemblée, mieux vaut toujours que ce soit le premier qui se renouvelle, avec des parlementaires assurés de leur poste et stimulés par un surcroît de probabilité de gagner chacun son tour au jeu des fauteuils ministériels tournants ! Il n’y a pas de raison, après tout, qu’une émanation de l’Assemblée soit moins gazeuse que n’est volatile telle ou telle alliance de "courants".
Simplement, il ne s’agit plus là d’un régime parlementaire, celui qu’a prétendu, en termes très expresses, établir la Vème République, mais de ce qu’on appelle un régime d’assemblée qui, lui, justement, se fonde sur la confusion du législatif et de l’exécutif, incarné par la IVème République et dénoncé en son temps, à ce titre même, par Michel Debré, au nom du seul principe (au moins sur le plan théorique, mais c’est le moment de le rappeler)…de la séparation des pouvoirs.





VIII- La séparation au-delà de la limitation



62. Encore une fois, ce sont ces mêmes partisans d’un exécutif réduit à n’être que "l’exécutant" du législatif qui s’autorisent à nous administrer des leçons de philosophie du droit sur la "séparation" du législatif et de l’exécutif : on croit rêver ! Moi, j’appelle ça un législatif "exécuteur" de l’exécutif, oui, bien plutôt !
Mais trêve de jeux de mots ou de glissements rhétoriques…Je n’ai rien contre les donneurs de leçons (j’en demande au contraire !) pourvu qu’elles soient bonnes. Cela dit, commençons déjà par nous instruire de l’usage commun de notre langue, pour en donner. Car "exécutif" ne signifie pas davantage "exécutant" qu’"exécuteur" et lorsqu’un peintre "exécute" un tableau, je ne vois personne qui se l’imagine aux ordres de qui que ce soit d’autre que lui-même et de sa propre inspiration. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’obéisse pas, dans l’exécution de son travail, aux lois nombreuses, exigeantes et précises de la peinture. Mais pour autant que peindre soit un acte "créateur" qui ne se réduise pas à un simple savoir faire (l’analogue, en politique, de la simple gestion des affaires publiques) non plus qu’à un mimétisme académique (une démagogie doxocratique), pour autant que se révèle, en cet acte, l’expression d’une vraie liberté (c’est-à-dire qu’il se révèle vraiment comme un acte, et celui d’un auteur, et qui tire son "autorité" de sa capacité à "augmenter" de son œuvre ce qu’il peut y avoir de proprement humain dans le monde), il faut que ce soit tout à la fois dans la plus stricte conformité à ces lois et dans sa faculté de ne pas s’y laisser enfermer, mais de les dépasser sans les contredire, qu’il manifeste son art et, pour ainsi dire, par là, se justifie.


63. Or à l’adresse de ceux qui tiendraient à ne voir dans cette analogie de la politique avec la peinture qu’un prétexte à noyer le poisson de la séparation des pouvoirs dans le flou résolument artistique d’une comparaison douteuse, je voudrais montrer qu’elle permet au contraire de nous introduire à la solution de notre problème, telle que nous l’indique la Déclaration elle-même de 1789, en cet admirable article 5, déjà évoqué, pour moi d’une vertigineuse profondeur et auquel j’aimerais maintenant revenir.
Je le cite, cette fois, entièrement : « La loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas ».
Est-ce qu’on réalise bien ce qu’on a ici sous les yeux ? Rien de moins que le principe, à vrai dire, et de la distinction des trois pouvoirs, exécutif, législatif et judiciaire, et de leur séparation, mais à leur ultime degré de puissance et de prégnance respectives. Il est temps de reprendre l’analyse laissée plus haut en suspens : derrière le rapport de la loi au droit, qui contient celui du législatif au judiciaire dont j’ai déjà signalé le caractère absolument fondateur, s’en dégage, en effet, quoique plus implicitement, un autre, mais non moins déterminant, qui est celui de l’action à la loi, c’est-à-dire aussi de l’exécutif au législatif. Et ces trois pouvoirs s’articulent à partir d’un axe directeur qui est en même temps l’objet de l’application de la loi et son principe limitatif : la société à laquelle toute loi doit se restreindre à n’interdire que les actions qui lui sont nuisibles.
On voudra bien admettre, une fois de plus, que la complexité autant que la fécondité de ce qui se joue ici nécessite une certaine précision analytique.


64. Il est clair que, de prime abord, la loi se présente elle-même comme limitative. Elle l’est en tant que doublement impérative : négativement (elle « défend » ou interdit) et positivement (elle « ordonne » ou exige). Encore cette positivité n’est-elle explicitée que secondairement, comme le simple complémentaire ou l’avers de sa négativité, seule d’abord mise en avant, et comme se suffisant.
Mais si une telle priorité est ainsi accordée à sa fonction négative (d’interdire), on note que c’est aussitôt pour se voir à son tour limitée à ce qui peut nuire à la société. C’est-à-dire que sa fonction négative doit se restreindre à nier ce qui n’est déjà que du négatif (du "nuisible"). La négation n’est ici que négation de négation, dont le véritable sens est donc affirmatif : première limitation de son caractère limitatif ou négatif, immédiatement suivi d’une seconde, et qui fait vraiment deux avec la première, tout en la confirmant dans son orientation affirmative.
C’est que, dans la mesure où elle demeure limitative, et que ce soit négativement ou positivement, cette limite que représente la loi doit être la seule : celle à laquelle toute limite se limite, hors de laquelle toute limitation n’est qu’une infraction au droit. C’est le sens de la seconde partie de l’article : « tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas ».
La loi est donc cette limitation, et la moins limitative possible, à laquelle doit se limiter toute limite. Pour le dire d’un mot : elle n’est limitative que de la limite. Ou encore : elle n’a pour norme que la liberté. Le plus de liberté possible. Juste histoire de faire endêver la nouvelle (?) vague des réacs jamais revenus de mai 68 (mais non plus que de la saine philosophie, et morale, et politique, du Rabelais de l’abbaye de Thélème), redisons-le, si la loi n’avait qu’un mot d’ordre, ce serait : « interdit d’interdire ! » –et en assumant parfaitement que ce soit un interdit comme un autre, et sans contradiction, pourvu qu’on l’entende au seul sens où il en ait un : celui qui vient d’être explicité.


65. On voit déjà que la véritable fonction de la loi, ce n’est surtout pas de régir l’action, ni même de l’inspirer, encore moins de l’entraver, mais tout au contraire de la permettre et d’en autoriser la plus libre initiative. Le législatif n’est pas conçu comme un contre-pouvoir à l’exécutif, avec lequel il serait en perpétuelle concurrence ni, a fortiori, en rapport de limitation mutuelle, voire de mutuelle neutralisation. L’exécutif peut tout ce qu’il veut, à une seule condition qui n’est même pas que ce ne soit pas nuisible à la société, mais que la loi ne l’ait pas interdit comme tel. A quoi il faut encore ajouter que ce n’est pas parce que la loi l’a interdit qu’elle est bien fondée à l’avoir fait ou à en maintenir l’interdiction au-delà de ce qui justifiait de le dire nuisible.
De nouveau, ce n’est pas la loi ni le législatif, l’autorité suprême, c’est le droit et l’appréhensibilité du droit telle qu’elle s’impose universellement au jugement de chacun et en raison de laquelle se justifie qu’il revienne, plus ou moins directement, au peuple, selon son propre pouvoir judiciaire qui les transcende ou les transit l’un et l’autre, de distribuer les pouvoirs aussi bien législatif qu’exécutif : mais distinctement et séparément l’un de l’autre et sous une autorité judiciaire elle-même distincte et qui ne dépende en rien de rien d’autre que du droit.
Ce qu’il faut maintenant expliquer en examinant de plus près le principe de la limitation de la loi par le droit, sur le fondement de la détermination de ce qu’il convient d’entendre par « nuisible à la société ».


66. Pour comprendre ce qu’on appelle « nuisible à la société », il faut bien sûr commencer par s’attacher à ce que signifie « société ». Pardon de paraître bêtifier en descendant à un degré aussi élémentaire de l’analyse, mais rien ne m’est présumable évident.
Observons d’abord qu’il ne s’agit pas d’une société particulière, à un moment déterminé de son Histoire, mais bien de « la » société en général, dans la plus extrême extension du concept. Et si on veut remonter à l’origine la plus radicale (selon l’étymologie autant que l’usage) de la signification de ce terme, alors il faut s’efforcer de l’entendre dans son sens justement aussi le plus élémentaire, dépouillé de toute implication subséquente.
Ainsi serait-ce déjà trop dire que la société serait ce en quoi plusieurs s’associent. Trop, d’abord parce que le concept d’association répète, en le présupposant, celui de société, ensuite parce que, sans le définir, il le surdétermine déjà en le relativisant à un objectif d’intérêt commun aux membres de la société : c’est dans ce sens qu’avec son infaillible rigueur, la Déclaration définit, en son article 2, « le but de toute association politique ». La société n’est donc pas encore une association et ce qui lui est nuisible relève d’un ordre encore antérieur à « l’utilité commune » (art.1) ou à « l’avantage de tous » (art.12), d’une antériorité qui est celle de la condition sur ce qu’elle conditionne.
A la racine commune de l’association et de la société, le "socius" est originellement défini par ce seul statut d’"aller avec" un autre. En ce sens, être en société, c’est, en premier lieu, et le plus simplement du monde, pour au moins deux êtres humains, "aller ensemble". La société, c’est la co-humanité.


67. Il est évident qu’il faut tout de suite préciser qu’il n’en va pas de deux êtres humains comme d’une cravate et d’une chemise : la volonté de chacun se trouvant impliquée dans ce qui les assemble, ils ne vont ensemble qu’autant qu’ils le veulent bien : d’où l’acception très précoce du "socius" comme d’un allié, en général dans l’optique d’une alliance guerrière, en tout cas circonstancielle et instable, selon la variabilité plus ou moins stratégique des combinaisons d’intérêt de chacun.
Mais il est à cet égard intéressant de noter que, jusque dans cette acception, ce n’est justement pas par la permanence d’une communauté d’intérêt ou de bien à défendre que se détermine l’alliance, mais premièrement comme un bien en soi, d’où est censé résulter, ici, un surcroît de puissance et auquel chacun est même disposé à sacrifier une part de son intérêt propre. C’est précisément ce que signifie la substantivation (l’"absolutisation") de l’état de "société" : elle est alors posée comme un bien en soi, une finalité pour soi, où un ensemble de volontés se déterminent à vouloir ensemble, non pas tel ou tel bien qu’elles se jugeraient commun, extérieurement à elles, mais simplement ceci : d’aller ensemble. Et cela veut dire : d’être compatibles les unes avec les autres, en un rapport tel qu’aucune d’entre elles n’en exclue aucune autre –et précisons bien : en tant seulement que volonté, c’est-à-dire non pas dans le contenu de sa détermination, sans quoi aucun "débat contradictoire" ne serait possible, ni dans ses effets, s’ils venaient, par exemple, à s’opposer au principe de leur compatibilité, mais bien comme liberté de se déterminer, y compris au pire, ce pourquoi la loi prévoit une sanction au crime, non pour en dissuader, ni pour le prévenir, ni pour prédéterminer aucune volonté, mais tout au contraire parce qu’elle inclut et veut inclure la possibilité d’une volonté criminelle dans l’ensemble des possibilités de la volonté constitutives de l’être en société.


68. On peut maintenant comprendre comment il est possible de parler de ce qui est nuisible, non pas au bien commun ni à l’avantage de tous, ni à l’utilité commune, mais directement et exclusivement à la société, comme à un bien propre et intrinsèque et un bien, en ce qu’il est censé fonder le plus de liberté possible d’exercice de la volonté de chacun et par conséquent le plus d’égalité des libertés (donc d’égalité de condition, la "condition" conditionnant évidemment les "chances", n’en déplaise à Monsieur Delors).
Et on comprend aussi à quel point doit se restreindre (et d’abord aux seules « actions »!) l’impérative limitation de la loi et s’étendre, à proportion, et selon exactement la même finalité, conformément à l’esprit de la loi, l’initiative du pouvoir exécutif qui est justement un pouvoir d’initiative, et d’initiatives politiques, par exemple de création d’entreprises publiques, d’organisation de l’administration,…sans parler, naturellement, de la politique internationale.
Je ne suis surtout pas en train de dire qu’il n’y aurait pas aussi une fonction positive de l’impérativité de la loi, dont l’exécutif doive jouer. C’est exactement le contraire que je dis : qu’elle doit être positive jusque dans sa négativité.
Une contre-épreuve et contrefaçon patente où elle se révèle négative jusque dans sa positivité, c’est la fameuse initiative de la loi sur le « rôle positif » de la colonisation, lancée de son seul chef par cette pitoyable Assemblée qui a le culot de nous pleurnicher, dans le même temps, qu’elle n’en a pas encore assez, d’initiative ! Je suis médusé qu’elle n’ait pas immédiatement donné lieu à une pure et simple déclaration d’anticonstitutionnalité de la part d’un Conseil constitutionnel décidément fort peu digne de son nom et dont il faudrait sans doute reconsidérer au moins les modalités de nomination des membres.
Cela étant, le Conseil constitutionnel peut être aussi inconsistant qu’il voudra, il n’empêchera jamais une loi anticonstitutionnelle de le rester, ni chaque citoyen de la tenir pour de la roupie de sansonnet. Même si elle m’imposait de dire que le feu brûle, que l’eau mouille et que deux et deux font quatre, elle serait déjà anticonstitutionnelle, non moins que ne le serait d’interdire la théorie cartésienne de la création des vérités éternelles !


69. C’est qu’aucune loi ne saurait attenter à l’impénétrable sanctuaire de la conscience intime : ce qui peut d’ailleurs aboutir à des situations très paradoxales. Je voudrais le montrer sur le cas limite, à mes yeux, des lois sur l’avortement. Il y en a deux lectures apparemment possibles.
Il est clair qu’en autorisant l’avortement, le législateur suppose, par là même, qu’il n’est pas un meurtre : est-ce à dire qu’il interdise de considérer qu’il en soit un ? C’est ce que voudrait, naturellement, une certaine lecture idéologique de la loi qui croit pouvoir, grâce à elle, imposer à chacun, désormais, sa propre opinion sur le sujet.
Mais si la loi prévoit une « clause de conscience » du médecin qui le dispense de pratiquer ce qu’elle ne fait qu’autoriser, c’est tout simplement qu’aucune loi au monde ne pourra jamais empêcher personne de considérer qu’en interrompant un processus vital proprement humain, condition sine qua non du développement de toute personne humaine, lequel commence, comme chacun est censé le savoir aujourd’hui, dès la vie dite "intra-utérine", il commettrait un meurtre. Ne serait-ce que pour cette raison que, si indiscernables que semblent leurs embryons l’un de l’autre, jusqu’à nouvel ordre, jamais un homme ne pourra sortir de celui d’un chimpanzé, ni inversement.
Il est bien sûr difficile, et à vrai dire impossible, d’inscrire dans un ensemble cohérent la conception de la vie humaine sur laquelle se fonde le législateur pour autoriser l’avortement et celle qu’il admet pour dispenser de le pratiquer. Les partisans de la première lecture ont alors beau jeu de crier à l’incohérence, à la contradiction ou au faux-semblant.


70. Que serait en effet une loi qui laisserait à la subjectivité de deux individus, face à la même « action », de décider, l’un de se l’interdire comme un homicide, l’autre de l’accomplir comme un acte chirurgical salvifique ? L’actuelle absence de vergogne au pouvoir n’a pas craint non plus, à un certaine époque, de poser ouvertement la question de savoir si on pouvait vraiment considérer les terroristes comme des êtres humains (il a bien aussi déclaré, dans la même veine, que ce que nous appelons les droits de l’Homme ne s’appliquait pas aux Chinois !) : tant qu’à faire, pourquoi serait-ce un crime d’assassiner sa belle-mère, si on a réussi à se convaincre de son inhumanité ?
Ce pourquoi certains juristes préfèrent, à mes yeux pertinemment, parler d’une dépénalisation de l’avortement, plutôt que de sa "légalisation". Car la dépénalisation ne peut pas s’interpréter comme une relativisation du droit au subjectivisme individuel. C’est, en réalité, un retrait de la loi (ce qui est en soi une avancée) en deçà des limites qu’elle s’était antérieurement fixées, laissant à chacun la liberté de juger comme un homicide ce que le législateur ne peut permettre que parce qu’il ne le tient pas pour tel, sans pour autant donner à cette opinion elle-même force de loi.
S’il y prétendait, sa loi serait contraire au droit. Car il ne peut s’agir, de fait, que d’une opinion. Ce en quoi elle est d’ailleurs contestable et doit le demeurer, y compris au titre de fondement d’une dépénalisation (en particulier parce que, même dans ce contexte, s’il vient à manquer de médecins partageant l’opinion du législateur, comme c’est le cas, on se trouve conduit à établir une disposition conditionnant la responsabilité de chef de clinique à une adhésion à cette opinion, ce qui est en contradiction avec l’article 6 de la Déclaration suivant lequel tous les citoyens « sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ». A quoi on peut naturellement objecter l’article 1 fondant les distinctions sociales « sur l’utilité commune », le problème demeurant toutefois que c’est justement l’opinion en cause qui est censée définir ici « l’utilité commune »).


71. Mais quoi que l’on pense de la pertinence des lois sur l’avortement et de leurs implications quant à l’idée qu’elles supposent de la vie humaine, elles n’en sont pas moins représentatives d’un type de législation qui n’énonce ni interdiction ni obligation et ne vise expressément qu’à une "libération" des possibilités d’agir de l’être en société. Qu’elle vise juste n’est pas le propos. Du moins la visée en est-elle bien conforme à l’esprit de l’article 5 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, tel que je le lis. Et dans ce sens, il permet de comprendre que la fonction de la loi ne soit pas premièrement d’interdire ni d’obliger, ni de contrôler ou de contraindre, mais tout au contraire d’autoriser, jusque dans ses sanctions et réparations dont l’application n’a pour fin que la restauration d’une liberté civile qui se serait contredite.
Le pouvoir législatif est donc ce pouvoir d’autorisation qui ouvre et fonde le pouvoir d’initiative de l’exécutif auquel il concourt sans le concurrencer. Son principe est l’analogue, dans l’ordre politique, du principe de contradiction, dans l’ordre théorique.
Lorsque le principe de contradiction pose l’impossibilité de se contredire en attribuant à un même sujet deux prédicats exclusifs l’un de l’autre, il n’exclut évidemment pas qu’il soit possible de se contredire (à quoi nous passons notre temps !) et il ne l’interdit que pour qui veut dire quelque chose plutôt que de laisser se réduire sa parole à un "flatus vocis" ou, plus élégamment, selon la formule d’Aristote, au « silence du végétal ».
Cet interdit (de se contredire) n’a donc strictement rien de restrictif : ce n’est que la venue à la parole de la première de ses conditions de possibilité, dans l’indéfinie diversité de ses possibles, de la plus ascétique rigueur des sciences aux délires les plus apparemment transgressifs de la poésie. Eh bien ! le législatif ne limite pas plus l’exécutif qu’Aristote Eluard, même et surtout prenant la liberté de dire la terre « bleue comme une orange » –car ce qu’on y entend, nous préciserait Aristote, si on y entend quoi que ce soit, ce n’est qu’autant que rien n’en reste à s’y contredire.





IX- Constitutionnalité d’une Constitution, selon l’article 16 de la Déclaration



72. Je peux désormais, à la lumière de ce qui précède, revenir sur le problème que j’ai posé, de savoir si la conjonction de ces deux conditions de la séparation des pouvoirs et de la garantie des droits suffisait à définir une Constitution. Il faut, pour que ce soit le cas, que l’implication de cette conjonction par une Constitution ne soit pas seulement unilatérale, mais réciproque : c’est-à-dire qu’il ne soit pas seulement vrai qu’une Constitution n’existe que sous la condition de cette conjonction, mais que cette conjonction elle-même ne soit possible que sous la condition d’une Constitution, en elle et grâce à elle.
Or, pour ce qui est de la séparation de l’exécutif et du législatif, il est clair que si elle est nécessaire, c’est afin que le maximum de liberté laissée à l’exécutif ne lui permette pas d’aller jusqu’à promulguer des lois restrictivement conformes à la seule orientation de son action ou, ce qui revient au même, que le législatif ne soit pas enclin, de son côté, à gouverner par la loi, c’est-à-dire à en outrepasser les limites. Mais on l’a vu, cette nécessaire libération mutuelle du législatif et de l’exécutif ne relève spécifiquement ni de l’un ni de l’autre, mais d’un principe de droit qui les transcende l’un et l’autre et doit donc à son tour en être séparé, tout en l’étant comme le principe même de leur séparation, d’où la dissociation de la « séparation des pouvoirs » et de la « garantie des droits ».
En un sens, on peut donc dire que la séparation des pouvoirs doit également être déterminée par une loi, mais qui ne relève pas elle-même de l’un des pouvoirs séparés, qui procède au contraire exclusivement et directement du droit comme principe de leur séparation et se donne par conséquent aussi pour objet, et distinctement, la garantie des droits, au-delà de toute législation déterminée : ce qu’on appelle une Constitution.
La Constitution est donc bien cette loi fondamentale impliquée, en effet, par la double nécessité d’une séparation des pouvoirs et d’une garantie des droits dont la conjonction constitue ainsi sa définition.


73. Cela étant, si la garantie des droits ne recouvrait que le principe de la séparation des pouvoirs, on pourrait en conclure que la seconde impliquant la première, il ne s’agirait pas de deux conditions réellement distinctes ni par conséquent d’une véritable définition, mais d’une simple explicitation, peut-être partielle, de ce qu’est une Constitution –ce qui serait d’ailleurs loisible et ne présenterait aucun inconvénient notable. Il se trouve simplement que ce n’est pas le cas.
L’article 12 de la Déclaration précise que « la garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique ». C’est pourquoi, dans l’article 16, alors que la séparation des pouvoirs ne demande qu’à être « déterminée », la garantie des droits, quant à elle, doit être « assurée ». On voit par là qu’une Constitution n’est pas seulement un texte, mais l’attestation d’une volonté à prouver qui exige donc une force publique « instituée pour l’avantage de tous ».
La force en question est celle que se doit le droit, de droit, pour ne pas rester qu’un droit. Le droit implique, en soi, de ne pas rester qu’un droit, mais de se manifester de telle sorte que, de la transcendance même du droit au fait, le fait soit conformé au droit. Il y a donc une force du droit qui ne consiste pas, comme il serait contraire à son principe de liberté, à forcer, mais, tout à l’inverse, à "forcer la force à ne pas forcer". Tout délit est un coup de force (et d’une force qui peut être aveugle) contre le principe de la compatibilité du plus de liberté de tous et pour chacun. La force que se doit le droit est de pouvoir neutraliser cette force.


74. Lorsque l’article 2 de la Déclaration proclame que « le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme », il définit ces droits comme « la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression ». Il est permis de s’étonner que la liberté ne figure ici qu’au titre de l’un seulement de ces droits, dès lors qu’elle apparaît plutôt comme le fondement de tous et, à tout le moins, le genre dont tous les autres ne seraient que des spécifications.
Mais si elle est, en l’occurrence, elle-même spécifiée, ce n’est justement ni comme fondement ni comme genre (auquel appartiendrait alors, de toute évidence, « la résistance à l’oppression » qui néanmoins clôt la liste qu’elle a ouverte), mais comme liberté déterminée par sa distinction d’avec les autres droits et à comprendre au même degré de réalité concrète que la propriété, la sûreté ou la résistance à l’oppression. Il s’agit donc de la liberté d’évoluer, à tous les sens du mot, et d’abord de se former, c’est-à-dire de la liberté comme rapport à soi, distinctement de celle qui suit, de jouir de la stabilité d’une propriété qui engage déjà plus explicitement un rapport à un autre que soi, matériel ou matérialisable, puis de celle de la sûreté, cette fois en tant que rapport à un autre soi (non plus simplement autre "que" soi), mais dans une même société donnée, enfin de celle de résister à l’oppression dont le rapport s’étend naturellement de nation à nation, d’une société à une autre.
C’est donc bien toujours la liberté qui se spécifie, selon une progression en extensivité, dans ces quatre piliers du droit dont « la conservation » détermine « le but de toute association politique ». Et la garantie de ces droits est en effet si constitutive, au moins dans la tradition française, de l’essence d’une Constitution, qu’une analyse historique détaillée montrerait que la France n’a jamais manifesté le besoin d’en modifier les dispositions (assez radicalement pour qu’on puisse parler d’un "changement de Constitution") que lorsque la déficience d’un texte constitutionnel s’est trouvée frappée de péremption par l’incapacité avérée ou éprouvée d’une Constitution (qui n’en était donc pas une) à garantir l’un de ces droits.


75. C’est en ce sens qu’on est fondé à dire qu’un gouvernement tel que celui du maréchal Pétain était, de naissance même, anticonstitutionnel et dépourvu de toute légitimité, comme l’est tout gouvernement dès lors qu’il renonce au principe cardinal de « la résistance à l’oppression ». Les modalités de son institution, si démocratiquement légales qu’on les juge, n’y peuvent absolument rien.
C’est pourquoi le général de Gaulle, accusé par ce gouvernement de trahison et d’avance condamné à mort, en tant que sous-secrétaire d’Etat à la Guerre, s’était déclaré, dès avant la capitulation, représentant de la France libre et résistante, c’est-à-dire de la nation, en seule conformité au droit et indépendamment de quelque expression que ce fût d’aucune "souveraineté populaire". Et il s’efforça si bien d’unir dans le combat cette seule France vive qu’en dépit de la constante volonté contraire du président des Etats-Unis d’Amérique, il fut en effet reconnu pour le seul véritable représentant de la France tout entière au jour de l’armistice et au-delà, dans le concert des nations.
Un demi-siècle plus tard, il ne prévoyait sans doute pas que l’actuelle absence de vergogne au pouvoir, qui a le front de se réclamer de lui, en renierait la représentation en déclarant authentique celle qui, contre elle, s’était installée à Vichy, c’est-à-dire en en revendiquant, au nom de la nation, les actes et la responsabilité de façon à complaire d’un même geste aux impénitents de ce régime (qui, tout comme déjà Pétain, continuent de se laver de son crime dans une prétendue culpabilité antérieure de la France ou de l’anti-France) et à ses victimes dont il imposait légalement l’indemnisation à l’Etat qu’il dirigeait, tout cela dans une molle indifférence consensuelle, ponctuée ça et là, et encore aujourd’hui, de quelques grotesques éclats de gratitude éternelle.


76. Le fameux discours, humidement célébré, du Vel d’Hiv’, le 16 juillet 1995, aura été le commencement d’une délégitimation dont s’étaient gardés, jusqu’alors, tous les présidents de cette République et, antérieurement à elle, tous les chefs de gouvernement de la IVème en exercice. Mais aucun principe ne saurait résister à l’électoralisme brownien de l’ex-Maire de Paris, inventeur de la "motocrotte", si euphoniquement rebaptisée "chiraquienne", homme de flair particulièrement sensible aux odeurs, surtout celles de la cuisine du voisin étranger qui m’envahit mon escalier, submergeant de ses déferlantes les effluves exquis de ma bonne vieille soupe à l’oignon et la si délicate fragrance de mon chou-fleur : que voulez-vous, Monsieur, on est gastronome ou on n’est pas Frânçais !
Qu’il y en ait aujourd’hui pour se permettre l’aplomb de porter à son crédit une prétendue constante absence de concession à ce Le Pen que Mitterrand, lui, n’aurait cessé de provoquer à dessein en conduisant une politique toute faite, en effet, pour lui déplaire, ça, c’est vraiment le monde renversé ! Moi, je demande : qu’est-ce que c’était d’autre que du Le Pen tout crachouillé, une pareille déjection ? J’ai entendu insulter Rocard (qui n’aura jamais été mon homme) pour avoir concédé que la France n’était pas en mesure d’accueillir «toute la misère du monde » (et qu’elle avait donc le devoir de s’en occuper partout dans le monde, et surtout en Afrique dont lui incombe une responsabilité particulière, plutôt que de s’écorcher le nombril) –mais aucune inculpation d’incitation à la haine raciale pour qui déclare (et pas n’importe qui, et pas de n’importe où) normal de ne pouvoir supporter la chère de l’étranger, fût-il né ou naturalisé Français !


77. Or la valeur d’une Constitution, bien plus encore que d’aucune loi, se mesure aussi au degré d’ouverture qu’elle autorise de son interprétation, lequel est à l’exacte proportion de la rigueur des règles qu’elle définit. Tout comme on peut dire qu’il est du génie de Jean-Sébastien Bach de s’accommoder, sans s’y laisser trahir, d’à peu près n’importe quel style de musique, il est stupéfiant de voir à quelle insignifiance notre partition constitutionnelle a pu réduire toutes les sinistres orchestrations du pantin qui en usurpe, au moins depuis le 29 mai, « l’autorité suprême » pour n’en mettre en exergue, justement, que ce qu’elles auront comporté de conforme au sens le plus positif de notre Histoire, incluant l’initiative même du référendum du 29 mai.
Cette Constitution ne s’est pas seulement renforcée à l’épreuve de la cohabitation : elle aura fait la preuve qu’elle pouvait transmuer l’inconsistance palinodique personnifiée en un semblant crédible de chef de l’Etat et d’un Etat tel que le nôtre –ce qui relève du prodige, quand on veut bien y penser.
Reste que l’écart de la loi constitutionnelle à son interprétation ne peut échapper à l’arbitraire et au règne de la force brute qu’à la condition d’être à son tour justiciable d’une instance judiciaire analogue, au niveau supérieur de la Constitution, à ce qu’elle est pour l’application de toute autre loi, c’est-à-dire un « Conseil constitutionnel », plus adéquatement nommé, dans le projet de Sieyès, « jurie constitutionnaire », et qui doit être dotée d’une force, au moins égale à toute autre, d’appréhension et de neutralisation d’éventuels délictueux. Car c’est bien là, en effet, l’expression suprême du troisième pouvoir, au principe de la séparation des deux autres, et qui ne doit pas être un simple pouvoir, au sens de Montesquieu, sans puissance, mais aussi une véritable puissance dont l’autorité ne garantisse plus seulement la conformité des actes à la loi, mais de la loi au droit.


78. Il va de soi que sur la jurie constitutionnaire, il faut se garder de deux naïvetés complices qui sont en réalité la croix du problème général de la souveraineté ou de l’autorité ultime, un problème vieux comme la métaphysique et sa recherche d’un premier principe : s’il était à son tour sans principe, ne serait-ce pas comme si le tout en était dépourvu ? Et s’il impliquait lui-même aussi un principe, aucune raison de s’arrêter dans une régression à l’infini qui le rendrait inassignable. Concrètement, qui va nous garantir que la police de la police (n’étant sous le contrôle d’aucune police) n’est pas encore plus pourrie que la police ?
On peut bien supposer, en métaphysique, une incommensurabilité du principe à ce dont il est le principe, mais d’homme à homme, la démocratie se fonde justement sur l’exclusion d’un rapport d’incommensurabilité de cette espèce-là. D’où l’illusion d’y substituer, à la base, une prétendue autodétermination de tous (où chacun serait à lui seul son principe), la "souveraineté populaire", et au sommet, une prétendue limitation mutuelle des pouvoirs, le "pouvoir" n’ayant pour fonction que de mettre en œuvre, sans y faire obstacle, ladite souveraineté d’un peuple toujours présumé innocent.
Que le principe doive être à lui-même son principe me paraît en effet une saine résolution du dilemme paradoxal d’un principe sans principe ou de sa régression à l’infini. Que le peuple en son ensemble puisse constituer un principe de ce genre me paraît également indéniable. Le problème est seulement que rien ne nous assure que la liberté qu’implique un tel principe soit bien celle dont il est et dont il puisse demeurer le principe. Je veux dire que si la liberté est bien la condition du libre exercice de la souveraineté du peuple, rien ne saurait nous garantir que le peuple se détermine de soi dans le sens du plus de liberté possible pour tous, que sa détermination garde essentiellement pour objet une égale et véritable libération de chacun.
Or tel doit être le principe ultime : il ne requiert pas seulement la liberté d’un principe, mais d’être en soi principe de liberté. De liberté civile, c’est-à-dire aussi d’égalité et de fraternité.


79. C’est pourquoi, me plaçant dans une logique opposée à la mienne, je dirais que, s’il ne doit pas y avoir de pouvoir sans contre-pouvoir, le peuple étant aussi un pouvoir, il demande aussi une limitation de son pouvoir (laquelle est pour moi le contraire d’une limitation ou d’un contre-pouvoir). Et que si ce pouvoir du peuple est supposé capable de se limiter lui-même, alors il n’y a aucune raison pour qu’il soit le seul à en être capable et nettement moins de chances pour que le principe d’autodétermination d’une véritable liberté s’incarne dans chacun de plusieurs millions d’électeurs que dans une dizaine de juges constitutionnaires attestant d’une formation spécifique du plus haut niveau, statutairement affranchis d’aucune ambition supérieure et exclusivement voués à cette fin.
Encore faut-il que ce statut des constitutionnaires soit clairement défini par la Constitution même, ainsi que les conditions objectives d’accès à une telle dignité, ce qui n’est évidemment pas le cas dans l’actuel Conseil constitutionnel, espèce d’infréquentable coterie, capable de soutenir comme un seul homme, tantôt, pour président de cette suprême instance du droit, un sympathique aventurier lâchant innocemment l’aveu (dans un grand-quotidien-du-soir) de quelques « peccadilles fiscales » (excusez du peu !), tantôt la coqueluche de l’enamourachoté Sollers, prenant congé de sa charge (qui le lui interdit) pour voler au secours, la bonne paroissienne, d’un avorton de Constitution européenne dont elle aura juste le temps d’exhiber l’étendue de son ignorance.
Et le plus triste, là-dedans, c’est que tout le monde en ait autant à faire que d’une guigne. Les nominations vergogneuses des membres de cet organe sont quarante fois moins solennisées, donc susceptibles d’éveiller l’attention générale, qu’une élection d’académicien cacochyme dont l’occasion nous apprendrait qu’il existe !
Là encore, la Constitution « de la Vème République » voit juste et elle voit loin, mais elle reste à lire, éventuellement à compléter, avant de s’empresser de nous en pondre une autre.


80. Sur cette question, enfin, puisqu’il est devenu de bon ton, depuis la campagne du Oui au TCE, de ranimer un vieux fond, typiquement français, de racisme anti-français, pour une fois, je vais m’offrir un instant le confort de hurler avec la meute, quoique d’une voix encore, sans doute, légèrement dissonante, en y allant, moi aussi, de ma « fâcheuse tendance des Français », dès qu’un scandale se produit (pourvu qu’ils s’en aperçoivent…), à l’imputer aux institutions, ou aux "structures", ou à l’organisation de la société en général, plutôt qu’à quelque responsabilité individuelle que ce soit.
Nous entendons les martyrs d’une aberration judiciaire et leurs avocats nous décrire par le menu, l’un après l’autre, le comportement littéralement délirant de leur juge d’instruction, leur témoignage nous est confirmé, malgré lui, par ce même juge, dans la transparente comédie qu’il nous met en scène devant ses auditeurs parlementaires –et quelle conclusion voyons-nous en émerger ? Pour les uns, que des juges d’instruction, il n’en faut pas seulement un par cas, mais deux (quoi de plus fort qu’un Turc ? –deux Turcs, bien sûr !), pour les autres qu’il n’en faut plus du tout, étant d’évidence, pour les premiers comme pour les seconds, qu’un seul et même individu ne peut pas instruire, et à charge, et à décharge, autrement dit qu’il ne peut ni instruire, ni enquêter, ni même simplement penser, ce qui signifie, pour tout un chacun, en particulier à l’occasion d’une élection, peser le pour ET (!) le contre (imaginez-vous ?) –et voilà notre juge au moins théoriquement blanchi, pour la plus grande satisfaction de ses victimes qui n’auront qu’à se dire qu’elles sont à l’origine d’un bouleversement sans précédent de notre institution judiciaire !
Ce mélange de structuralisme (ou de corporatisme…) et de réformisme déresponsabilisant est-il génétiquement français ? Chirac est un président indigne –qu’à cela ne tienne, supprimons la Présidence ! –Non ! Je ne crois pas que ce soit vraiment le peuple qui soit là derrière. Juste un certain nombre d’obsessionnels manipulateurs, toujours prêts à faire feu de tout bois pour promouvoir leur idée fixe de Monsieur N’a-qu’un-œil.


81. S’il y a au contraire un génie français, et en particulier, si j’ose dire, un génie du droit, c’est très précisément de refuser de le réduire à deux espèces inverses de ce que j’appellerai le factualisme : l’une, d’inspiration anglo-américaine, reposant sur une fusion tendancielle du législatif et du judiciaire, où la jurisprudence devient constitutive de la formation de la loi en la soumettant au relativisme des forces en concurrence de la défense et de l’accusation, l’autre, plus strictement théorique et spéculative, d’inspiration plus lointainement germanique, tendant à une fusion du judiciaire et de l’exécutif, où c’est finalement le « Tribunal de l’Histoire », selon l’expression hégélienne, dont il faut attendre la révélation du droit qui reste en définitive, quoique en un autre sens, là aussi, celui du plus fort.
C’est contre ce « faitalisme » (dénoncé par Nietzsche dans sa Seconde considération inactuelle), aussi bien que contre ce pragmatisme à vue, que la Déclaration de 89 a ouvert une rupture, non pas simplement historique, mais dans l’Histoire elle-même, dont on comprend qu’elle ait pu se fantasmer pour corollaire symbolique l’invention d’un nouveau calendrier, en affirmant un absolutisme universel et transcendant du droit, au-delà de toute force, y compris celle, éventuellement, de la loi ou de son application judiciaire, et en osant l’inscrire dans l’intemporalité d’un écrit.
Quoi qu’il en soit donc des Français, depuis lors, la France ne leur appartient plus. La France aux Français, la voilà l’anti-France ! La vocation de la France est dans cette béance où elle ne se veut tout entière que pour tous. Et mort ou vif, il y aura toujours un dernier des Mohicans, où que ce soit dans le monde, pour en donner à entendre la voix.





Apostilles



       Quant à moi, je voudrais, avant de rendre la mienne au silence, procéder à quelques dernières mises au clair.

      Tout d’abord justement sur la clarté, ou plutôt le défaut de clarté ou de lisibilité, même, de certains passages de mes développements : j’en suis très sincèrement désolé. Je suis conscient que j’économiserais sans doute le temps de mes lecteurs si j’avais moi-même celui d’être plus lent et donc plus progressif, quitte à en devenir aussi beaucoup plus long. Il y a une espèce d’incivilité, au sens le plus fort du terme, dans ce déséquilibre des deux temps, celui de l’écriture et celui de la lecture, l’excès de celui que je demande et le défaut de celui que j’ai à donner. Significatif me semble, a contrario, l’extrême et constant souci de clarté qui caractérise l’usage traditionnel de la langue française, comme si elle se préparait depuis toujours à cette exigence de communicabilité universelle immédiate que requiert en propre l’idéal d’une fraternité républicaine.

       En tout cas, ce n’est certainement pas par vanité d’auteur (quel auteur ? et de quelle "œuvre"?) que j’ai pris le parti de laisser mes textes en ligne (à la réserve près de quelques rares corrections d’ordre strictement formel) dans l’état de leur première parution. Je n’en ai retiré qu’un seul de mon site, publié le 21 décembre 2005, sous le titre « Anonyme » (à la disposition néanmoins de quiconque me le demanderait) parce que ce n’était qu’un "texte de Noël", donc de circonstance, et aussi précisément parce qu’il se voulait anonyme et en cela dérogeait au statut de témoin que j’ai dû assumer en m’embarquant dans ce périple internautique.
Je me suis fixé cette règle du "ne varietur", dès le jour où mon premier témoignage (d’un revenu du Oui) a été soupçonné d’intentions conjoncturellement manipulatrices, de façon à ce que ceux qui s’en font un métier puissent juger d’eux-mêmes, aux traces toujours lisibles de mon parcours, sinon de l’authenticité, au moins de la cohérence de ma position et même de l’évolution de ses développements sur le long terme. Et je ne parle pas de la possibilité que je leur laisse également, par là, de vérifier si ce que mes analyses ont pu comporter de prévisions s’est vu ou non confirmé par la suite, puisque c’est bien le cadet de leurs soucis.

       Voilà donc ce qui me permettait d’arguer, dans mon avant-propos, d’une cohérence de longue haleine qui devrait à tout le moins attester de mon effort de réflexion.
Il y a cependant un point sur lequel on risque de la trouver en défaut, dont je vais tenter de me justifier, même s’il n’intéresse pas directement le présent texte, mais plutôt la cinquième partie de « La voie française dans le monde qui vient ».
J’avais critiqué le TCE pour sa prétention à constitutionnaliser l’idéologie d’un économisme libéral. Est-ce à dire que je souscrirais au principe qu’« en aucun cas, la Constitution ne fixe une politique économique » ?
Je suis d’accord, en effet, tant qu’il ne s’agit que d’une Constitution simplement démocratique et surtout libérale au sens politique du terme, telle qu’il paraît seulement possible de la concevoir, pour un avenir encore lointain, à l’échelle européenne. En revanche, à l’échelle d’une nation, en tout cas de la dimension de la France, une Constitution peut être démocratique en se voulant également, et même prioritairement, républicaine. Et si elle veut l’être expressément, il me semble on ne peut plus souhaitable qu’elle explicite les implications au moins socio-économiques de ses exigences propres, en particulier de services publics irréductibles à de simples « missions de service public » prétendument déléguées à des entreprises privées. Dans la situation qui est la nôtre, en particulier sous la menace du retour, y compris dans sa dernière mouture, de la directive Bolkestein, cette explicitation me semblerait même vitale et relever de l’ordre des réformes constitutionnelles à promouvoir.
Je précise encore que je ne verrais rien d’illégitime à une Constitution européenne socialiste (cf. texte IV, « Pour le plan E de Jacques Généreux ») et en cela, je me situe à l’extrême opposé d’une majorité de socialistes qui se fondent, pour en exclure la possibilité, sur l’alibi de cette espèce de fédéralisme flou dont l’antinationalisme plus ou moins avoué ne peut obéir qu’à la logique d’un libéralisme économique et, du coup, d’autant moins politique (cf. « La voie française...», V, 1). Et je peux dire (de nouveau) que c’est justement au nom du libéralisme politique, à l’échelle européenne, que j’ai combattu la tentative de constitutionnalisation par le TCE du libéralisme économique, en outre sous une forme ultralibérale dénoncée même par de vrais libéraux conséquents, et en matière économique, bien plutôt que politique, tels que Maurice Allais.

Maintenant, sur le présent texte, je tiens à préciser plusieurs points.

       Un lecteur d’Etienne Chouard n’aura pas manqué d’y reconnaître ma référence oblique à son propre travail et une claire divergence d’avec lui, me semble-t-il, à peu près sur tous les sujets abordés (du moins comme il les abordait à l’époque déjà trop lointaine, je lui en demande encore pardon, où il avait sollicité ma lecture critique de ses premiers développements quant aux « grands principes d’une bonne Constitution », alors que j’étais moi-même hors d’état de m’en acquitter de la façon dont j’aurais voulu et dont j’espère m’approcher un peu dans ce texte qu’en tout cas, je lui dois donc entièrement).
Pour autant, si je ne le prends pas pour cible, c’est d’abord parce que je ne veux ni l’atteindre (si ce n’est au hasard de quelque fraternelle taquinerie ou exhortation, que je le sais capable d’admettre), ni que personne puisse l’atteindre : il est pour moi de ces intouchables héros de la République dont je parlais à la fin de mon texte « sur l’élection présidentielle directe » et le resterait, même s’il devenait sarkozyste ou strauss-kahnien et même s’il finissait par décrédibiliser complètement sa campagne d’opposition au TCE. Ensuite, parce que c’est une cible mouvante, et à une vitesse qui m’échappe : je veux dire une vitesse que, conformément au fameux principe (d’incertitude), il m’est impossible de déterminer en même temps que sa position. Et enfin, parce que, même si je le pouvais, je n’en continuerais pas moins de me refuser au jeu stérile (auquel nous condamnerait un débat entre nous) des querelles d’interprétation littérale de telle ou telle proposition de l’un ou de l’autre, l’affaire n’étant pas, pour le lecteur que j’espère, à commencer par lui, de choisir entre les deux, ni de savoir si l’un peut se reconnaître dans ce que l’autre en comprend, mais d’alimenter, d’où que ce soit et au rythme propre à chacun, sa propre libre réflexion sur ces questions ou, à partir d’elles, sur bien d’autres.

       C’est dire que l’aspect parfois pamphlétaire de mon expression ne signifie pas une entrée en polémique. Je concède la subtilité de cette nuance, mais il me semble que la polémique suppose un antagonisme entre deux partis, alors que moi, je ne vois personne (à quelques rares exceptions près) dont je ne me sente, au moins sur le plan théorique, résolument distant.
C’est dire par conséquent aussi que ce texte n’est pas écrit pour qu’on y réponde et qu’en tout cas, je me réserve de ne pas le défendre et de le laisser à lui-même, à charge pour lui de se défendre tout seul, s’il le peut, au gré de sa lecture, ce qui est, après tout, la destinée de tout écrit, ce qui même est censé donner sens à l’initiative d’écrire.

Encore une fois, je ne cherche à forcer aucune liberté. Seulement à être entendu.
Et en sachant qu’il y a des oreilles à déchirer pour les ouvrir.

 
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XIV- Sur l'élection présidentielle directe


(Eléments de réflexion sur un problème classique de la théorie du choix social
appliqué à l’élection du chef de l’Etat au suffrage universel direct)

(28 janvier 2006)


 

       Problème : étant admis que, pour un peuple résolu à ne pas se laisser assujettir par une puissance extérieure à sa volonté, il est nécessaire de se doter d’un Etat fort et donc d’un chef d’Etat dont la légitimité se fonde, au moins pour une part, mais pour une part décisive, sur sa propre élection au suffrage universel direct, comment prévenir la possibilité qu’un candidat ayant obtenu moins de 20% des suffrages exprimés lors d’un premier tour de scrutin soit finalement élu à plus de 80% et cela, sans aucun débat démocratique entre-temps ni aucune prise en considération d’une telle défaveur populaire dans l’explicitation de son programme ?
Autrement dit : comment éviter que la fonction présidentielle ne se voie dévaluée par un élu qui n’aurait été que le Charybde d’un Scylla ?


Préalable problématique à toute résolution : la nécessaire diversité des candidatures

       L’enjeu est de permettre au peuple d’exprimer un choix le plus positivement conforme à sa volonté.
A cette fin, il est d’abord indispensable que soit maintenu le principe du plus d’ouverture possible à une diversité de candidatures, c’est-à-dire d’options, représentatives, non seulement de la diversité des partis, mais aussi de l’émergence d’éventuels courants de pensée susceptibles de fonder une orientation politique nationale distincte.
Inversement, toute évolution vers un bipartisme comporte le danger, pour la démocratie, de réduire le choix du peuple à une fausse alternative où les représentants de chacune des deux options proposées n’augmentent leurs chances de l’emporter qu’à proportion de leur capacité à s’attirer les suffrages de l’autre en rétrécissant vers la médiane leur angle d’opposition pour ne plus laisser place qu’à une rivalité de séductions plus ou moins extérieures aux véritables enjeux de l’élection. En outre, le bipartisme implique une présélection des candidats qui échappe aux conditions nationales du vote et prédétermine la liberté de choix de l’ensemble du peuple, hors de toute confrontation réelle entre partis adverses.
Or la nécessaire multiplicité des candidatures qui justifie un premier tour de scrutin rend imprévisible, quant à elle, proportionnellement à leur nombre, la répartition de leurs suffrages respectifs et l’ordre de leur classement pour passer à un second tour. La liberté de choix du premier tour en vient à se retourner contre elle-même, limitant la liberté de discernement de l’alternative qu’elle se prépare pour le tour décisif.
Pour surmonter cette contradiction, deux types de solution sont envisageables.
L’un, que le tour décisif ne soit pas le deuxième, c’est-à-dire que l’alternative décisive n’émane pas du seul premier tour dont n’auraient été retenus, pour le suivant, que les deux candidats qui auraient recueilli le plus de voix : il faut donc, dans cette logique, retenir plus de deux candidats du premier tour au deuxième et reporter à un suivant le tour décisif.
L’autre consiste à modifier radicalement le sens du vote, selon une procédure qui permet de lui donner, dès sa première expression, une valeur décisive.
Je commencerai par examiner ce deuxième type de solution qui suppose un vote par classement ou, plus généralement, plurisélectif.





I- Examen des systèmes de vote par classement


       Je me place donc d’abord dans l’hypothèse où chaque électeur ne vote plus simplement pour celui des candidats qu’il souhaite voir passer au tour suivant ou dont l’élection lui paraîtrait la moins inadéquate à ses vœux, mais où il est appelé à tous les classer par ordre d’inadéquation croissante.
Ce vote présente l’avantage d’augmenter la capacité, donc la liberté, d’expression de l’électeur et, de ce fait aussi, de livrer une information beaucoup plus détaillée de la réaction de l’électorat face à l’ensemble des candidatures.
Le problème demeure cependant de savoir comment il convient alors de traiter cette information afin de dégager une majorité qui soit la plus juste possible. Car plusieurs procédés semblent a priori également équitables qui n’aboutissent pas nécessairement à une majorité identique.
On peut en distinguer trois, dont les autres sont réductibles à des variantes ou à des mixtes plus ou moins complexes. Je les exposerai par ordre de conformité croissante à la spécificité du vote par classement relativement au vote unisélectif.


       1- La méthode Condorcet

       Le premier suit la méthode préconisée par Condorcet dès 1785 dans son « Essai sur l’application de l’Analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix ». On considère que le classement de chaque bulletin contient une réponse de l’électeur à toutes les alternatives entre deux quelconques des candidats classés : (c>a>b) –> (c>a), (a>b) et (c>b). Il n’y a plus qu’à calculer lequel, de tous les candidats, aura été le plus préféré aux autres.
L’inconvénient immédiatement perceptible est que le calcul de la majorité dans chaque alternative se voit déconnecté de cette part décisive d’information de chacun des bulletins décomptés qui requiert le plus d’investissement démocratique de l’électeur, à savoir le classement de l’ensemble des candidats. Autrement dit, la préférence de l’un à l’autre de deux sur au moins trois est estimée à la même valeur, qu’il s’agisse des deux premiers, des deux derniers ou du premier et du dernier de la liste. Et il résulte naturellement de cette abstraction qu’à proportion du nombre des candidats en présence, augmente la probabilité que l’un puisse être préféré à un autre lui-même préféré à un troisième qui serait pourtant (par ailleurs !) préféré au premier, y compris selon une majorité encore supérieure à celle par laquelle ce premier l’emporte sur le second.
C’est le « paradoxe de Condorcet » dont les électeurs d’un scrutin à deux tours sont parfaitement conscients quand ils votent au premier tour pour le seul candidat contre lequel ils estiment que le leur a une chance d’être élu au second…


       2- Le vote « alternatif »

       Un deuxième procédé peut sembler surmonter cette objection qui n’est pas seulement d’ordre technique (ni la seule de cet ordre), mais d’abord, à mes yeux, normative : c’est celui (connu sous la détermination incongrue de « vote alternatif ») qui consiste à se fonder, cette fois, sur la position accordée par chaque électeur à chacun des candidats relativement à l’ensemble des autres, mais pour s’en tenir à la recherche d’une majorité absolue parmi les seuls premiers de chaque liste, à défaut de laquelle, au terme du premier décompte, se voit éliminé de toutes les listes le plus minoritaire des premiers, tous ceux qui le suivent, selon les différents ordres de chaque liste, montant alors d’un rang et ainsi de suite, jusqu’à ce que, dans l’ensemble des candidats parvenus en tête à l’issue de cette succession de désistements mécaniques, s’en dégage nécessairement un qui recueille la majorité recherchée.
Le système de Condorcet a sans doute ses défauts, mais celui-ci est, à ma connaissance, le plus compliqué qui ait jamais été imaginé pour aboutir aux pires des résultats : c’est une automatisation démultiplicatrice du scrutin à plusieurs tours dont le jeu des désistements échappe totalement au contrôle de l’électorat et où la majorité absolue sur plus de trois candidats peut revenir à l’avant-dernier du premier décompte, alors même que le meilleur y aurait obtenu plus de 40% des voix ! Il est loisible aux amateurs de loterie de se réjouir d’une telle apparente imprévisibilité qui semble laisser un maximum de chances à chacun, mais la pratique de cette méthode pour l’élection, en Australie, de la chambre des représentants, montre qu’en réalité, elle encourage plutôt des stratégies d’alliances entre partis qui tendent à rétrécir au centre l’éventail des options proposées.
Elle n’est donc nullement neutre ou, si l’on préfère, elle est très partialement neutralisante et, en définitive, non seulement prédéterminante, mais réductrice de l’alternative entre les termes de laquelle devrait pouvoir se déterminer, en dernière instance, la liberté de chaque électeur –deux conséquences contradictoires à une saine critériologie de la validité démocratique d’un système électoral.


       3- Le décompte par pondération

       Reste une troisième possibilité qui échappe aux aberrations des deux premières : celle du vote « pondéré » où la majorité ne résulte que de la simple considération de la position de chacun des candidats dans chacun des classements.
A chaque rang où je situe un candidat correspond en effet un nombre exactement proportionné au poids que je lui accorde relativement aux autres. On peut ainsi considérer que ma voix n’est entière que pour celui que je place en première position, puis qu’elle se fractionne régressivement selon une série de nombres rationnels dont le dénominateur est le nombre des candidats, le numérateur, d’égal qu’il était pour le premier, diminuant chaque fois d’une unité, jusqu’au énième (l’unité pour numérateur). Ce qu’il est convenu de simplifier en exprimant la première position par le nombre correspondant à celui des candidats, quoique déjà diminué de l’unité (l’adéquation entière d’un candidat au vœu de l’électeur étant par là significativement exclue) et en régressant jusqu’au zéro (plus représentatif d’une volonté d’élimination du dernier).
Autrement dit, dans chaque liste, chacun des candidats totalise un nombre de points égal au nombre des candidats qu’il précède. La majorité appartient alors à celui dont la somme de tous les points est la plus élevée.
C’est d’une évangélique simplicité : celle du génie.





II- Apologie de la pondération


       Je voudrais donc m’attarder sur ce procédé, de tous le plus intéressant, tout en faisant abstraction de ses multiples possibilités de variantes selon le type de pondération choisi, depuis le plus élémentaire, celui du « vote par assentiment » où le même poids est accordé à un nombre variable de candidats sélectionnés par chaque électeur (n’enregistrant que la différence de 1 à 0, le candidat majoritaire étant ici le plus souvent sélectionné) jusqu’au plus complexe, incluant des valeurs négatives : je m’en tiendrai simplement au principe général de la sélection directe par pondération.


       1- La physique politique de Borda

       On doit la réactualisation de ce système (déjà utilisé par le Sénat romain) et sa théorisation (dès 1770, avant celui de Condorcet, puis contre lui) à un personnage remarquable, exceptionnellement polyvalent et inventif, en matière technique aussi bien qu’en mathématiques et en physique, navigateur et militaire, en outre capable d’un courage héroïque, l’un de ces prestigieux héritiers, au siècle des Lumières, du Grand Siècle (il est né en 1733), le chevalier Jean-Charles de Borda.
L’avantage le plus évident du « comptage de Borda », c’est d’abord d’être celui qui s’en tienne à la lecture la plus immédiate et à la fois la plus stricte et la plus exhaustive de l’information qu’il requiert de chaque électeur. Entre l’expression du vote et l’issue du scrutin, on peut dire qu’il applique à la science politique le principe de Lavoisier (avec qui Borda, entre de multiples autres innovations, contribua, ainsi que Monge, à la création du système métrique) : « rien ne se perd, rien ne se crée ». Il en découle une incomparable capacité d’adéquation de la majorité qui se dégage à la « masse votive » de l’électorat et qui comporte en outre cette particularité d’atteindre d’autant plus probablement au compromis objectif le plus rationnel qu’augmente le nombre des candidatures à classer par un plus grand nombre d’électeurs.


       2- Le problème général du rapport du volume à la masse des votes

       Il faut en effet d’abord prendre en compte (parmi d’autres considérations convergentes) que, si on se place dans l’hypothèse la plus simple d’une réponse à une alternative donnée (par exemple : approuvez-vous la déclaration de l’état d’urgence dans telle situation), ce n’est pas la proportion de la majorité qui permet d’indiquer l’intensité de l’adhésion de chacun des votes qui la composent à celle des deux options choisie. Une majorité dite « massive » peut n’être que volumineuse, et d’un volume aussi volatil que léger, c’est-à-dire exprimant une inclination infime et quasi forcée de chacun de ses composants, face à une minorité dont la masse peut être bien supérieure à celle de ce volume.
Je ne veux pas du tout dire qu’à mesure égale d’évaluabilité, la masse doive compter davantage que le volume. Encore faut-il en apprécier la dynamique : à supposer qu’une majorité maximale de l’ensemble du corps électoral pour telle option ne soit que l’effet d’une majorité minimale de raisons de la choisir pour chaque électeur majoritaire, il y a toute les chances que l’infimité de la raison décisive représente celle du énième d’un plus grand nombre de raisons examinées, c’est-à-dire que ce choix soit aussi majoritairement le plus réfléchi. Autrement dit, le moindre degré d’inclination déterminant un vote n’exclut en rien qu’il soit du plus haut degré de densité rationnelle, à l’inverse de quoi le plus d’intensité ne serait expressif que du plus de passion, éventuellement aveugle.
On voit que la possibilité d’une inverse proportion de l’extension du volume et de la densité de la masse des votes à l’échelle du corps électoral vaut également à l’échelle de chaque électeur, au sens où le moindre volume de motivation rationnelle de son vote en contiendrait un maximum de densité, rétablissant ainsi, dans l’ordre de la rationalité des choix, une stricte correspondance du volume et de la masse à l’échelle de l’ensemble des votants.
Je dis seulement que, face à une alternative directe, je ne trouve aucun moyen de m’assurer d’une telle correspondance à laquelle chacun conviendra néanmoins qu’il est souhaitable de tendre (c’est d’ailleurs l’une de mes raisons d’estimer dangereux, pour l’exercice de la démocratie, une inflation de décisions référendaires qui nous exposerait à l’émergence de majorités incohérentes comme il en émane du système de Condorcet).


       3- Le traitement du problème par la pondération de Borda

       En revanche, plus se multiplient les options pour un même scrutin, plus la pondération de chacune devient effectivement pondératrice en même temps qu’expressive du sens et de l’orientation qui président à sa position dans chacun des classements.
A quoi il faut ajouter que si le nombre de points correspondant à une position est égal à celui des options qu’elle précède, un classement limité à une fraction seulement des options proposées limite lui-même d’autant le nombre de points qu’il accorde à celles qu’il retient, de sorte qu’il avantage, à proportion, les classements les plus proches de l’exhaustivité, c’est-à-dire ceux qui prennent le plus en compte, pour les hiérarchiser, l’ensemble des possibles.
Plus précisément, cette pondération dans la pondération, cette prime à l’investissement à la fois démocratique et rationnel (dans toutes les acceptions du terme) me paraît du plus haut intérêt spéculatif : elle se fonde sur une idée proprement métaphysique de la liberté qui lui reconnaît d’autant plus de puissance déterminante que sa détermination est plus complète en même temps que plus complètement libre, et dans une proportion que mesure –c’est là le prodige– aussi exactement que possible son seul effort de rationalisation.
Je trouve que c’est vraiment le système de calcul d’une majorité le plus génial qu’on ait jamais inventé, en outre le mieux adapté à une société démocratique à grande échelle, jouissant aujourd’hui de techniques de décompte qui en permettent la plus facile applicabilité –Pourquoi donc ne pas s’en satisfaire ?




Digression anecdotique

       A l’opposé d’une légende qu’un mixte incertain d’ignorance et d’incurable ressentiment à l’égard de de Gaulle et de "sa" Constitution tend aujourd’hui encore à divulguer en diverses publications s’efforçant d’en accréditer la vision d’un bricolage institutionnel plus ou moins malhonnête et improvisé à la va-vite, je tiens d’abord à signaler que le principe du vote par classement à valeur directement décisive a bien été envisagé lors de la délibération du gouvernement sur le mode le plus souhaitable de scrutin à proposer pour l’élection du Président de la République au suffrage universel. Et quand je dis « le plus souhaitable », il est clair que ce n’était pas pour la personne de de Gaulle dont il était, à l’époque, difficilement imaginable que l’élection ne se fût pas accommodée de n’importe quel système électoral –considération qui devrait au moins porter à un degré d’impartialité suffisant pour en juger raisonnablement l’examen du système adopté.
Il est vrai que de Gaulle était d’une vitesse de réaction déconcertante (sans doute bienvenue pour un dirigeant politique, a fortiori militaire, au moins de formation) et peu enclin au labeur de l’analyse explicative à la patience duquel je m’exerce, au risque de lasser celle de mes lecteurs, s’il m’en reste. Sa réponse immédiate à Georges Gorse dont l’explicitation de la référence aux pratiques australienne et irlandaise ne distinguait d’ailleurs pas la méthode "alternative" de celle de Borda fut simplement : « votre système est excellent, mais il suppose que tous les électeurs soient polytechniciens ».
On n’arrivera pas, bien sûr, à convaincre un Montebourg que de Gaulle n’entendait pas dire par là ni que les Français auraient été affectés d’un quotient intellectuel inférieur à celui des Australiens ou des Irlandais, ni qu’un bon régime politique se devrait de traiter le peuple, en général, comme un ramassis de demeurés. Droit au cœur de la cible, ce qui est ici naturellement visé, c’est tout juste la prime au libre investissement rationnel dont je viens de faire l’apologie.
Le problème est que le coût de cette prime ne sera pas le même selon qu’on sera, en effet, un polytechnicien, éventuellement à la retraite, sinon rentier, ou un ouvrier non qualifié qui rentre chez lui perclus de fatigue et impatient de s’adonner, dans la mesure de ce qui lui demeure de ressort, à quelque loisir qui le repose de sa journée de travail. J’en profite pour dire qu’indépendamment de sa pertinence économique sur le long terme, je trouve inquiétant qu’à de trop rares exceptions près, on n’ait pas au moins autant défendu le principe de la réduction du temps de travail tout simplement au nom de l’idéal démocratique dont l’invention athénienne fut indissociable de la première des libertés concrètes qui est celle du temps (au prix, d’ailleurs, de l’esclavage, à une époque où les navettes, comme le déplorait Aristote, ne tournaient pas encore toutes seules). Cela dit, même à disponibilités quantitativement égales, je ne vois pas qu’il soit ni possible, ni peut-être seulement souhaitable que la liberté d’usage de telles disponibilités aboutisse pour chacun à un égal potentiel d’investissement et de réactivité proprement politiques.
C’est donc en effet une vraie question que de savoir quel sens donner, s’il y en a un, au principe démocratique de l’égalité des voix dans l’expression d’un suffrage et il faut prendre au sérieux cette réflexion de de Gaulle. A quoi je vais m’efforcer dans ce qui suit.





III- Retour au fondement du vote


       Je pense que le problème sur l’énoncé duquel s’est ouverte cette réflexion exige, de fait, au point où nous en sommes, un approfondissement du sens de l’acte même de voter, en particulier quand il s’agit d’élire au suffrage universel direct un chef d’Etat et surtout le Président d’une République. Et que c’est, en fin de compte, uniquement de cette analyse que peut se dégager la perspective d’une solution.


       1- En amont de la démocratie

       Il faut commencer par dissiper un malentendu. Si le régime politique de la démocratie implique bien le vote comme processus plus ou moins directement fondateur d’une décision ou de la délégation d’un mandat décisoire, cette implication n’est nullement réciproque : un vote n’a rien, en soi, de spécifiquement démocratique –et en cela, même dans ses plus strictes conditions de régularité, il n’est pas du tout à lui seul une garantie de démocratie.
Lorsqu’un conclave élit un pape, on n’a pas vraiment là un modèle réduit (à l’échelle du conclave) de société démocratique. On peut même dire que l’élection d’un académicien décrit un mouvement pour une part inverse de celle d’un chef d’Etat, puisqu’elle consiste à l’élever du niveau (de reconnaissance) inférieur où il se trouve à celui, supérieur, de ses électeurs !
Plus généralement, le vote apparaît d’abord comme impliqué par la nécessité de la résolution pacifique d’un conflit d’autorités dans une décision à prendre à plusieurs qui ne parviennent pas à s’accorder sur la même. Et il suppose, en premier lieu, que tous conviennent de se conformer à la majorité qui se dégagera du vote, si infime qu’elle soit. C’est cette convention de fond, dans laquelle s’engage la volonté de chacun, qui va seule permettre de convertir la majorité en une expression de la volonté de tous, incluant les minoritaires.


       2- L’alchimie de la pacification des volontés contraires

       Car une distinction s’impose maintenant : la volonté fondatrice de s’en remettre au vote modifie en profondeur le sens de la détermination selon laquelle chacun s’engage sur la décision à prendre et qu’il exprime par son vote.
Hors de la convention du vote, en effet, le conflit d’autorités est un conflit de volontés souveraines que rien ne surplombe et dont il n’y a par conséquent aucune raison, autre que celle du plus fort –ne serait-ce que par le nombre– qu’aucune le cède à aucune autre. C’est pourquoi l’un des contresens les plus graves possibles sur la signification d’un vote en général serait de l’interpréter comme la simple mise en évidence, la plus économique, d’une force majoritaire devant laquelle devrait s’incliner la volonté de chacun : la force est très précisément ce devant quoi une volonté est faite, si j’ose dire, pour ne pas s’incliner. Voter n’est donc pas évaluer sa force ni encore moins se préparer à rendre les armes en cas de minorité.
Dans la convention du vote, au contraire, les volontés qui s’étaient polarisées, antérieurement à elle, sur des décisions contradictoires ou incompatibles convergent désormais en amont de celles-ci sur le processus même de la résolution de leurs exclusions mutuelles en se déplaçant, comme volontés, du contenu de la décision à la priorité de son émergence : et du même coup, chacune acceptant, sur ce contenu, de renoncer à sa puissance d’emporter la décision (ou s’en reconnaissant incapable), elle se résout à en limiter l’expression, dans son vote, non plus à celle d’une volonté, mais d’un vœu, ce que signifie littéralement ce terme de vote.
Il n’y a donc plus ici de contradiction possible, en un même électeur, entre deux volontés, l’une, que la décision soit celle de la majorité, l’autre, qu’elle soit conforme à son propre vote, car la seconde n’est plus, en toute rigueur, une volonté, mais justement un vœu. Il y a, en revanche, une prodigieuse alchimie par laquelle chacun voit sa volonté la plus profonde satisfaite alors même que la majorité lui serait la plus contraire et cela, dès lors qu’il a situé à un degré autrement profond que celui de la décision à prendre sa propre volonté qu’elle soit prise à la majorité.
La guerre (civile) entre partis opposés se’ trouve ainsi transmuée en une victoire de tous. La démocratie est seulement le régime politique dont cette alchimie constitue l’agent de socialisation le plus élémentaire, à l’échelle d’une communauté suffisant à définir un monde.


       3- Le vote comme vœu

       Je dois toutefois immédiatement me garder d’un nouveau contresens : quand je dis que l’expression d’un vote se limite à celle d’un vœu, cette limitation n’affecte que le mode selon lequel s’exprime la détermination qui était celle de la volonté –elle ne l’atténue en rien, et bien au contraire !
La différence est qu’une volonté ne s’exprime pleinement que dans son attestation par l’acte qui l’accomplit : par exemple un soufflet, la construction d’une pyramide ou Alexandre, muet, renversant sur le sable du désert l’eau de la dernière gourde que ses lieutenants lui avaient réservée. Ni l’intensité ni l’authenticité d’un vœu ne se mesurent semblablement à la capacité de celui qui le prononce à le réaliser. Il se forme dans l’irréel et c’est à l’irréel qu’il s’exprime. Cette expression est optative, non pas impérative –et si peu subordonnée à quelque manifestation qui l’accréditerait que, bien loin d’avoir à s’extérioriser, il participe de sa liberté de pouvoir demeurer enfouie dans l’incommunicable secret de l’intime : ce que symbolise le secret de l’isoloir.
Mais son affranchissement de l’épreuve du réel est aussi ce qui détache le vœu de la médiation des moyens de son accomplissement pour le porter immédiatement à la fin qu’il vise et, en conséquence, dans une ouverture du réel au possible en même temps la plus libre et, pour cela même, en tout cas potentiellement, la plus catégorique et inconditionnelle, jusqu’en amont de toute rationalité.
Il faut alors se résoudre à intégrer dans la légitimité d’un vote la réponse fameuse de l’analphabète paysan athénien à l’assesseur qui, voulant s’assurer qu’il ne s’est pas trompé de bulletin, lui rappelle que cet Aristide qu’il choisirait de bannir est le même dont il est le premier à bénéficier des réformes agraires : « Mais j’en ai assez, lui est-il répliqué, de l’entendre nommer "le Juste" ».
Et nous voilà, certes brutalement, reconduits à l’énigme, toujours en suspens, de l’inéludable égalité des voix.





IV- Le paradigme d’Aristide


       Je voudrais d’abord montrer que, non seulement le cas d’Aristide n’est pas un cas limite, quasi invalidant, ni une espèce de contre-exemple à la pertinence et au bien fondé du système décisionnel d’une démocratie, mais qu’il convient, tout à l’inverse, de le considérer comme révélateur du sens le plus profond du vote et de sa fonction la plus féconde. Il s’agira seulement de prendre en compte la possibilité d’un tel type de détermination, et en la supposant éventuellement majoritaire, afin d’en conclure quel type de sollicitation du suffrage populaire peut être à la fois le plus pratiquement rationnel et le plus conforme à cette possibilité fondatrice.


       1- L’invention de l’isoloir

       Je commencerai par observer que, comme on connaît les athéniens, il n’est pas du tout dit que la réponse du paysan soit à prendre davantage à la lettre que celle d’Ulysse à Polyphème lui demandant son nom : « Personne » se moque Ulysse «aux mille tours»…avec plusieurs d’avance pour l’heure où, lui ayant crevé l’œil, il en ferait la risée des autres cyclopes accourus s’enquérir du responsable.
Or peu importe qu’on l’entende au premier ou énième degré, c’est bien, en toute occurrence, une fin de non-recevoir qui se signifie dans la réponse, du reste en cela non moins paysanne qu’athénienne, de notre analphabète : je vote ce que je vote et si on te demande pourquoi, tu diras que tu n’en sais rien.
Il n’y a certes jamais eu jouissance plus paysanne que de passer pour un abruti aux yeux d’une autorité citadine…Suprême civilité, donc : « j’en ai assez, de l’entendre nommer "le Juste" ». Mais derrière quoi se déclare, autrement décisive qu’aucune motivation de son vote, la liberté suprême qu’il exprime et dont ne saurait s’imposer aucun compte à rendre, hors son décompte.
Car cette liberté se voulant fondatrice, il n’est rien sur quoi elle ait à se fonder qui en expliquerait la détermination. C’est donc sans que rien ne puisse la déterminer qu’elle est supposée se déterminer. Rien ni personne. Aucune pression extérieure ni surtout celle d’aucun consensus. Le consensus est bien plutôt ce contre quoi il est le plus tentant, pour une liberté, de se prouver en le contredisant.
Ce dont notre analphabète instruit son assesseur : tous nommant Aristide « Le Juste », n’est-ce pas une raison en or de voter contre lui, que de profiter de ce qu’il suffise d’être contre lui pour être seul contre tous ? Il s’isole donc devant son interlocuteur, dans l’isoloir de cette prison d’air dont l’enveloppe sa réponse –qui n’est autre que celle de l’abyssale inconditionnalité de la liberté qu’exprime, au-delà d’aucune explication ni de rien de communicable, l’acte même de voter.


       2- Le principe de l’égalité des voix

       Celui qui vote est supposé affranchi de tout conditionnement, et non pas seulement externe, mais interne, et moral aussi bien que rationnel, affranchi par conséquent aussi de sa propre personnalité, je veux dire de tout ce qui le distingue de tout autre. Et c’est très précisément la supposition de cette inconditionnalité de sa liberté, où il est seul à se déterminer, qui le suppose en même temps l’égal de tout autre, au sens où il est, en effet, potentiellement n’importe quel autre : où il ne se détermine que sur le fondement d’une indétermination, d’une illimitation dans laquelle s’abolit sa distance à quelque autre que ce soit, où il est, à la lettre, "égal" que ce soit lui ou un autre qui se détermine, dans le pur anonymat de l’isoloir, baptistère d’une espèce de mort à soi-même pour une renaissance à la liberté des égaux constitutive de la République, il est égal que ce soit lui ou un autre qui échappe ainsi publiquement à la vue de tous –en quoi se révèle une fraternité plus profonde que de prime abord, du paysan d’Aristide à Ulysse quand, se rebaptisant « Personne », il se revendique aussi bien, non pas certes « Le Juste », mais n’importe qui.
Or quoi qu’il se passe dans l’isoloir et en quelque sens que s’y contredise une liberté, ce qui n’en continue pas moins de le justifier comme le lieu par excellence de l’égalité, le sas d’entrée dans l’Arche de la République, c’est qu’on ne puisse prévoir ce qui en ressortira dès lors qu’il peut aussi en ressortir la plus irrationnelle des déterminations. Et je dis que c’est justement cette possibilité de l’irrationnel au regard de laquelle, condition de l’inconditionnalité d’une libre détermination, s’annulent toutes les différences de valeur d’un vote à un autre, tout comme l’unité, disait Pascal, n’augmentant de rien l’infini, s’anéantit devant lui. Et l’infini que j’entends ici n’est évidemment pas celui de l’irrationnel, mais bien de sa stricte possibilité, c’est-à-dire de la liberté qui en est capable jusqu’en amont de cette limite la moins limitative par où est censée nous délimiter, plutôt que nous limiter, la simple raison.


       3- Fécondité de l’irrationnel

       Et j’en viens maintenant, sur le sujet, à ce que je tenais le plus à dire : c’est que, non seulement la stricte possibilité de l’irrationnel participe de l’entière liberté du vote, mais qu’à ce titre même, elle peut s’avérer d’une fécondité vitale pour la détermination de cette liberté.
C’est justement lorsque le cours du monde paraît à ceux qui s’en croient les mieux instruits le plus inéluctable et irrésistiblement déterminant que, contre un tel déterminisme, la simple revendication, par un peuple, du minimum de liberté pour conduire lui-même son destin, c’est-à-dire demeurer l’acteur de son Histoire, paraît aussi la plus absurde et incompréhensible.
On l’a bien vu, à la fin de ce « joli mois de mai » 2005. Il y a en effet, dans l’infini de la liberté, une capacité, transcendante à la raison, à se dresser contre la raison, et contre le plus fort de la raison, comme si c’était la raison du plus fort. Et le plus paradoxal est encore que la première intéressée à ce déni de la raison n’est autre que la raison elle-même : car ce déni lui est un défi qu’elle n’aurait sans doute jamais songé à se lancer à elle-même.
Il faut vouloir la lune, tout de suite et d’un violent désir, et en avoir longtemps rêvé, pour finir un jour par s’arracher, de fait, à la pesanteur. Ainsi toujours dans son rêve à n’en plus dormir d’Ithaque, Ulysse aux mille tours, le cyclope aveuglé tâtant un à un les moutons qu’il fait sortir de son antre pour lui mettre la main dessus, à lui et ses compagnons, quand il s’échappe avec eux suspendus par la laine des toisons aux ventres qui, à mon sens, leur tiennent lieu d’isoloirs –isoloirs de leur liberté civile contre la barbarie anthropophage. Cyclopéenne.
Et cyclopéenne aussi cette politique à l’œil unique de laquelle il n’y a pas d’autre politique. Pas de « plan B » ni de renégociation possible. Seulement à choisir entre mouton blanc ou blanc mouton. Mais nous n’aurons pas manqué de nous souvenir, à l’heure de notre libre choix, un choix dont on prétendait, absurdement, nous retirer une possibilité sur deux, que, dans la nuit du cyclope, tous les moutons sont noirs.





V- L’élu du peuple


       Il me reste, avant d’en venir à "ma" solution, à préciser, à partir de ce qui précède, l’idée que je crois devoir en tirer de ce type spécifique de vote qu’est une élection, et particulièrement, au suffrage universel direct, celle du chef de l’Etat dans une République. Je ne vais plus ici me placer du seul point de vue de celui qui vote ou, plus généralement, qui doit apprécier la valeur ou la signification d’un vote, qu’il soit électif ou référendaire : je me propose d’entrer maintenant dans l’analyse de cette situation très singulière dont la compréhension par Villepin aura suffi à lui donner une longueur d’avance décisive pour la présidentielle sur tous ses éventuels concurrents, lorsqu’il l’a définie comme « la rencontre d’un homme et de son peuple ».

       1- Recentrement sur le sens du vote

       Je reviens encore une fois sur la possibilité fondatrice de l’irrationalité du vote. J’espère avoir montré que, si le vote le plus irrationnel valait autant que le plus rationnel, alors il fallait en conclure qu’a fortiori tout vote en valait n’importe quel autre. C’est le fondement de l’égalité des voix, si choquante pour ceux qui ne comprennent pas qu’un vote ne vaut pas en tant qu’il serait l’expression d’un jugement plus ou moins compétent, mais d’un vœu, qui relève d’abord de la liberté de la volonté, dans la décision de voter, puis de celle du désir dans le contenu du vote, et non d’une intelligence ou d’une raison plus ou moins bien formée ou informée.
Pour peu que ceux qui commettent ce contresens continuent de se revendiquer démocrates, ils se figurent obligés de nous supposer tous également compétents : c’est-à-dire qu’ils se contraignent à la même ineptie que ces antiracistes qui croient pouvoir lutter contre le racisme en s’appuyant sur la science pour nier qu’il y ait aucune différence de races. Comme s’il fallait qu’il n’y en eût pas pour n’être pas raciste ! Et ils ne voient pas que c’est du racisme à l’état pur et même une incitation, dans l’absolu, au racisme ! Avec ce genre de bas-bleus pour dames patronnesses de la démocratie, racistes et antidémocrates auront toujours beau jeu de prospérer sur le grotesque faux-cul du politiquement correct (et même du génétiquement et mathématiquement démontrable).
Ce qui justifie au contraire, entre autres, mais décisivement, qu’on élise un mandataire, à quelque échelle ou degré que ce soit, ce pourrait bien être qu’on ne se reconnaisse que juste assez de jugement pour juger de qui en a plus que soi, et orienté dans un sens conforme à la finalité qu’on ne doute pas, quant à elle, de désirer. Car nous savons, non seulement qu’on peut être excellent mélomane sans jouer d’aucun instrument, mais qu’il n’est même pas nécessaire d’être un mélomane pour être sûr de souhaiter entendre ou non telle ou telle musique.
Or c’est précisément, et n’en déplaise à nos pseudo-démocrates, exclusivement cela dont il s’agit et sur quoi nous sommes consultés ou avons à l’être.


       2- L’élection d’un seul par tous comme « ruse de la raison »

       Il nous faut donc prendre en compte qu’il y a, dans toute élection, pour tout électeur qui ne s’est pas proposé lui-même au suffrage, un acte fondamental de reconnaissance, dans un autre que soi, d’une liberté, sinon plus apte, au moins plus disposée que la sienne à se mobiliser entièrement sur un projet de service du bien commun conforme à l’idée qu’il s’en fait.
Je ne suis pas en train d’énoncer une profession de foi plus ou moins idéaliste, ni quant à la motivation de l’électeur, ni quant à celle du candidat –et surtout pas s’agissant de la « fonction suprême ». D’un côté, si égoïste que soit mon vote, je sais qu’en l’occurrence le bien commun ne peut être détourné à mon profit que sous la responsabilité de qui sera en charge de le servir. De l’autre, si arriviste que soit le candidat, sa réussite ne peut être qu’objectivement liée, une fois au pouvoir, à celle de la collectivité qu’il dirige. Au total, et pourvu que le plus arriviste ait les moyens de son appétit, c’est l’électeur le plus égoïste qui est donc le plus perdant.
L’élection du chef de l’Etat au suffrage universel direct est une « ruse de la raison » nationale qui tend à solidariser le destin d’un homme à celui de la nation tout entière et ce, à proportion, justement, de son désir de réussite et de ce qu’on peut mesurer aussi bien de son aptitude personnelle à y parvenir que de l’authenticité de sa disposition à y mobiliser plus d’énergie qu’aucun autre. C’est exactement cela qui a valu à Chirac (en 95) d’être élu, comme Sarkozy risque de l’être simplement pour avoir déclaré qu’il ne pensait pas à devenir Président que le matin en se rasant.
Il reste évidemment, comme ne le prouve que trop le cas de l’actuel indigne dadais, qu’on peut se tromper sur la capacité du candidat et, tout de même, l’accommodation de son ambition à l’objet. Malheureusement, il n’est pas sûr qu’on se trompe tellement et qu’on ne choisisse pas malgré tout le meilleur. Encore n’est-ce que le meilleur de ceux entre lesquels choisir : d’où l’importance du processus électoral de la sélection qui est l’ultime enjeu de cette analyse (on pourrait l’avoir oublié !).


       3- Le sacre républicain

       Mais quoi qu’il en soit de la médiocrité d’un élu sans foi ni loi et de l’énormité de son inconduite, seule son élection directe par le peuple peut lui donner le pouvoir d’en référer directement à lui, et précisément au pire de sa délégitimation, et ne serait-ce que dans le pire dessein d’un pari sans frais sur la restauration de son crédit. De sorte que cette solidarisation objective d’un homme à sa nation, et ainsi conçue, je veux dire selon ce rapport direct au peuple, et potentiellement réciproque, le grandit malgré lui bien au-delà de l’indignité de sa personne –l’actuelle absence de vergogne au pouvoir en est une démonstration a fortiori –et elle va jusqu’à lui conférer une forme de sacralité toute laïque dont le fondement tient à la matière même de son investiture.

              a- La prouesse de Winkelried

       C’est qu’il y a là une dimension sacrificielle que chacun ressent bien, plus ou moins confusément. Sinon, est-ce que la seule réaction saine à la déclaration de candidature de qui que ce soit pour présider, où que ce soit, aux destinées de tous les autres, ne devrait pas se traduire par un immense éclat de rire collectif ? Pareille prétention suffirait à discréditer quiconque l’affiche.
Or il faut renverser la logique ici à l’œuvre. L’honneur sollicité n’est pas celui de lauriers couronnant une course ou une campagne victorieuse : car cette issue ne représente que l’accès à une situation de responsabilité constante et intégrale et devant, non pas seulement son peuple, mais le tribunal même de l’Histoire, telle que chacun ne peut que s’avouer intimement perplexe qu’il s’en trouve seulement un pour la requérir –et au point que l’une des questions qui se posent, face aux différents candidats, ce soit d’abord de savoir s’il y en a aucun qui soit vraiment conscient de ce qu’il demande.
On penserait plutôt à cet Helvète héroïquement jeté sur les lances ennemies pour les embrasser en gerbe contre sa poitrine, le trop anachroniquement "chroniqué" Winkelried (de la bataille de Sempach) dont il est d’iconoclastes confédérés (ce n’est pas notre apanage) à perpétuer la scrupuleuse tradition orale qui nous assure que les oreilles les plus fines auraient capté dans un dernier souffle : « quel est le salaud qui m’a poussé ? ».

              b- L’anti-"logique du marché"

       L’Histoire qui se joue peut évidemment toujours se lire à différents degrés de hauteur, de largeur ou de profondeur. N’empêche que le plus roué des candidats n’en sera encore que le plus niais s’il ne se doute pas que, du plus court au plus long terme, le cruel matois qui ne dort jamais que d’un œil, au tréfonds du bon peuple, ne guette que celui dont il pourra se faire son meilleur Winkelried. Non pas certes simplement quelque héroïque victime (attention, tout de même, c’est aussi une pose où le nouveau Vizir excelle !), mais un homme à l’envergure d’une brassée de première ligne de lances et qui lui manifeste une dévotion, non pas à lui, mais à la nation et à son Histoire tout entière, digne d’un tel vote.
C’est ce qui frappe de nullité, ici, le cynisme de la malandrine marchandisation du vote, comme de la démocratie en général, auquel se complaisent de modernes théoriciens du choix social en prétendant le réduire à un marché où les candidats vendraient leurs promesses au cours plus ou moins fluctuant de la monnaie des voix. Dans une telle espèce de "marché" où l’intérêt de l’élu s’identifie, quoi qu’il se figure, à celui de la nation, il n’a rien à gagner que de pouvoir tout y sacrifier, sans nulle contrepartie qu’une certaine mémoire de ce qu’il aura été, quand il ne sera plus.
Et le prodige est que lorsque le peuple peut pressentir en une volonté une pareille capacité de dévotion, alors, non seulement il la consacre et la sacre, mais il peut à son tour s’exalter du sacrifice qu’il lui consent s’il juge de circonstance qu’elle n’ait rien à lui promettre que « du sang et des larmes ».

              c- Le temps de l’élection

       Je concède la rareté, l’improbabilité sans doute, que le prétendu modèle du marché se hisse, à l’occasion d’un vote, jusqu’au degré d’accomplissement, de noblesse et de beauté d’un tel marché, pareillement faussé, de pareilles fausses dupes. Mais si exceptionnelle qu’en demeure la possibilité, elle suffirait à elle seule à fonder l’institution des conditions ordinaires à défaut desquelles, simplement, elle serait exclue, à cette échelle en tout cas, la seule qui lui donne toute sa portée.
L’élection présidentielle directe ouvre ainsi périodiquement l’opportunité sans égale, pour un peuple, de s’unir en un qui soit l’émanation de tous et, par la vertu de cette conversion de leurs vœux en une volonté une, le représentant, pourtant comme leur semblable, non pas de l’ensemble des électeurs du moment, mais au-delà des fluctuations de leurs humeurs et du cours des événements, et dans la durée nécessaire à une volonté pour se prouver, celui de la nation tout entière à laquelle cette élection le voue et qui, de toute son Histoire, passée aussi bien qu’avenir, le transcende et l’exhausse, de si bas que ce soit, vertigineusement au-dessus de lui-même.

       J’ai longtemps cru que Chirac serait le fossoyeur de la Vème République et, en particulier, de sa définition de la fonction présidentielle : j’en suis à me demander s’il ne devient pas au contraire, à proportion de sa croissante inconsistance, la meilleure preuve de la validité du statut qui lui confère, pratiquement malgré lui, ce qu’il conserve encore d’autorité, à laquelle même ses plus farouches opposants n’ont cessé de recourir dans les moments de crise que nous venons de traverser.
Finalement, je ne vois, pour souhaiter l’abolition de l’élection présidentielle directe, que des partisans du Non au TCE qui devaient ne le refuser que parce qu’ils ne le trouvaient pas encore assez supranational. Car on aura compris que le temps de cette élection est bien celui qui est supposé exercer régulièrement le peuple à suspendre son présent à la totalité de l’Histoire où il s’inscrit en se mesurant, pour ainsi dire, à la réalité historique et vivante, en perpétuelle régénération, de la communauté toujours ouverte qu’est la nation. C’est un temps de surplomb où chacun est invité, au moins pour ce temps, à la même hauteur de vue qu’il requiert, sur le long terme, de celui qu’il se sera choisi. C’est le temps d’une rencontre, en effet décisive : d’un homme et de son peuple, du peuple et de sa nation, d’une histoire d’un temps et du temps de l’Histoire.





Pour un scrutin à trois tours


       Il ne faut pas manquer cette rencontre. Elle n’est pas seulement le moment critique par excellence de la plus haute solidarisation nationale et d’une éducation politique universelle, ne présumant d’aucun acquis, ne se limitant à aucune génération ni à aucun intérêt catégoriel ou régional –qui n’ait à prendre en compte la nécessité de sa subordination à cette idée d’un monde constitutive de toute nation ; elle n’est pas seulement l’épreuve de cette exigence la plus essentiellement politique d’une parole qui s’adresse à tous d’une seule voix et doive s’entendre en un même sens de la Bourgogne aux Antilles, de la Réunion au Mont-Saint-Michel, du Vème au XVIIIème arrondissement de Paris, de l’esprit le plus grave au plus léger, du plus vif au plus endormi, et en commençant, peut-être, par le plus endormi, toujours en application de ce principe de l’a fortiori, en l’occurrence, que ce qui est audible à un esprit dormant doit à plus forte raison l’être à un prix Nobel dont l’autorité, dans le même temps, n’en demeure pas moins une pierre de touche, parmi d’autres, de la crédibilité des différents discours. Mais cette rencontre, qui n’est donc pas uniquement celle de tous avec tel ou tel, mais par là d’abord entre tous, les oriente avant tout ensemble comme un seul homme, non pas vers tel ou tel, mais dans le sens de la responsabilité historique de la nation qu’ils ont à porter, oblativement, d’un passé à un avenir qui à la fois les dépasse et ne dépend plus que d’eux.
Et c’est dans la conscience de cet enjeu qu’il faut convenir des conditions les plus adéquates à ce qu’un homme, en effet, se rencontre, auquel corresponde le vœu du plus grand nombre d’en élever un à hauteur de l’Histoire.


       1- L’heure de vérité de la démocratie

       Il s’agit donc, premièrement, de satisfaire au maximum raisonnable de probabilité d’une telle rencontre en commençant par se conformer au principe, qui est effectivement le nôtre, d’un maximum de liberté en même temps que de responsabilité des initiatives de candidature, sans autre souci du degré de démarcation réelle des différentes options qu’elles proposent, ni donc du risque de dispersion des voix favorables à une même option générale sur plusieurs concurrentes : ce genre d’appréciation ne revient, en dernière instance, qu’à l’ensemble des électeurs, et selon des critères ne relevant, là encore, que de la liberté de chacun.
Le système actuel qui limite pratiquement à une vingtaine le nombre des candidats potentiels me paraît a priori satisfaisant. Ce qui ne l’est pas, c’est qu’on doive passer, au second tour, de vingt à deux ! Cette réduction implique une part d’aléatoire mécanique dans la détermination des majorités relatives sans rapport ni proportion présumables à la possibilité de l’irrationalité subjective des votes. Au point qu’il ne me semblerait pas illégitime, ici, de corriger ce défaut par la dose de rationalisation des scrutins qu’induit, à mes yeux, non moins mécaniquement la pondération de Borda. Il risquerait d’ailleurs de s’en dégager des ouvertures surprenantes, susceptibles de renouveler significativement la vie politique française, en tout cas de l’assainir en obligeant les partis à se proportionner plus démocratiquement les uns aux autres, voire à se reconfigurer en fonction d’une meilleure lisibilité de la diversité de détermination des électeurs.

       Encore ne serait-ce qu’un correctif qui ne résoudrait pas, quel qu’en fût le gain, le seul vrai problème : plus abondantes sont les options, plus leur est difficile de se développer, non seulement selon leurs positivités respectives, mais chacune à l’épreuve de toutes les autres et, mieux encore, de chaque autre et dans un ordre qui n’en favorise aucune, sans compter la difficulté pour chaque électeur d’apprécier, dans ces conditions, la mesure dans laquelle chacun des candidats satisfait bien, tout au long de ses confrontations, au principe logique élémentaire de ne jamais se contredire en en contredisant aucun autre. C’est pourquoi tous les systèmes de vote par classement consistent à renvoyer à l’électeur la charge de ce travail d’information, d’explicitation et de confrontation qu’il revient à l’initiative des candidats de soutenir et d’alimenter à proportion de leurs capacités respectives de diffusion et de mobilisation. Reste qu’il y manque toujours l’épreuve du débat démocratique, non seulement d’idées, à portée de purs esprits, mais bien d’homme à homme et à l’adresse de tout un peuple assemblé, un débat où s’évalue à quel degré d’authenticité quel homme est capable de porter, audiblement à tous, quelle idée, le débat dont il n’y a que l’élection présidentielle directe qui ouvre la possibilité.
Le débat est un dialogue où l’idée prend vie en ayant à se mesurer à sa contestation et à s’approfondir, à se clarifier, à se démontrer, à prouver sa force même, son dynamisme et sa consistance dans l’imprévisible mouvement de cette confrontation. Et où celui qui la porte se mesure, lui aussi, à la vérité de son engagement.

       C’est là le moment démocratique par excellence. Même dans une agglomération de moins de 50 000 citoyens, telle que l’Athènes du Vème siècle, la démocratie n’est pas un régime où chacun serait Périclès, vingt-quatre heures sur vingt-quatre et trois cent soixante cinq jours par an (tant qu’à cultiver l’anachronisme, autant nous en tenir à notre calendrier). C’est tout de même un régime où Périclès permet à Phidias de s’occuper d’autre chose que de politique ou des "affaires de la cité" –grâce à quoi, du reste, nous avons une idée de la tête de Périclès. Et tant mieux, entre autres parce qu’il se trouve que, tout en étant vraiment un démocrate, ce n’était vraiment pas n’importe qui, de sorte qu’on m’estimera peut-être futile, mais je suis plutôt content de savoir à quoi il ressemblait. Et je ne parle pas de Sophocle, d’Euripide, etc., etc. (et là, il ne s’agit plus seulement de leur tête, mais surtout de ce qui en est sorti !).
Tout cela pour dire que même le scrupuleux attachement de la cité athénienne à une démocratie directe appropriée à sa dimension ne l’a pas empêchée de se confier successivement, et sur de longues durées, à des Clisthène, Ephialte ou Périclès dont elle avait assez d’intelligence pour discerner le génie politique et ne pas vouloir s’en priver. On parle du « siècle de Périclès » (au plus une trentaine d’années) comme d’une apogée de la démocratie en Grèce. Je suis le premier à réclamer qu’on ne compare que ce qui est comparable, mais puisque d’aucuns tiennent à l’Histoire (ou à la Philosophie) au flipper, observons juste que le démocrate Périclès, bien au-delà de la pure symbolique d’une personnification, n’a pas moins "personnalisé" son siècle qu’un certain monarque Louis, quatorzième de son nom, le XVIIème.


       2- A l’aune d’une conception héroïque de l’idéal républicain

       Le problème est seulement, pour une démocratie de la dimension de la nôtre, de se ménager les conditions d’accès et d’exercice du pouvoir les plus favorables à l’émergence de la liberté qui en sera la plus digne. L’impersonnalité constitutive du vote, ou son anonymat, n’implique nulle dépersonnalisation de l’autorité qui doit en émaner : quelle triste, insipide, paralytique et inhumaine démocratie que celle d’une telle démonocratie du ressentiment à l’égard de tout ce qui se distingue et, en général, de toute espèce de force, voire de toute supériorité, qu’elle soit intellectuelle, morale, politique militaire, judiciaire, etc. On ne sert pourtant pas davantage les plus faibles en se désarmant, non plus qu’on ne soigne un malade en s’inoculant son virus (je veux dire qu’à tout prendre, il est tout de même préférable que ce soit un bon nageur qui plonge pour sauver l’enfant de la noyade, s’il s’en trouve un). Mais le souci des plus faibles n’entre pas pour beaucoup dans cette aversion instinctive à reconnaître quelque force et quelque autorité que ce soit. Sinon diluées dans l’irresponsabilité d’une masse cotonneuse indistincte, justement caractéristique des totalitarismes dont on ne cesse de nous brandir l’épouvantail. Et avec plus de raison qu’on ne pense, d’autant plus que toujours à contresens.

       « De toutes les matières, nous serinent europouistes et supranationonistes confondus, c’est la ouate que je préfère ». On n’empêchera jamais cette fascination de la ouate, chez les ouon-ouons. Elle signifie seulement que la démocratie, elle aussi, elle surtout, a besoin de héros qui l’arrachent à son éternelle tentation du coton, de la filasse et, à terme, du fulmicoton. Et on sent bien que ce qui les enfulmine déjà, nos ultra-pseudo-démo, c’est justement cette seule idée du héros, de la moindre tête qui dépasse.
Aristophobie noble comme l’antique. Héraclite (plus d’un demi millénaire avant Jésus-Christ) écrivait déjà : « Mieux vaudrait pour les Ephésiens adultes, se pendre tous et abandonner aux enfants la cité, eux qui ont banni Hermodore, l’homme d’entre eux le plus capable, disant : qu’aucun de nous ne soit le plus capable ou, s’il en est un, que ce soit ailleurs et parmi d’autres ». Il y aura toujours un avant-dernier, plus capable sous un rapport ou l’autre, que le dernier, lequel ne pourra plus le chasser : si l’égalité doit exclure tout classement et toute hiérarchie, alors la mort seule égalise totalement, et encore sous la condition que chacun se la donne. Autant laisser la cité aux enfants, jusqu’à ce qu’ils se pendent, une fois en âge de voter.

       Mais l’idéal de la démocratie et de l’égalité, même des conditions, c’est-à-dire de ce que j’appelle République, je ne le trouve pas, quant à moi, dans un tel minable ramassis mortifère de moutons envieux que tyrannise déjà la peur de la tyrannie. La République est héroïque, ne le sait-on pas ? Comment ne le serait-elle pas, étant donné ce qu’elle veut ! Elle l’est tellement qu’elle se reconnaît ses propres héros, les manuels de la IIIème en témoignent, jusqu’en amont de la royauté incluse : Vercingétorix ou Jeanne d’Arc, autant que ceux de la Révolution et à suivre. Et à ce point juste pour leur seul héroïsme que c’en est à se demander si elle ne les admire pas davantage, si elle ne les préfère pas encore vaincus que dans la victoire. Vaincus et donc vains.
On ne l’appellera pas celui de la Libération, l’homme qui arpentera les Champs Elysées d’un triomphe loin de n’être que le sien, mais l’homme du 18 juin, dont la croix continue de brûler à Rouen. Or ce n’est que pour une légitimation pareille à la sienne qu’il ne se voudra de successeur qu’autorisé par la seule voix du peuple, uni en un seul peuple et souverain juge, parmi ceux qui se présentent à lui, les uns à l’épreuve des autres, du plus libre et capable d’entre eux de se donner à tous et de lier indéfectiblement son sort à celui de la nation.
Il ne faut donc pas manquer, il ne faut plus prendre le risque désastreux d’éluder cette épreuve, par excellence, de la République, pour la retrouver un beau matin sinistrement grugée, coincée en otage, ma République, ma France héroïque, entre Doublepatte et Patachon, le duo pathétique, le dos-à-dos tragi-burlesque des deux complémentaires canines canailles, l’une pour détecter l’étranger à l’odeur, l’autre pour lui planter les crocs là où je pense : pas de face à face, en effet, entre deux qui s’entendent si bien, gag des deux duellistes, revolver à l’épaule, dont l’un s’éloigne indéfiniment de l’autre sans jamais se retourner…


       3- Proposition de résolution du problème initial

       Entendons-nous bien, je ne jette la pierre à personne (ils seraient fichus de me la rapporter !). Je ne dis pas que ce n’était pas le mieux à faire, la situation étant ce qu’elle était. C’est qu’elle puisse l’être qu’il faut empêcher : je demande un troisième larron, à ce deuxième tour, et donc un troisième tour.

              a- Nécessité de trois candidats au deuxième tour

       Pourquoi seulement trois au deuxième, et non pas quatre ou davantage ? D’abord parce que je veux les voir chacun au moins une fois seul à seul face à chacun des autres, ce qui implique déjà six débats pour quatre candidats (dix pour cinq, et quinze pour six !), le nombre de trois candidats étant donc le seul qui limite au leur celui de leurs débats. Et encore faut-il corriger le déséquilibre induit, lors du deuxième débat, de ce que l’un en soit au deuxième et l’autre à son premier, en ménageant une quatrième confrontation à trois où chacun puisse en être à son troisième et ainsi en situation de répondre, à chacun des deux autres, de la cohérence de sa double opposition à l’un et à l’autre.
Il en résulte, et c’est mon deuxième argument, que chacun ayant intérêt à se démarquer des deux autres en pointant ce qui les rapproche l’un de l’autre, la confrontation a pour effet mécanique une clarification des implications et de la complexité de chacune des options en jeu, au-delà du simple manichéisme qui pourrait se retrouver dans une opposition deux à deux. C’est une machine à rationaliser le vote, mais par la rationalisation même des options, sans présupposition de la rationalité des électeurs.
Si la démocratie doit tendre à ce que règne la raison, ce n’est pas en la présumant acquise, mais elle-même en la "démocratisant". Ici intervient cette exigence d’humilité pédagogique, en même temps que d’abord proprement intellectuelle, d’une communicabilité la plus extensive du plus difficile, humilité qui ne présuppose pas non plus l’égalité, mais l’institue (vocation, par excellence, de l’instituteur), sans avoir à donner d’autre signe d’elle-même que l’intelligibilité où elle se prouve, en aval de la puissance et de la fécondité de la détermination d’où elle émane et qu’on attend de lui voir d’abord manifester. En quoi m’apparaît le plus profond de la vertu que Montesquieu disait devoir être le seul principe de la République.

              b- Nécessité d’un troisième tour

       Mais il faut aller jusqu’au bout de cette logique : des trois candidatures en présence, il est naturel que ce soit la plus extrémiste qui ait le moins de mal à se démarquer des deux autres, surtout si elles représentent l’une et l’autre deux tendances appartenant à une même orientation générale opposée à la première. Il est donc hors de question que celle-ci puisse tirer avantage d’une division des voix de l’orientation éventuellement majoritaire pour l’emporter par une majorité simplement relative, comme ce pourrait être le cas si l’on en restait à une élection à deux tours. Il est par conséquent nécessaire de prévoir un troisième tour où ne soient retenus que les deux premiers du précédent.
Et c’est même à ce point nécessaire que la question se pose pour moi, très sérieusement, de savoir s’il ne conviendrait pas, en apparence contre toute logique, de le rendre obligatoire jusque dans l’hypothèse où une majorité absolue se serait déjà dégagée du deuxième. Il me paraît exclu, en effet, que l’ultime décision n’ait pas pour enjeu de trancher, à l’issue d’un ultime face à face, entre les deux termes, pour la première fois, d’une seule et même véritable alternative. Il ne suffit pas que l’élu le soit à la majorité absolue, encore faut-il que celle-ci ne soit pas réductible à un cas particulier, limite ou extrême, quasi accidentel, de la majorité relative.
Il pourrait certes sembler, de prime abord, qu’une majorité absolue obtenue par un candidat sur deux autres serait a fortiori assurée de se voir confirmée sur l’un seulement de ces deux : mais ce calcul ne vaut que sous la supposition factice d’une égale quantité, d’un tour à l’autre, des suffrages exprimés. Si l’on veut au contraire donner toute sa consistance à la liberté d’expression du suffrage, que ce soit dans l’abstention ou dans le vote blanc, on doit aussi respecter cette possibilité, pour une fraction décisive d’électeurs, de commencer par exprimer leur désaveu des trois options qui leur sont proposées, avant de se prononcer, en désespoir de cause, plutôt contre l’une des deux restantes qu’en faveur de l’autre. C’est même la seule façon de rendre leur vote pleinement significatif, et avec plus de force encore qu’en juin 2002, dans la mesure où la part d’aléatoire tenant à la dispersion des voix aura été cette fois réduite à quantité négligeable.
Si, en revanche, la majorité se trouve confirmée, surtout dans l’hypothèse d’un vote extrémiste, où ce serait le plus nécessaire, alors la légitimation de l’élu n’en sera que d’autant renforcée, obligeant à une mobilisation d’autant plus consciente et volontaire des forces vives de la nation, que ce soit dans son sens ou contre lui. Je vois mal, en tout cas, sous quel prétexte on pourrait prétendre se dérober à une telle épreuve de vérité du verdict populaire.

              c- Réponse élégante à une futile objection technique

       Il est vrai qu’on sous-estime toujours la capacité de mépris, de cynisme ou de mauvaise foi qui n’a cessé d’être celle des ennemis de la démocratie. C’est pourquoi je voudrais un instant m’amuser à prendre au sérieux l’objection qu’ils ne manqueraient pas d’adresser à cette proposition de réforme du scrutin de l’élection présidentielle directe si elle parvenait jamais jusqu’à la hauteur de leurs sphères : très prosaïquement le coût de l’opération. Deux tours passe encore (quoique j’aie entendu s’offusquer une autorité journalistique de ce que nous soyons, m’a-t-elle appris, la risée de toute l’Europe, « étant les seuls en Europe…» – toujours la fameuse flétrissure : ils ont l’esprit si bas qu’ils n’imaginent même pas combien nous flatterait que ce fût seulement vrai ! – à devoir attendre quatre tours, en comptant les législatives, avant de savoir qui nous dirigera…), mais un troisième…bonjour les dégâts, et d’abord, donc, matériels !
Je me garderai bien de perdre une seconde à leur contester la pertinence de l’objection sur laquelle je préfère de beaucoup m’appuyer pour porter à l’attention de mes lecteurs cette simple observation, d’ordre élémentairement arithmétique : en passant du septennat au quinquennat sans réforme du scrutin, on a augmenté la dépense électorale d’environ une moitié par quinzaine d’années, deux septennats couvrant, à un an près, trois quinquennats. La réforme ici proposée représente une bien moindre augmentation par élection puisque le surcroît ne s’ajoute qu’à une masse dont l’essentiel est constitué par les frais d’ouverture de la campagne électorale et d’organisation des élections, les plus onéreuses étant d’ailleurs, par définition, celles du premier tour où les candidats sont les plus nombreux. Il suffirait donc (sous réserve, il va sans dire, d’une consultation référendaire) de revenir au septennat pour que le scrutin à trois tours soit moins coûteux que l’actuel scrutin à deux tours du quinquennat.
Or je suis personnellement favorable au septennat, comme au seul mandat qui permette à un projet politique de produire des effets évaluables sur une échéance outrepassant toute limitation électoraliste, et par un corps électoral suffisamment renouvelé pour que cette évaluation même ait valeur nationale et, par conséquent, historique. J’ajoute qu’à mes yeux, cet affranchissement de l’électoralisme serait encore mieux assuré par un septennat non immédiatement renouvelable, dont la sanction électorale se déporterait alors sur le candidat en faveur duquel rien n’empêcherait le sortant de se prononcer, avec d’autant plus d’autorité que le suffrage lui aurait été plus favorable : ce qui comporterait en outre l’avantage de dissocier sa politique de sa seule personne.




Conclusion

       Je suggère donc, après beaucoup d’autres –et dès avant le 21 avril 2002– une élection présidentielle directe à trois tours et, plus précisément, dont le premier soit aussi ouvert que possible, éventuellement traitable par la pondération de Borda, le deuxième, à trois candidats et le troisième, inéludable, y compris en cas de majorité absolue de l’un des trois au deuxième.
Non moins essentielle que l’organisation du scrutin, celle de la campagne électorale doit confronter, à l’issue du premier tour, chacun des trois candidats en présence à chacun des deux autres, avant une quatrième confrontation commune aux trois, puis une cinquième, au troisième tour, entre les deux restants.
Les garanties démocratiques et républicaines qu’autorise une telle organisation du scrutin et de la campagne électorale justifient de rendre au mandat présidentiel sa véritable signification, qui n’est pas de promouvoir un programme gouvernemental, mais d’assurer, d’une majorité législative à une autre, la continuité d’un projet politique de portée nationale, c’est-à-dire historique, libre de tout électoralisme et dont la meilleure condition me paraît un septennat non immédiatement renouvelable.
Nul ne saurait contester que, sans préjudice d’aucune autre, cette réforme représenterait un progrès dans l’exigence de cohérence démocratique et républicaine de notre peuple et de la nation qui s’affirme en lui, quel que doive en être le destin.
Nous serions naturellement « les seuls en Europe et dans le monde » à exiger trois tours pour un septennat non renouvelable avant sept autres longues années. Nous serions donc, aux yeux de quelques paranoïaques, ou nous supposant tels, un objet de risée planétaire et, sans doute, cosmique.
Il en ressortirait, en tout cas, une puissance d’affirmation de la nation, sur la scène internationale, directement tirée de la souveraineté du suffrage populaire, sans égale ni précédent.
De quoi nous faire encore friser de panique panurgienne les frileux blancs moutons qui ne savent où se fondre pourvu qu’ils se fondent, et si possible dans une toute blanche fusionnelle Europe, toute à leur image et seule ressemblance.
Mais bon ! Après tout, n’est peut-être pas noir qui veut…

 
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XIII- Quelles réactions opposer à la décision du Parlement européen du 19 janvier?

(25 janvier 2006)



 

       Face au déni de droit que représente l’entêtement du Parlement européen à refuser, après le Conseil européen (cf. texte V), le rejet du TCE par la France et la Hollande, pour nous, simples citoyens, deux réactions s’imposent.

       La première, c’est de nous mobiliser, lors des prochaines élections européennes, pour ne voter qu’en faveur des listes présentées, soit par les seuls partis dont nos députés se sont opposés à la décision du 19 janvier, c’est-à-dire le parti communiste, si on est de gauche ou si on refuse de voter de Villiers ou Le Pen, ou de Villiers si on n’est pas un électeur du Front National, soit pour une liste qui se serait expressément constituée sur le principe de la caducité du TCE –en sachant que ce mouvement a toutes les chances de s’étendre à l’ensemble des peuples européens.
Observons, du reste, que la majorité des 385 voix du 19 janvier représente, malgré tout, un recul de 23% sur les 500 qui s’étaient prononcés en faveur du projet de Constitution.

       Mais le signe le plus fort que nous puissions adresser à l’ensemble des institutions européennes contre leur commune prétention à une ratification forcée de ce texte, c’est précisément notre Constitution qui nous le permet, en nous dotant du droit d’élire notre Président au suffrage universel direct.

       Il faut que nous soyons bien conscients que toutes les élites européistes sont suspendues à notre échéance de 2007, dans l’espoir avoué que l’ordre de nos priorités nationales et une certaine réputée indifférence aux questions européennes conduiront les Français à l’inconséquence d’élire un chef d’Etat qui serait disposé, comme a déclaré l’être, lors de ces débats, Nicolas Sarkozy, à passer par la seule Assemblée Nationale pour adopter la part proprement institutionnelle du Traité, toute sa partie économique n’ayant pas à être mise en cause puisqu’elle fait déjà l’objet de traités antérieurs (C’est donc à la fois présumer que nous ne nous serions opposés qu’à celle-ci, tout en la maintenant et en nous retirant tout de même le droit, pour plus de précaution, de nous prononcer spécifiquement sur le reste ! Voilà qui éclaire d’un jour assez cru l’idée sarkozienne de la démocratie et du suffrage populaire).

       Notre seconde réaction doit donc être de n’élire à la Présidence qu’un candidat qui se sera engagé, en termes explicites, à refuser de contourner d’aucune façon la décision référendaire du 29 mai, c’est-à-dire à se conformer à l’alternative qu’elle ouvre : soit de renoncer à une Constitution européenne, soit d’accepter que le projet qui nous en a été présenté cesse enfin de l’être comme le nec plus ultra du possible, une perfection non moins surnaturellement incorrigible que les Tables de la loi mosaïque et cela, comble du grotesque, alors même que certains de ceux qui ont eu à y travailler ont le bon sens et le minimum de décence ou de lucidité de le reconnaître, dès à présent, modifiable et améliorable, comme toute œuvre d’origine, malgré tout, humaine.

       Il faut mettre un terme à cette prétention bouffonne de nous faire croire qu’on ne saurait en déplacer une virgule (sic : Isabelle Bourgeois, entendue le 23 janvier sur I-télé) sans en bouleverser la signification de fond en comble, tout cela s’appuyant sur l’argument d’autorité que ce serait l’infiniment improbable compromis de vingt-cinq points de vue en tout divergents : ou bien c’est le cas, et il est nécessairement suspect, ou bien il serait nettement moins improbable si on voulait bien s’en tenir aux lignes de convergence et prendre une fois pour toutes en compte la diversité des libertés nationales en jeu, comme je le suggère dans le texte précédent.
Mais la vérité, c’est que c’est précisément ce qu’on ne veut pas, parce qu’on ne veut qu’une certaine Europe qui se trouve être celle dont nous ne voulons pas.

       C’est pourquoi le plus simple et le plus sûr, c’est, en définitive, de voter pour un candidat qui se sera clairement prononcé, en s’en expliquant, à la fois pour un oui à l’Europe et un non à cette Constitution et dont nul ne puisse douter que ce non procède, en effet, d’un oui qu’atteste son engagement européen.
C’est le véritable enjeu de la prochaine présidentielle et il n’est que temps de réaliser la puissance que cette élection confère à notre exigence démocratique et républicaine (sujet sur lequel je compte revenir, en particulier dans un tout prochain texte, pratiquement achevé).

 






XII- Accès de corporatisme supranational au Parlement européen

(23 janvier 2006)



 

       Le 19 janvier, le Parlement européen a donc adopté, par 385 voix contre 125 et 51 abstentions, un rapport appelant à l’entrée en vigueur, dès 2009, de ce même projet de traité entre vingt-cinq Etats européens, lequel prétendait établir « une Constitution pour l’Europe », dont les termes ont été refusés par les peuples de France et de Hollande, c’est-à-dire de la première et de l’une des six premières nations initiatrices de l’Union européenne.

       Un traité, quand il ne s’agit pas d’un ouvrage de métaphysique ou de botanique, est un contrat passé entre plusieurs Etats souverains. Pour qu’un tel contrat existe, il faut que chacun des Etats contractants ait accepté les termes du contrat. Antérieurement à cette acceptation, et quelles que soient les modalités de sa décision pour chacun des Etats, le contrat n’a pas d’autre existence que celle d’un « projet de traité ».

       Imaginons, issues de 40 peuples, 40 000 personnes sélectionnées comme on voudra, parmi les plus compétentes en matière de droit international en même temps que dans tous les domaines auxquels s’appliquerait, pour ces 40 peuples, le projet en question. Imaginons que soit confiée à ces 40 000 personnes la charge de concevoir et de rédiger un tel projet de traité. Imaginons que, pour préparer ce travail, pendant une durée à déterminer, chacune de ces 40 000 personnes soit isolée, dans une petite cellule, des 39 999 autres. Imaginons qu’au terme de cette préparation, elles se réunissent pour confronter leurs textes respectifs et qu’elles constatent, avec stupéfaction, qu’elles sont toutes parvenues, à la lettre près, au même résultat.
Qui peut penser une seconde qu’elles seraient alors en droit d’imposer ce traité, même à l’un seulement de ces quarante peuples qui n’en voudrait pas ? Et qui peut penser une seconde que, confrontées au refus de ce peuple, elles seraient en droit d’en conclure : ce quarantième n’en veut pas, qu’à cela ne tienne, le traité vaudra pour les 39 autres ? L’objet de leur travail n’était-il pas de produire un texte acceptable par les 40 ? L’exclusion du quarantième serait un acte inconcevable d’agression à son égard de la part des 39 autres, exactement à l’opposé de l’intention initiale !
La seule conclusion qu’elles seraient en droit de tirer de son refus, c’est qu’elles ne sont pas parvenues à leur fin et qu’il leur reste à comprendre pour quelles raisons et à les prendre en compte en vue d’améliorer encore ce texte miraculeux.

       On appelle la Bible des Septante, une traduction (une simple traduction !) de la Bible de l’hébreu en grec, effectuée, selon une certaine tradition, par 70 rabbins (seulement 70!) dans les conditions miraculeuses que je viens de décrire. La traduction des Septante fait autorité : elle n’a pour autant jamais interdit, que je sache, selon aucune tradition, de reprendre l’aller-retour du grec à l’hébreu pour tenter un progrès dans l’intelligibilité de l’original. Elle n’a jamais prétendu, si j’ose dire, s’auto-sacraliser, en fermant définitivement la porte derrière elle. Et encore n’avait-elle pas pour objet de recueillir l’approbation de qui que ce soit d’autre que de chacun des 70 rabbins convoqués.

       Dans le cas qui nous intéresse, il ne s’agit pas de n’importe quel traité, mais d’un traité qui prétend établir « une Constitution pour l’Europe ». C’est d’une part un traité, puisqu’il doit se contracter entre des Etats, et pour la plupart déjà dotés d’une Constitution ; mais puisque, d’autre part, il établit une Constitution commune à ces Etats, il suppose qu’en acceptant ce traité, chacun de ces Etats consente à modifier le type de rapports entre eux qui leur permet encore de contracter ensemble des traités. Ce qui n’est pas rien –et reste à clarifier.

La définition ordinaire d’une Constitution, c’est d’être la loi fondamentale d’une nation. En ce sens, il ne saurait y avoir de Constitution européenne, pour la simple raison qu’il n’y a pas de nation européenne. Le sens dans lequel on peut parler d’une « Constitution pour l’Europe » demeure donc à déterminer, car il ne peut être qu’absolument original. Si l’on ne précise pas ce sens, la Constitution dont on parle ne peut être que, par nature, et à terme, supranationale. Si on ne veut pas qu’elle le soit, il faut préciser, dans cette Constitution même, que l’Europe dont il s’agit est une Europe des nations et que la Constitution qu’elle se donne a pour fonction première de garantir le libre droit des peuples qui la composent à disposer d’eux-mêmes, de sorte que l’entité que constitue leur union ne soit que l’émanation du concours de leurs libertés respectives, à leur plus haut degré de diversité voulue, dans le respect des valeurs qu’elles se reconnaissent communes, puisque la devise en est « unie dans la diversité ».
Si on ne le précise pas, c’est qu’on veut que cette Constitution « et le droit adopté par les institutions de l’Union, dans l’exercice des compétences qui sont attribuées à celle-ci, priment le droit des Etats membres » (art. 6) et cela, aussi bien pour les domaines de compétence exclusive que « partagée », pour la coordination des politiques économiques et de l’emploi que pour la politique étrangère, comme il est spécifié au titre III de la première partie, définissant lesdites « compétences de l’Union ». Ainsi, lorsque les supranationaux, pour nous convertir à leur immaculable conception de l’Europe, accusent le gouvernement de se « dédouaner » sur Bruxelles de la responsabilité de ses insuffisances, ils ne font que lui reprocher ce que légitimerait l’adoption d’un tel projet de Constitution.

       Maintenant, que cette Constitution se veuille supranationale, tout en multipliant fausses portes et fausses fenêtres exclusivement destinées à créer l’illusion contraire, la preuve la plus éclatante vient de nous en être administrée par ce Parlement européen dont les ouistes nous vantaient naguère l’extension des compétences : il ne considère plus le « Traité établissant une Constitution pour l’Europe » comme un traité, c’est-à-dire entre les Etats qu’il aurait pour fonction d’unir, mais directement comme un projet de Constitution valant pour un seul et même peuple européen qui lui serait déjà majoritairement favorable, avec une écrasée minorité de deux contre, ce que l’on pourrait confirmer –après la vaste campagne d’intox très expressément programmée par le Conseil européen en juin 2005 et détaillée, en cette mi-janvier, par le Parlement– grâce à l’organisation d’un référendum commun à l’ensemble des Etats concernés dont la majorité serait décisive, sans distinction de nationalité.
On voit bien que, dans leur tête, l’Europe est déjà supranationale et que c’est pour une telle Europe, et seulement pour elle, qu’ils veulent une Constitution. Et que c’est parce qu’ils la veulent supranationale qu’ils n’en veulent surtout pas une autre que celle qu’ils nous ont déjà servie.

       Nous avons là un stupéfiant exemple de dévoiement de ce corps intermédiaire qu’est un Parlement, qui finit par ne plus voir la réalité qu’il est supposé représenter qu’à travers le prisme de son propre corporatisme, en toute ignorance des principes les plus élémentaires du droit et dans une inconscience de son délire proportionnelle à l’ampleur du nombre de ses membres et des majorités qui peuvent s’en dégager.
Il est vrai qu’il ne faut rien dramatiser : le scandale, c’est qu’il n’y ait eu, parmi les députés français, que des communistes et ultra-nationalistes (et aucun socialiste !) pour s’opposer à un texte n’émettant rien de plus, après tout, qu’un avis, à savoir que le pur et simple maintien du projet de Constitution actuel, au terme du « débat » censé se prolonger jusqu’en 2009, « constituerait un résultat positif ». On en reste, pour l’instant, au « vœu pieux ». Mais c’est bien en effet d’une forme de piété inquiétante qu’il s’agit là, toute profane et prosaïquement matérielle qu’elle demeure. Propice aux visions les plus fantaisistes.
Réjouissez-vous, citoyens d’Europe, votre Constitution existe ! Nous l’avons vue descendre du supranational firmament européen, de douze étoiles couronnée, aussi intouchable que l’Alcoran. D’Estaing est son Prophète. La question n’est plus pour vous de savoir si vous en voulez ou non, mais supra-démocratiquement, de la comprendre. Et nous, ses apôtres, allons supra-démocratiquement vous l’expliquer.

       De fait, nous venons d’assister à un phénomène connu, plus commun qu’on ne l’imagine, en particulier, semble-t-il, dans certaines apparitions de vierges consécutives à un conditionnement de masse de populations de provenances plus ou moins lointaines, assemblées par le commun espoir de ne pas s’être déplacées en vain : celui de l’hallucination collective.

 






XI- Addendum

(19 novembre)


 

       Je viens de lire, dans L’Express du 17 novembre, le très remarquable entretien de Denis Jeambar avec un Sarkozy qui ne ressemble en rien à celui dont j’analyse l’action dans les lignes qui précèdent.

       Je ne demande pas mieux que de croire à cet autoportrait d’ultrarépublicain, "national" au sens gaullien et intégrateur "à la française", plutôt qu’à ma vision du désintégrateur méthodique, pompier au lance-flamme, qui n’a que la France à perdre au bénéfice d’une mondialisation à l’américaine. Je préfère, comme tout le monde, les meilleures intentions aux pires –et je peux même ajouter qu’un politique, pour moi, se juge d’abord aux principes dont il se réclame et aux aspirations qu’il s’efforce de mobiliser avant toute action, donc dans le discours. Je comprendrais d’ailleurs mal qu’on en appelle à des "hommes neufs", sans accepter par là même de devoir commencer par se fier à ce qu’ils disent et par les évaluer sur cette seule matière.
Et je ne m’en satisfais pas comme d’un simple pis-aller : si les paroles ne sont pas nécessairement plus claires que les actes, la faute en revient à ceux qui parlent, mais je ne connais pas d’autre moyen que de parler, pour s’expliquer sur une action passée, présente ou à venir, pour lui donner ou lui rendre son sens et pour conjuguer d’autres volontés, surtout sur un programme original ou, en tout cas, nouveau. En cela, la parole même est déjà un acte, et politique par excellence, et qui peut, sous certaines conditions, suffire à transformer radicalement une situation ou un rapport de forces. Contrairement, donc, à une opinion commune, je protesterais volontiers : un peu moins d’actes et un peu plus de paroles ! En disant ce qu’il dit, un politique se dit aussi lui-même et parfois, si on l’écoute avec un peu d’attention, il se dit plus encore qu’il ne se le dit et qu’il l’aurait voulu.

       Quand j’entends, par exemple, Montebourg m’assurer que tous les Français sont aussi compétents que n’importe lequel d’entre eux pour discerner les meilleurs moyens à mettre en œuvre en vue d’une fin déterminée, je réalise immédiatement qu’il fonde l’égalité des voix sur celle présumée des compétences, qu’il identifie le vote à l’expression d’une intelligence portant sur des moyens, et non pas distinctement d’une volonté, ou plutôt même, comme son nom l’indique, d’un vœu, portant sur des fins auxquelles devront ensuite s’adapter les moyens les plus efficaces avec ce que suppose une telle adaptation d’intelligence, de formation, d’information et surtout d’investissement d’énergie et de temps, qu’à partir de cette confusion entre l’ordre des fins et celui des moyens, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’il ne perçoive aucune raison ni aucun avantage à un exécutif, selon lui, bicéphale, ni même de différence de fonction significative entre ses deux "têtes" – ce qui en fait une de trop, problème qu’on prévoit de résoudre en réduisant la réputée plus forte au plus d’insignifiance – et qu’il est, en toute occurrence, dangereux d’accorder sa confiance à quelqu’un qui vous laisse entendre que vous êtes aussi bon économiste, après tout, que Barre ou Peyrelevade : bref, je vois d’un coup à qui j’ai affaire. Et sans avoir pour autant à trancher sur la part d’irréflexion ou de démagogie matoise qui commande sa rhétorique.

       A l’inverse, même dans l’hypothèse où ils seraient entièrement frauduleux, les propos de Sarkozy à Denis Jeambar suffisent, à eux seuls, à me prouver, chez lui, une intelligence de l’idée de République et au moins une compréhension de la hauteur de ce qui peut mobiliser ceux sur lesquels il choisit de compter, y compris quant à ce qu’il appelle maintenant «discrimination positive à la française», parlant d’une égalisation réelle des chances, à l’estime de quoi je serais prêt à me laisser convaincre, si j’avais à choisir entre un sixièmiste et lui, de voter pour lui et ce, alors même que je ne me suis jamais reconnu autant à gauche qu’aujourd’hui. Et nonobstant, pour cette simple raison que je place la République au-dessus encore de ce qu’on me présente comme le clivage droite-gauche. Et particulièrement la Vème du nom dont le caractère tant critiqué d’exceptionnalité en Europe et dans le monde se trouve très énigmatiquement coïncider avec l’égale exception, en dépit de la politique du parti "socialiste" au pouvoir, d’une société plus attachée que n’importe quelle autre à son idéal social et à ce qu’elle réussit, malgré tout, c’est-à-dire malgré la mondialisation de ce monde, à en incarner. Ce qui devrait peut-être porter nos re-constitutionnalistes en herbe à un peu plus de prudence et, par ailleurs, de pondération dans leurs indignations de circonstance.

       Et je pense être en cela, malheureusement pour la "gauche", représentatif d’une large fraction de son électorat potentiel, de plus en plus vertigineusement éloigné de ses militants, comme chacun le sait, et par conséquent de moins en moins "potentiel". Et je dis "malheureusement", pas seulement pour « la gauche », mais d’abord pour moi, c’est-à-dire pour la mienne ! Parce qu’enfin le problème, c’est qu’il ne s’agira pas seulement de choisir un politique, mais aussi tout de même un peu une politique. Or si Montebourg est un homme "neuf" (certainement davantage que ses idées), c’est assez loin d’être le cas du politique-dont-on-parle.
Je veux bien que Nic La Gnaque soit un parangon de vertus républicaines, mais alors je me vois dans l’obligation d’en conclure que sa pratique de l’idéal qu’il revendique (d’une pascalienne alliance de justice et de force) est la plus trompeuse, la moins lisible –hors son exégèse par l’auteur–, la plus coûteuse, et matériellement et moralement, pour le dire d’un mot la plus contre-performante qu’on ait eu à subir depuis des décennies. A s’en tenir à l’une de ses dernières illustrations, si la parole est acte, justifier en toute occasion le terme de « racaille » comme stigmatisant précisément des exemples cités de comportements qui se trouvent être postérieurs à la date où il l’a employé, voilà qui dénote un sens de l’irresponsabilité inquiétant pour un homme d’Etat. L’affaire n’est plus seulement ici de mettre sa parole en cohérence avec ses actes, mais d’abord avec elle-même.

       En attendant, le Sarko-Express aura beaucoup de mal à nous occulter le Sarko-Kärcher. Et à moins qu’il ne soit de la mythique tribu des « Indiens contraires », peut-être faudrait-il, avant qu’on ne l’arrête pour trouble à l’ordre public, lui signaler qu’il a enfourché sa monture à l’envers.


P.S : Dans l’avant-dernière de ses questions, qui sont d’ailleurs plutôt des mises en question, et si pertinentes que toute l’habileté rhétorique de son interlocuteur ne suffit pas, malgré l’avantage du dernier mot, à en effacer l’impact, Denis Jeambar (que je confesse découvrir à cette occasion) se réfère à une analyse d’Emmanuel Todd (à laquelle on peut rapidement accéder ici) qui, à mes yeux, confirme, avec beaucoup plus d’autorité, de conséquence et de données que mon texte, la position que j’y soutiens sur la nature et le sens de l’inflammation des cités.

 






X- A la flamme des cités

(16 novembre)


 

       Il faut pardonner à ma désolation de se chercher des consolations où elle peut : mais celle-ci n’est pas des moindres, d’avoir vu, dans les flammes du brasier laborieusement allumé, entretenu et attisé par le dodelinant promu hors-la-loi vice-premier ministre dit de l’intérieur, leur allié commun, se réconcilier les croisés d’Outre-Atlantique-Manche et les infidèles islamisants de l’autre des extrêmes qui se touchent pour nous détecter, de derrière leurs verres fumeux, un même décryptage de ce qui nous arrive, une même démonstration de l’inadaptabilité définitive du modèle social français et, en particulier, d’"intégration à la française".

       Je ne m’étendrai pas sur le processus fort peu énigmatique de la précoce dramatisation du phénomène à l’échelle internationale ni sur l’autorité de la source de renseignements à laquelle ont pu se fier, dès le 3 novembre, un commentateur de CNN pour évoquer le couvre-feu et la mobilisation de l’armée plus de trois jours avant l’annonce officielle de l’état d’urgence par Villepin, puis, le lendemain, 4 novembre, le département d’Etat conjointement à l’ambassade des Etats-Unis ainsi que l’ensemble des autres pays dont la France est parmi les premières destinations touristiques, pour avertir leurs populations respectives de renoncer – à leur grand dam ! – à toute incursion dans ces hauts lieux du patrimoine de la culture internationale que passent pour être nos fameuses "barres" monumentales de banlieues, leurs fresques polychromes, leurs pittoresques animations pyrotechniques nocturnes, la toujours imprévisible créativité de leur living theater, etc., etc. Je ne suis pas un obsédé de la grosse magouille mondialisante, plus ou moins télécommandée par la nébuleuse ex-Trilatérale, ses énormes capitaux (quoique très parcimonieusement consentis) et son fantasme quasi séculaire de gouvernance planétaire post-démocratique. S’y révèle surtout, de la part de ses instances, plus d’intérêt que n’en portent les Français eux-mêmes à la califabilité-à-la-place-du-calife de Nico dit le Nettoyeur ou le nouveau Vizir, la lessive au Kärcher, c’est-à-dire à sa capacité à satisfaire au premier des critères d’un candidat finançable : être à même de conduire une politique anti-nationale avec le soutien de la nation.
Quant à l’intéressé, l’enjeu immédiat de son agitation est clair : il s’échine à reconquérir, auprès de ces autorités, une crédibilité naguère mise à mal par la présomption de carences comportementales qui auraient pu, par trop inopportunément, sembler n’être pas que publiques. C’est de toute évidence un homme qui n’avait plus rien à perdre, se voyant suspendus les soutiens jusqu’alors escomptés de la haute finance, qui s’est lancé au lance-flammes sur nos banlieues dont il était mieux placé que personne pour connaître l’inflammabilité.
Toutes ces circonstances, donc, ne m’intéressent que médiocrement. Voici maintenant où je voulais en venir.

       Ce qui est en effet visé ici, par le très populaire vizir matamore hystérisant, c’est bien, comme nous le confirment ses marionnettistes, le modèle social français, il ne s’en est jamais caché, mais cette fois au cœur même de la cible, justement l’intégration républicaine à la française, et encore plus précisément, touchant plus directement à la spécificité nationale de ce modèle, c’est-à-dire à l’absurde exception culturelle que constitue la France comme ultime obstacle à l’expansionnisme anglo-saxon de la Paneuramérican-express, le principe républicain de la laïcité auquel se veut subordonné notre processus d’intégration et dont la kärchérisation est devenue l’un des objectifs obsessionnels de son vaste programme de destruction.
Car tout de même, il faudrait bien un jour que les 56% de Français qui, selon un récent sondage, « approuvent l’attitude de Nicolas Sarkozy » dans la crise des banlieues, finissent par prendre un peu de recul sur ce qui s’est vraiment passé –je l’espère avant 2007, encore que je ne partage guère l’optimisme de ceux de mes compagnons de combat que je vois, depuis le 29 mai, saisis d’une si enthousiaste populolâtrie qu’ils croient pouvoir faire du référendum d’initiative populaire la clef du gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple.

       Doit-on rappeler que les banlieues n’ont pas attendu le 27 octobre pour entrer en état de crise ? Et que si l’on parle de la gestion de cette crise par l’actuel gesticulateur de l’Intérieur, il conviendrait de commencer par dénoncer sa politique d’aggravation méthodique de la situation, d’abord en détruisant le dispositif de prévention mis en place par Jean-Pierre Chevènement :
– d’une part par la désactivation d’organes d’évaluation tels que le SAIVU, le système d’analyse informatique des violences urbaines qui enregistrait les chiffres de la délinquance collectés à la fois par la Direction Centrale de la Sécurité publique et par les Renseignements Généraux (la fameuse "culture du résultat" supposant bien naturellement, dans son optique, de s’interdire toute appréciation un tant soit peu objective des résultats !) ;
– d’autre part, par l’abandon d’une pratique de l’action policière initiée grâce à l’instauration d’une police de proximité à laquelle avait été donné pour fonction explicite, selon les termes du même Chevènement, « de modifier le rapport de la police et de la population en territorialisant l’action » et qui avait pourtant déjà eu le temps de prouver son efficacité sur le terrain, personne ne le conteste ;
– enfin, par une diminution drastique des crédits à ces associations à la survie desquelles on doit sans doute également qu’en dépit des pleurnicheries du « premier flic de France », à l’heure où j’écris, les émeutes proprement dites n’aient pas encore causé un seul mort et que, contrairement à ce que l’on entend répéter à longueur d’ondes, le retour progressif au calme se soit amorcé dès avant la déclaration de l’état d’urgence, bien plutôt qu’il ne l’a suivie, alors qu’on pouvait craindre, au contraire, que le processus n’en fût interrompu, comme il y a encore tout lieu de le redouter d’une politique particulièrement imaginative en matière de provocations.

       Mais ce n’est pas tout : chacun garde en mémoire la promulgation (toujours pour la plus grande satisfaction de l’opinion publique) de tout un arsenal d’interdictions inapplicables dont l’inconséquence n’était que de discréditer encore un peu plus la police et la loi en criminalisant ce qu’on n’avait aucun moyen de réprimer, tout en augmentant le sentiment d’illégalité usuelle des comportements et en réduisant à une esbroufe grotesque le théoriquement concevable principe de la "tolérance zéro", américanisme non moins, déjà, provocateur où l’on comptait surtout bien faire entendre que, désormais, ce serait l’intolérance absolue la vertu suprême et les "quartiers", des ghettos.
Et moi je dis que ce dont il faut avant tout s’étonner, c’est de l’incroyable résistance du tissu social de ces cités à la désastreuse entreprise de dégradation et de démoralisation qu’elles ont eu à subir de notre ennemi public n°1. Et que c’est si vrai que, pour en arriver à ses fins, il n’a pas pu faire autrement que de descendre lui-même arpenter les rues, avec force gesticulations, roulements d’épaule et vociférations, œillades furibardes, apostrophes aux fenêtres, invectives en tous genres, sous protection rapprochée, il va sans dire : bref de s’exposer à passer lui-même pour une sale racaille de pyromane, avec des attitudes et un langage de racaille –et voilà qu’on nous raconte maintenant, et pas seulement lui, et de bons esprits qui nous la jouent « ni droite ni gauche », qu’il n’y avait que dans ce langage qu’il pouvait se rendre audible aux populations qu’il prétendait protéger de ladite racaille !

       Je n’ai pas grandi dans une cité, loin s’en faut, mais je n’ai pas besoin de beaucoup d’imagination pour me douter que, même dans une cité, on est capable d’entendre la différence de registre sur lequel s’exprime un responsable politique dans une rue de Clichy-sous-bois et à l’écran, quand il explique, sans le redire, devant Arlette Chabot, ce qu’il a dit à Clichy-sous-bois. Et que si on me parle en racaille, c’est qu’on me prend, moi aussi, pour de la racaille.
Et il faut arrêter, les demi-habiles et intellos de salon, de nous couper les cheveux en quatre : quand on nettoie, c’est ce qu’on nettoie qui est sale, et ce n’est pas la saleté qu’on nettoie –et au Kärcher, c’est violemment. Et peut-être que d’être passé par Polytechnique, l’ENA ou même HEC permet de subtiliser jusqu’à se prouver qu’un mur est un graffiti, mais pour ce qui est de convaincre un supposé analphabète que quand on lui dit noir, c’est blanc, je ne connais aucune école, et heureusement, qui puisse en relever le défi. Et ceux qui s’autorisent un usage aussi pervers de leur intelligence n’auront jamais rien à répondre à la pure indignation d’un Lilian Thuram, si ce n’est pour tenter vainement de le discréditer par des propos de vraie racaille de Neuilly-sur-Seine, en prétendant l’exclure du débat au prétexte de ses actuelles conditions de vie. Le compulso-passionnel aura beau se contorsionner, il n’arrivera jamais à persuader ceux de la cité qu’il est plus proche d’eux que le plus loin d’entre eux qui, du plus loin qu’il s’en soit sorti, revendique toujours d’en sortir.
En fait, la cible, c’était justement bien la France des blacks-blancs-beurs et Lilian Thuram avait parlé pour elle. Et il a suffi d’une jeune racaille de banlieue à protester du "total respect" qu’il rendait au héros qu’on venait d’essayer de lui saloper pour clouer définitivement le bec, sur ce sujet, du Nettoyeur aux mains sales. Mais qu’à cela ne tienne ! Après avoir accumulé assez de barils pour qu’il vaille de mettre le feu aux poudres, il se précipite en chercher de nouveaux –et vous savez pourquoi ? Parce que l’incendie ne se propage pas dans la direction qu’il espérait !

       Il s’en est pourtant donné du mal, depuis un certain temps, pour imprimer une orientation communautariste à la révolte qu’il a suscitée : ces providentielles grenades lacrymogènes, dès le deuxième jour d’émeutes, juste à la porte d’un lieu de prière musulman, dont il faut attendre plus d’une semaine pour apprendre qu’elles ne sont pas entrées à l’intérieur et qu’il n’y a plus à se demander d’où elles ont pu tomber quand il suffit de montrer où, à supposer qu’il y ait eu besoin d’autant de temps, c’était donc si difficile, entre-temps, d’en présenter des excuses conditionnelles ? Notre illusionniste expert en communication démago aurait donc perdu, pour l’occasion, le sens de l’efficacité du verbe ? Et la référence claironnée à la loi du 3 avril 1955 pour justifier la proclamation solennelle d’un état d’urgence dont on s’est dispensé en mai 68, en outre inutile à l’application d’un couvre-feu en usage l’été à Orléans depuis 2001, mais qui nous renvoie surtout opportunément à la guerre d’Algérie et au vécu des parents et grands-parents des émeutiers ciblés de la communauté musulmane magrhebine, qui en est l’inspirateur, sous menace éventuelle de démission ? Et qui, le bouillant orateur apostrophant à l’Assemblée, dans les heures qui suivent, le Premier ministre en personne, pour lui annoncer que « oui, Monsieur le Premier ministre » –histoire qu’on se dise bien que c’est lui qui l’impose au gouvernement–, même les étrangers en situation régulière ayant fait l’objet d’une condamnation seraient reconduits chez eux, au bon plaisir de Son Omnipotence hystérissime, capable de rétablir selon son caprice l’illégalité de la double peine avec autant de facilité qu’il l’avait supprimée ?

       Ce qu’il ne fera pas, bien entendu, sinon dans les limites strictement précisées par la loi en vigueur. C’est encore de la pure provocation verbale.
Et en attendant, il n’en manquera pas, naturellement, pour imputer à la Vème République la surprenante passivité, ici, des parlementaires, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’hémicycle. Et qui préféreront s’en prendre, comme d’habitude, à la Constitution plutôt qu’à ceux-là même qu’ils encouragent au contraire à la déconsidérer, à la bafouer ou à la laisser bafouer en long, en large et en travers, et qui en feraient autant de n’importe quelle autre, puisque ce n’est aucune Constitution qui se trouve ici mise en cause, mais le simple respect du droit, et devant l’ensemble de ceux qui ont l’insigne dignité de le dire et de l’appliquer.
Or quelle Constitution au monde pourra-t-elle jamais empêcher que soient sapées jusqu’aux fondations mêmes de toute Constitution ? Ils nous prétendent se scandaliser d’un Président monarque parce qu’élu au suffrage direct (vraiment le comble de l’aberration!) et ils ne s’aperçoivent même pas que celui qui les gouverne ce n’est ni ce Président, ni même le Premier ministre, c’est un tribun démago, simple agent de l’Intérieur d’une nouvelle Internationale de blanchisseurs de tous les pays, résolus à blanchir toujours plus blanc.

       Mais ne nous y trompons pas : son rêve euraméricain n’a pas plus à voir avec le triomphe de la race blanche façon Ku Klux Klan qu’avec l’exaltation d’une France black-blanc-beur : il ne cherche qu’à introduire, dans la société française, une mondialisation à l’anglo-saxonne par le biais de revendications communautaristes à la fois ethniques, religieuses et culturelles qu’il fait tout pour favoriser, parce qu’il en escompte l’éclatement de la notion républicaine d’intérêt général en une multiplication d’intérêts particuliers sur le chevauchement desquels il espère pouvoir surfer, à l’image de cette pseudo-démocratie américaine dont il se trouve encore des élites, chez nous, pour cultiver, parfois même en toute naïveté, une incompréhensible adulation. Et il en attend bien évidemment surtout la péremption, à terme, de toute idée d’une collectivité nationale, comme de l’échelle politique à laquelle peut seulement se concevoir la maîtrise, par un peuple, de l’orientation de son Histoire.
C’est en cela qu’il est en effet anti-lepéniste et que lui, au moins, est absolument sincère et conséquent lorsqu’il amalgame les scrutins du 21 avril 2002 et du 29 mai 2005. Et c’est pourquoi il n’aura aucun mal à s’attirer, le jour venu, un certain électorat de la gauche rose-verte, une gauche dont j’ai cessé de sous-estimer l’esprit revanchard et cette blessure d’orgueil, qui ne se refermera jamais, d’avoir sacrifié en vain ses idéaux et ses engagements écrits sur les conditions minimales d’un fédéralisme européen compatible avec son prétendu socialisme, simplement pour se trouver dans ce qu’elle présumait à tort devoir être le camp des vainqueurs.

       Il n’y a rien qui puisse cautériser une telle plaie : d’avoir trahi pour perdre. Elle purule encore de rancœur et de haine, chez nos vieux collabos : mutatis mutandis, comment imaginer qu’elle aura cicatrisé en deux ans, chez les Oui "de gauche" au TCE ? Et qu’on ne m’objecte pas qu’il n’a pas fait de morts : c’était aussi pour épargner des vies qu’on pouvait choisir la Collaboration. Et pour cette raison qu’elle aura continué d’être défendue par ceux qui l’auront choisie. Les seuls criminels et criminogènes inconséquents étaient à leurs yeux déjà, si je ne m’abuse, dans le maquis.
On assiste aujourd’hui exactement à la même tentative de retournement de la culpabilité à l’égard de ceux qui s’obstinent à combattre l’expansionnisme anglo-saxon. Et à la même imperturbable assurance de travailler dans le sens de l’Histoire et d’être du bon côté, c’est-à-dire du côté des plus forts, du côté de la force. Avec, dans le meilleur des cas, cette idée de Gribouille, dont on s’évertue naïvement à nous persuader, que la seule façon de ne pas se laisser américaniser, c’est de devenir encore plus américains que les Américains, c’est-à-dire, en toute occurrence, de cesser de penser, de vouloir, de rêver le monde autrement qu’il n’est, autrement qu’américain.

       C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre la tactique de harcèlement du très zélé télé-vizir contre le principe de la laïcité à la française. En jouant le communautarisme contre la laïcité. En insistant complaisamment (et pour le coup sans se cacher, dans une émission de grande écoute, sur la 2, juste avant le périlleux pont du 11 novembre, de complaire, cette fois, aux électeurs de Le Pen) sur la difficulté spécifique d’intégration de certaines catégories d’immigrés (en particulier, sans doute, celle dont on allait s’occuper d’attaquer, de nouveau, une mosquée).
Or ce qui est très remarquable, pour l’heure, c’est que juste à l’inverse de l’interprétation que les relais médiatiques étrangers, surtout anglo-saxons, se sont efforcés, jusqu’ici en vain, d’accréditer, de répandre et d’imposer même, et d’abord, aux principaux intéressés de cette révolte, leur protestation continue de n’être ni raciale, ni culturelle, ni religieuse, ni communautariste, ni anti-laïque, elle demeure, en dépit de toutes les tentatives de la détourner de son véritable sens, d’inspiration essentiellement républicaine, c’est-à-dire prioritairement égalitaire –et bien plutôt que raciale, anti-raciste, même s’il peut déplaire à certains de l’entendre.

       La France des cités réussit à ne toujours pas céder au formidable travail d’intox dont elle est la cible mondialisée, elle persiste à ne rien vouloir d’autre que rappeler la France à elle-même, aux principes qu’elle en a justement intégrés : c’est la force de ces principes justement que d’avoir pu être intégrés dans la plus catastrophique indigence de toute politique d’intégration. Et cette France qui en appelle à la France par-delà l’insuffisance et l’indignité dramatiques d’une majorité de Français, c’est elle qui atteste aujourd’hui, non pas certes, aucunement, de notre capacité à l’intégrer, mais de la nécessité que nous réintégrions notre propre identité, notre propre Histoire, l’idéal vital et concret qui nous constitue.
Et elle nous révèle en même temps le seul sens dans lequel il y ait un sens à parler d’intégration, et d’intégration "à la française". Car elle est aussi loin de l’assimilation nutritive que de l’enkystement communautariste. Elle n’est pas un processus biologique, plus ou moins naturel, et elle ne consiste ni à réduire l’autre à sa propre substance ni à l’enfermer dans son altérité. Elle est un constant travail d’ouverture à l’autre dans le respect d’une différence qu’elle ne l’appelle pas à dépasser, au sens où elle prétendrait se situer au-dessus de toutes les différences, mais qu’elle présuppose n’être en rien exclusive de la possibilité d’une communication de liberté à liberté : où chacune puisse reconnaître l’autre comme son égale, comme une égale capacité de se déterminer, en deçà d’aucune des déterminations qu’elle demeure libre, à l’intime d’elle-même, de recevoir ou de se donner.
Telle est la signification du principe de la laïcité. Elle réside moins, pour chacun, dans une occultation de tout signe d’appartenance à quelque identité que ce soit que dans l’exposition de son ouverture à toute possibilité de détermination, y compris la plus criminelle à ses propres yeux, dans le refus de limiter l’autre, comme de se laisser limiter par lui, à quelque image ou présomption ou stéréotype réducteur de ce dont est capable sa liberté.

       C’est aussi ce qui fait que, pour un laïque républicain, il n’y a ni voyou ni racaille, surtout quand il parle au nom de l’Etat, il y a des actes ou des comportements plus ou moins criminels et inadmissibles, voire inqualifiables, dont les auteurs ne peuvent être jugés coupables que dans la mesure où ils auraient été capables de ne pas l’être. Le respect de la laïcité commence là. Et de la laïcité comme condition du respect.
Aussi est-ce à juste titre que J-P Chevènement n’a cessé de préciser et de restreindre le sens dans lequel il avait parlé de "sauvageons" en rappelant qu’un sauvageon est un "arbre non greffé". Il est vrai qu’au-delà de la nécessité (pour le moins malencontreuse) d’une explication, l’image a déjà l’inconvénient d’évoquer, dans son naturalisme, une forme de déterminisme et une idée de l’éducation comme conditionnement, tout à l’opposé de l’idéal éducatif républicain, et particulièrement laïque "à la française". Mais il faut tout de suite ajouter que ce déterminisme n’apparaît qu’autant qu’est rappelée l’exacte signification du terme, qui oblige alors à n’y entendre qu’une simple image. A défaut de quoi, l’état sauvage renvoie plutôt à la liberté qu’à la nécessité, la maladresse demeurant, bien sûr, que cette liberté se comprend aussitôt comme celle d’un primitif barbare dont le pire est à craindre, et dont la barbarie ne s’oppose plus à la nécessité, mais à la civilisation, avec tout ce qu’une telle opposition peut comporter, aujourd’hui encore, de racisme plus ou moins latent.
Reste que Chevènement a pris la peine de dissiper le malentendu et ne manque jamais une occasion de recommencer, ce qui suffit à l’affranchir de ce soupçon auquel persistent à le soumettre certains, nettement moins bien intentionnés que lui. En tout état de cause, nul ne peut lui contester, à s’en tenir à ce qu’il répète avoir voulu dire, et qu’il a effectivement dit, d’avoir visé juste en accusant d’abord un déficit éducatif dans les cités, où il signalait la première des causes d’une marginalisation intenable sur le long terme et la plus décisive des carences à combler.

       La répression des fautes n’est que l’ordinaire de l’Etat de droit. Mais elle suppose d’abord la présence d’une autorité publique, et dont la fonction ne se réduise justement pas à l’intervention répressive ponctuelle.
Un policier ne doit pas apparaître comme celui qui n’arrive jamais qu’une fois le délit commis, pour menotter ou poursuivre. A fortiori, l’autorité en général ne doit-elle pas apparaître comme exclusivement policière, ni non plus l’autorité policière comme opposable à l’autorité civile. C’était au contraire le sens de la police de proximité que d’assurer un relais entre l’autorité répressive et celle, non pas préventive (la prévention ne s’inscrivant elle-même que dans la perspective de la criminalité), mais positivement éducative ou, pour mieux dire (parlant d’autorité publique, ni substitut, ni même complément de l’autorité parentale, y compris lorsqu’elle est présumée déficiente), ce que j’appellerai, tout simplement, pour mon compte, l’autorité enseignante, en quelque discipline qu’elle s’exerce, théorique, pratique, technique, sportive, ludique même, à la fois socialisatrice et libératrice et, pour cette raison, la plus explicitement, explicativement, éducativement laïque, c’est-à-dire ouverte et ouvrante, "apéritive", au sens étymologique du terme.

       C’est précisément là, dans le domaine de l’enseignement, que doit s’appliquer juste l’inverse de ce qu’on entend généralement par la discrimination positive, qui n’a que l’inconvénient de rester tout aussi discriminatoire que l’autre, dès lors qu’elle ne discrimine toujours qu’a posteriori, au lieu de se donner les moyens d’une véritable indiscriminabilité.
Il ne s’agit pas d’angéliser en ignorant la réalité de la discrimination, bien au contraire : il s’agit de compenser méthodiquement les inégalités de condition de l’enseignement et même de réception de ses effets sur le marché du travail et pour ce faire, d’étendre à l’échelle nationale ce qui se pratique ou devrait se pratiquer à l’échelle d’un établissement ou même d’une seule classe.
Tout le monde sait bien que la valeur d’un enseignant ne se mesure pas à sa capacité à augmenter l’écart de niveau entre les meilleurs et les moins bons, ni même à le réduire à la moyenne des extrêmes : son travail consiste à faire en sorte que l’exigence de clarification requise par les plus faibles les élève sans cesser de profiter aux plus forts (auxquels, de toute façon, il n’est rien qui ne profite).
D’où il suit que le meilleur enseignement est réputé celui dont profitent le plus les moins bons de ses bénéficiaires et qu’un enseignant passe pour d’autant meilleur qu’il se montre plus efficace pour ses élèves les plus faibles et réussit à convaincre jusqu’aux plus forts de n’avoir qu’à gagner au surcroît de temps, d’énergie et d’attention qu’il consacre (visiblement ou non) au dernier de sa classe. On le voit le mieux dans ces deux disciplines supposées les plus discriminantes (en ce qu’elles impliqueraient le plus de dispositions innées) que sont les mathématiques et la philosophie : ce qui a pour moi valeur d’a fortiori.

       L’école est, en ce sens, le lieu par excellence de l’exercice des valeurs proprement républicaines. Et c’est en conformité à son esprit que les cités doivent devenir l’objet d’une polarisation prioritaire de l’"Education nationale", non pas sous la forme caricaturale de zones d’éducation prioritaire analogues aux services des urgences d’un centre hospitalier, mais par une véritable réorganisation de la vie de la cité autour de "pôles d’excellence" de l’enseignement, expressément destinés à couvrir l’ensemble d’un cursus complet, de la maternelle aux études supérieures, c’est-à-dire, progressivement, incluant des classes préparatoires aux grandes écoles, aussi bien scientifiques et commerciales que littéraires, comme autant de défis à l’indigence des conditions matérielles dans lesquelles exercer l’attraction de cet idéal de formation et de préparation aux plus hautes fonctions de la société.
Cela en commençant, naturellement, par le commencement et le plus décisif, à savoir l’enseignement élémentaire et primaire –dont l’évaluation des résultats comporte, en outre, cet avantage d’être à échéance électorale.
Je ne me fais aucune illusion sur la convertibilité, plus ou moins laborieuse, d’un trafiquant de neige en un fanatique du tableau noir et j’ajouterai même que je respecte la liberté jusque dans ses pires dévoiements. Et que c’est justement ce respect qui me permet d’en juger coupables tel ou tel usages définis. Qu’on me pardonne ce retour à ma philosophie de Terminale : je ne suis pas un partisan du prédéterminisme totalitaire d’une certaine bien-pensance. Pour moi, la prévention n’est pas de prévenir le crime, c’est juste au contraire de permettre qu’il soit réellement libre, c’est-à-dire vraiment criminel. Mais pour qu’il soit réellement libre, il faut qu’une autre possibilité se présente et qu’elle présente, sinon autant de facilité, au moins autant d’attrait, en soi, que celle de la criminalité.

       On aura bien compris que je ne préconise pas de laisser les trafiquants à leur trafic : il faut seulement accepter que certaines libertés se soient déjà condamnées, nous aient déjà devancés dans l’engrenage résolu du crime. Ce n’est pas sur elles qu’on peut compter, même si l’on est bien obligé de compter avec, mais sur celles qui viennent et que même les premières, elles aussi, ne peuvent que souhaiter voir prendre un autre chemin. Je n’imagine pas le pire des criminels vouloir pour l’enfant qui lui arrive le destin qu’il se serait, fût-ce le plus librement, choisi.
Les enfants de la République, dont nous aura parlé, le 14 novembre, le lamentable Monsieur 82%, 82% d’espoir pour ces enfants qui, le soir même du rejet de Le Pen à 82%, croisaient les étendards de la France et de leurs parents (à la lettre autant que dans l'esprit fidèles à cette fraternisation tant alléguée, en leur temps, par les partisans de l’Algérie française dont Le Pen demeure l'un des inoxydables survivants), dans l’allégresse d’une réconciliation pleine de promesses qui ne seraient pas tenues, de la promesse de cette France d’au-delà de la France, de cette capacité de la France à n’être jamais autant elle-même qu’en étant le plus à tous, le plus fraternellement, le plus également, le plus librement à tous, a-t-on jamais mesuré la profondeur de leur déception ?
Je ne veux même pas parler de ce qu’on nous propose aujourd’hui, de cette minable myopie mentale, infichue de penser à l’échelle de la nation, c’est-à-dire des générations à venir, ne serait-ce que de la prochaine qui vient. La vérité, c’est que les enfants de la République, il reste encore à la République à les enfanter.

 






IX- Précisions sur une référence gaulliste

(1er novembre)


 

       On m’a demandé la source de la citation de de Gaulle qui ouvre la conclusion du texte précédent et que je reproduis ci-dessous :

« Le marché, Peyrefitte, il a du bon. Il oblige les gens à se dégourdir, il donne une prime aux meilleurs, il encourage à dépasser les autres et à se dépasser soi-même. Mais, en même temps, il fabrique des injustices, il installe des monopoles, il favorise les tricheurs. Alors, ne soyez pas aveugle en face du marché. Il ne faut pas s’imaginer qu’il règlera tout seul les problèmes. Le marché n’est pas au-dessus de la nation et de l’Etat. C’est la nation, c’est l’Etat qui doivent surplomber le marché. Si le marché régnait en maître, ce sont les Américains qui régneraient en maîtres sur lui ; ce sont les multinationales, qui ne sont pas plus multinationales que l’OTAN. Tout ça n’est qu’un simple camouflage de l’hégémonie américaine. Si nous suivions le marché les yeux fermés, nous nous ferions coloniser par les Américains. Nous n’existerions plus, nous Européens ».

       Je suis heureux que cette question de la source me soit posée, au moins pour ce qu’elle peut témoigner d’incrédulité ou de doute sur l’authenticité du propos –et donc d’abord d’étonnement et, partant, d’attention : une attention étonnée qui m’est une quasi garantie de re-lecture !
Il y a en effet trois sujets d’étonnement, à mes yeux éminemment significatifs, dans les quelques lignes en question. Et l’intérêt de la source est bien, en raison même de sa nature, d’authentifier ou de confirmer, comme on va le voir, le triple paradoxe qui justifie cet étonnement.

       J’énonce d’abord le triple paradoxe : en premier lieu, l’incroyable actualité du propos et que ce soit seulement le débat sur le TCE qui l’ait mise en évidence dans les motifs, désormais reconnus, de son rejet ; en second lieu, le fondement, clairement égalitaire, de l’antilibéralisme de principe ici affirmé par de Gaulle ; enfin, sa revendication d’une identité européenne dans la seule perspective de laquelle on observe qu’il faut inscrire ce qu’on a stupidement appelé son "anti-américanisme"…
Triple paradoxe, parce que, sur ces trois points, se trouve contredite une opinion reçue le concernant : sur le dernier point, contredite l’image d’un de Gaulle prioritairement nationaliste, aussi anti-européen qu’anti-américain, par simple obstination sénile à s’accrocher à "une certaine idée de la France", d’inspiration plus ou moins enfantine, sinon infantile ; sur le second, contredite l’image d’un de Gaulle dont le dirigisme ou l’antilibéralisme économique ne serait que le pendant de son autoritarisme ou antilibéralisme politique, un inamissible héritage de sa formation militaire de Général, toujours tenté par la dictature, lâchons-nous (avec la bénédiction des plus hautes autorités historiennes), un bonapartisme chronique, en état de "coup d’Etat permanent", etc., etc…; et sur le premier point, contredite, bien sûr, la si satisfaisante synthèse d’un volontarisme antimoderne, résolument tourné vers le passé, un passé dépassé, sans vision d’avenir, définitivement bloqué à la Résistance de « l’homme de la Résistance », résistance en définitive caractérielle à toute évolution, au déterminisme évolutif du monde en marche.

       Archaïsme réactionnaire, étatisme rigide et nationalisme mégalomaniaque, tous ces traits s’accordent si parfaitement à nous dessiner une caricature si cohérente qu’on ne saurait lui contester d’être plus vraie que nature. N’était-il pas lui-même une vivante caricature ?
Tout ce qu’on pourra dès lors opposer, de la bouche même de de Gaulle, à ce qui en sature les phylactères, ne pèsera certainement jamais plus que la plus volumineuse des bulles échappée, de mémoire de bulle, d’une pipette collégienne. L’amusant ici, en même temps qu’instructif, c’est que le pipelet soit Alain Peyrefitte et que la parution de son hagiographie, sous le titre C’était de Gaulle (tome I, p.523-524), soit datée de 1997, époque antérieure de plusieurs années à l’état le plus embryonnaire d’un encore improbable TCE : je le note pour ceux qui porteraient le soupçon jusqu’à prêter à l’auteur de ces quelque deux mille pages on ne sait trop quelle intention politiquement maligne.
Mais si je dis que c’est amusant autant qu’instructif, c’est simplement parce que Peyrefitte est sans doute, parmi tous les gaullistes "historiques", l’un de ceux qui, en matière d’économie, s’est le plus réclamé devant de Gaulle, avec le plus de constance et de clarté, de la doctrine libérale et des vertus de la loi du marché. Devant de Gaulle et après de Gaulle, jusqu’au moment de la parution de son bouquin. S’il y a donc, sur ce sujet, un témoin digne de foi et qu’on aurait pu au contraire présumer a priori suspect d’avoir voulu "libéraliser" de Gaulle, plutôt que de se montrer toujours, face à lui, dans le mauvais rôle, celui de l’éternel rabroué, c’est bien ce témoin là.
Et finalement...supposons-le aussi pervers qu’on voudra, imaginons un instant une reconstitution totalement fictive, dépourvue de toute valeur historique : ce qu’il resterait à en retenir, ce serait tout de même une sacrée cohérence, un de Gaulle qui tiendrait sacrément bien la route, en effet, de bout en bout (je veux dire en incluant le référendum de 69, par-delà Pompidou), et qui donnerait tout son sens à un certain nombre de déclarations que s’obstineront à ne jamais comprendre ceux qui, tout simplement, ne veulent pas comprendre.

       Ainsi la fameuse tautologie : « l’Europe sera européenne…ou elle ne sera pas ! » qui semble déjà bien avoir fait scandale à l’époque, immédiatement interprétée, il va sans dire, déjà comme une déclaration anti-européenne. D’après tous mes témoignages, de fait, à l’époque déjà, pour ne pas être anti-européen, il fallait être à la fois hyper-atlantiste, jusqu’à l’américanolâtrie, et ultra-fédéraliste, jusqu’à un supranationalisme qui n’avait pas (encore) peur de son nom.
Il faut se rendre à cette évidence, les "modernes" d’il y a un demi-siècle n’ont pas bougé d’un pouce : ils ont juste rebaptisé "fédéralisme" leur frénétique impatience d’une Europe supranationale et "mondialisation heureuse" leur incontinente américanomanie. Leur sens à œillères de l’Histoire est pour toujours celui d’une Histoire à sens unique et ils ont depuis toujours une sidérante capacité à échouer, à ne tirer aucune leçon de leurs échecs et à rester persuadés d’être du bon côté, c’est-à-dire du côté de l’avenir, sans autre tort, jamais, que d’avoir eu trop tôt raison…simplement de plus en plus trop tôt ! Plus l’horizon de leur triomphe recule, plus ils triomphent de l’avoir anticipé de plus loin. C’est hallucinant de suffisance et d’immobilisme sur le fond.
Et ce qui m’a le plus étonné, à la lecture du Peyrefitte, c’est à quel point la figure de de Gaulle se démarque d’un tel bloc d’inertielle certitude. C’est quelqu’un qui ne cesse de solliciter la confrontation, sinon même l’affrontement. A la limite, ceux de son avis ne l’intéressent pas : c’est à peine s’il les écoute. Et sa réceptivité s’intensifie à proportion de sa distance. Je me demande si ce n’est pas uniquement là, dans une pareille ouverture à sa contradiction, qu’il puise autant de force de conviction, une fois son jugement fait.

       Surtout, il me semble comprendre la fascination qu’il pouvait exercer sur tous ses interlocuteurs. Je crois, là aussi contrairement à une opinion reçue, qu’elle était d’ordre proprement intellectuel : c’est un esprit (en tout cas, tel qu’il est présenté ici) d’une fulgurante rapidité. Avec une capacité à viser droit au cœur de la cible, en particulier à trouver instantanément le défaut de la cuirasse dans la proposition la plus complexe et la mieux argumentée, une acuité qui laisse, la plupart du temps, l’interlocuteur interloqué, parfois sous le coup d’une formule magique, totalement désarmante (je préfère ne pas en donner d’exemple, précisément parce qu’elles ne prennent leur véritable relief que dans les contextes les plus alambiqués). En même temps, ce sont justement ces répliques sans réplique où l’on perçoit le mieux son degré d’écoute. Et sa surprenante plasticité mentale. Ca devait être, en effet, assez impressionnant. Ce qui l’est, en tout cas, c’est le nombre et le niveau, le caractère aussi, de ceux qu’il a impressionnés.
Je sais qu’il est généralement mal vu d’admirer. Encore plus de dire son admiration. Je ne suis pas sûr de toujours bien comprendre pourquoi. C’est peut-être une forme de pudeur. Moi, j’aime bien. J’ai le sentiment qu’admirer m’élève. Autant que mépriser m’abaisse. Du coup, j’en veux plus encore à ceux que je méprise de me contraindre à les mépriser. Il faudrait pouvoir porter son regard ailleurs : malheureusement, ceux qui suscitent le plus de mépris sont aussi souvent ceux qui s’exhibent le plus. Qui tiennent le plus à ce qu’on ne puisse y échapper. La dérision est une bonne issue à cette passion triste.

       Ce qui est sûr, quand on lit le témoignage de Peyrefitte, c’est qu’on est obligé de se dire que, dans l’hypothèse où il aurait embelli le portrait, ce qu’il y aurait ajouté de son cru prouverait un talent et un style qu’on ne lui voit pas dans ce qu’il revendique de sien, ici non plus qu’ailleurs (car l’auteur fut prolixe).
Cela dit, je ne trouverai jamais d’excuse à de Gaulle de s’être choisi Pompidou pour premier ministre (oui, je pourrais en trouver, mais je n’ai pas envie d’en chercher). A ce compte, je dois même avouer qu’en dépit de la citation que je viens de commenter, je ne me reconnais aucun moyen d’être vraiment certain (si probable que je me le figure) qu’il aurait préconisé le Non au TCE ! Ce qui n’entame en rien ma conviction qu’il aurait eu gravement tort de ne pas le faire. Et qu’il se serait alors trahi lui-même…Or ne se sera-t-il pas déjà trahi dans le choix de Pompidou ? Et nous avec !
C’est la raison pour laquelle, bien que je partage son opposition au collectivisme stalinien, je me méfie du de Gaulle auquel on prête la formule : « je n’aime pas les communistes, parce qu’ils sont communistes ». J’adhère de plein gré, en revanche, à la suite (qu’à vrai dire ce début n’est sans doute là que pour préparer) : « je n’aime pas les socialistes parce qu’ils ne sont pas socialistes ». Mais là où je me sens aux anges, et où il me semble que je le reconnais vraiment, c’est dans la chute : «…et je n’aime pas mes amis parce qu’ils n’aiment que l’argent ».

 






VIII- La voie française dans le monde qui vient

(en guise de contribution – exogène – au prochain congrès du Mans)
(11 septembre)


 

       C’est la terrible fécondité des temps de crise que de contraindre à en revenir aux fondements.
Dans les temps ordinaires, la stabilité même de notre socle nous le rend insensible. Nous en oublions le sol que nos pieds nous cachent, parce qu’ils y sont posés. Il faut la tempête pour nous rappeler que rien ne nous est acquis, que le navire est une construction et qu’il demande à être gouverné.
Nul doute que cette épreuve ne nous soit l’occasion de mesurer l’équilibre et la solidité du navire, comme d’observer ce qui pourrait en être amélioré. Mais la finalité immédiate n’en est que de mieux le connaître, de mieux en évaluer les ressources et les faiblesses afin de pouvoir plus efficacement faire corps avec lui, en réparer, voire en prévenir d’éventuelles avaries : que dirait-on, en revanche, d’un équipage qui voudrait, en pleine tempête, reconstruire le navire ?
Pardon de cet appel au bon sens, mais il s’impose devant la tentation d’un certain nombre d’acteurs politiques français de réagir à l’état de crise où est entrée l’Europe, depuis le Non au TCE de deux de ses peuples fondateurs, en ne proposant rien de moins, pour notre pays (ni surtout rien de plus, à l’heure qu’il est), que…de changer de Constitution ! Telle serait donc l’actuelle priorité.
Il est remarquable de constater qu’originaire d’une fraction de la gauche d’opposition au TCE (opposition dont les raisons demeurent d’ailleurs à clarifier, puisque ses tenants ont préféré, durant le débat référendaire, la "discipline du parti" à l’intérêt national), ce prurit constitutionnel n’a pas tardé à se propager avec une croissante virulence parmi les partisans les plus acharnés du Oui, particulièrement à gauche où il est déjà devenu (pour Jack Lang) un thème de pré-campagne présidentielle, mais aussi dans le courant le plus franchement libéral de la droite qui se réclame de l’UDF.
Il n’y a rien d’étonnant à cela. Indépendamment des motifs d’origine de ses initiateurs (bien avant la question du TCE), ce projet de changement de Constitution arrive à point nommé (d’où sa soudaine amplification) pour permettre à la majorité de la "classe politique", résolue à ignorer notre Non, de nous paraître néanmoins en avoir pris la mesure en y proposant une réponse d’une égale gravité, mais qui fasse totalement abstraction du sens de la nôtre, le 29 mai, et des conséquences que nous sommes en droit d’en attendre, à l’échelle nationale.
Or cette abstraction même ne doit pas nous leurrer. En réalité, elle n’est destinée qu’à servir d’écran à l’accélération programmée de la destruction de ce qu’il est convenu de nommer, dubitativement, le « modèle français », c’est-à-dire, en fait, républicain.

C’est ce que je compte montrer, dans le texte qui suit.

Je m’attacherai d’abord à dégager les ressorts cachés (du reste, à peine) sur lesquels je pense que s’appuie aujourd’hui cette entreprise ( I ). Puis j’examinerai, de front, à quel type de légitimité elle peut prétendre, institutionnellement ( II ), avant de proposer, pour en approfondir la critique, mon analyse, positive, de l’organisation actuelle des pouvoirs ( III ). A partir de quoi je m’efforcerai de mettre en lumière l’adéquation spécifique de cette organisation au projet social français, d’abord tel qu’il s’inscrit dans l’Histoire en cours, c’est-à-dire aussi à venir ( IV ) et, enfin, quant à ses implications économiques, en tant que projet, non seulement particulier à la France, mais ouvert à l’universel, c’est-à-dire à une certaine idée de l’homme : de l’humanité de l’homme ( V ).

Ce sera ma façon de répondre à l’exigence de clarification des fondements que demande à chacun d’entre nous, chacun dans la mesure de ses capacités, la situation de crise où nous sommes.
Et cet effort est aussi, vraiment, un appel.




I- Retour de quelques vieux démons



       Car dans la tempête que déchaîne l’antagonisme des forces en présence, le heurt où s’entrechoquent, d’un côté, la montée en puissance de la barbarie à visage "libéral" et, de l’autre, l’incessante impulsion d’une volonté de plus d’humanité en l’homme, le danger n’est pas tant à redouter de la force adverse brute que du défaitisme, voire de la haine de soi, qui peut saisir d’abord ceux de son propre camp et les atteindre de cet esprit de résignation, flatteusement rebaptisé, selon les contextes, "réalisme" ou "culture de gouvernement", comme si gouverner n’était que s’adapter au réel, et non l’adapter à sa volonté, comme si l’on pouvait, surtout, qualifier de "réaliste" l’incroyable prétention à circonscrire ses propres limites et celles de son possible.
Et ce danger est le plus redoutable, parce qu’il avance masqué : « Je suis des vôtres, ne vous y trompez pas. Mais rendons les armes : je vous dis que c’est ainsi que nous l’emporterons »…Et l’aplomb est confondant de tous ces praticiens du double langage et de la bilocation, un pied de chacun des deux côtés de chaque mur : de fait, quelle intelligence plus paisiblement sûre d’elle-même que l’intelligence…de l’ennemi ?
Ont-ils seulement des ennemis ? N’est-ce pas encore un peu primaire, « des ennemis » ?


       1- Le danger immédiat du « tout plutôt que français »

       A vrai dire, même ceux qui contestent ouvertement le « modèle français » se dispensent bien de préciser ce qu’ils entendent au juste par là, en se contentant de nous marteler que, puisque « ça ne marche pas », il faut aller « regarder ce qui marche ailleurs ».
Ma voiture est en panne. Comme je ne connais rien à la mécanique, au lieu d’ouvrir le capot…je cours en acheter une autre ! C’était un mauvais modèle. Que dis-je ? Ce n’était vraiment pas un modèle !
Appréciez le glissement sémantique. Le garagiste s’enquiert de mon modèle de voiture. Vous m’imaginez lui répondre : un modèle, cette voiture ? Vous plaisantez, Monsieur ! Je viens de vous dire qu’elle est en panne…De même, lorsqu’un scientifique parle d’un modèle économique ou social, voire d’un modèle mathématique, il serait bien étonné de l’inculture de l’étudiant qui croirait qu’on lui vante là le summum de l’économique, du social ou du mathématique.
Mais ce n’est pas un étudiant, ce n’est pas même un simple compulsif Sarkozy, c’est la quasi-totalité de l’élite intellectuelle de la nation qu’on voit se lever comme un seul homme claironnant : « Assez de cette arrogance d’oser parler d’un "modèle français" » ! Et comme on les présume tout de même assez instruites, ces élites, pour maîtriser au moins à peu près leur langue maternelle, on en vient tout naturellement à se demander si ce qui les offusque tellement dans l’idée d’un modèle français, c’est vraiment qu’on parle de modèle ou non pas plutôt qu’on puisse le dire français.
Et c’est alors qu’on s’aperçoit que leur contestation du dit "modèle" ne les conduit pas du tout à en chercher un nouveau, non moins original, c’est-à-dire, par nécessité pratique, par simple réalisme, non moins spécifiquement français, spécifiquement adapté à l’évolution et à l’orientation historique de la France : oubliez-moi tout cela ! Nous nous devons désormais à notre seule nouvelle ardente obligation, celle que fustigeait déjà Baudelaire, celle qui n’a jamais cessé de parer du nom de sa médiocre vertu mondaine les pires de nos démissions : « soyons modestes ! » Reconnaissons enfin notre faiblesse, notre petitesse, fondamentalement, notre inexistence. Expions surtout notre prétention à être nous-mêmes : soyons, par exemple…Danois !
Le Danemark, le modèle danois, voilà le dernier entichement des Lang et des Guigou ! Evidemment, comparés à nous, les Danois jouissent d’un énorme avantage, c’est qu’il y en a moins (et plus de dix fois moins !). Mais quand on a si bien su organiser la réforme (dont j’approuve le principe) de la réduction du temps de travail, on n’a vraiment rien à craindre de l’application de la flex-sécurité en France ! Vous n’avez qu’à nous regarder davantage à la télévision, vous vous reproduirez moins et, à la longue, vous verrez bien qu’on va vous le reproduire, nous, notre modèle danois ! En vraie petitesse (foin des fausses grandeurs !).
Sarkozy, lui en tout cas (parce qu’en fait, je suis un sous-marin sarkozyste), il a l’intelligence politique d’un minimum d’éclectisme : « je veux le meilleur pour la France ». A partir de là, pour autant qu’on le croie, il peut tout se permettre.
Et pourquoi ne pas le croire, puisque, rien qu’en le disant, il mise bien déjà réellement sur une aspiration nationale à laquelle il estime de son intérêt de répondre ? Peu nous importe qu’il soit ambitieux, et même au contraire, si son ambition passe par la nôtre. Du coup, quand il nous accuse d’arrogance, on comprend que ce n’est pas parce qu’il ne nous aime pas, parce qu’il ne s’aime pas, c’est une saine correction fraternelle, en vue de notre plus grand bien.
Dommage qu’on sache désormais ce qu’il entend par notre plus grand bien et sur quelle Europe il comptait pour "bouger" en quel sens quelle France : j’espère qu’on ne l’oubliera pas.
Mais la gauche a de quoi se méfier : maintenant que les Français ont le sentiment (peut-être à tort) d’avoir fermé la porte à la constitutionnalisation européenne de l’idéologie libérale, s’ils n’ont plus de choix, pour eux-mêmes, qu’entre un social-libéralisme concessif et plus ou moins honteux et un libéralisme plus ou moins social, mais triomphant et surtout ultravolontariste, ils n’auront nullement l’impression de se contredire en acceptant, le temps qu’il faudra, une bonne dose de libéralisme avoué qu’ils se croient (peut-être toujours à tort) assez déterminés pour contenir dans des limites qui le rendent compatible avec leur spécificité sociale.
Autrement dit, tout le travail actuel de la gauche de tenter d’accréditer une compatibilité idéologique de principe entre socialisme et libéralisme ne sert que Sarkozy.


       2- L’enjeu de la question constitutionnelle

       Malheureusement, ce qui le sert encore davantage, c’est l’effort du PS d’éluder toute question de fond en se cherchant une majorité interne qui fasse abstraction de ses divisions sur le TCE, dans une surenchère (entre libéraux et anti-libéraux) de concessions à une minorité jusqu’ici toujours ignorée, mais dont l’intérêt, en la circonstance, est qu’elle ne se distingue pratiquement que par sa seule revendication institutionnelle d’un changement de République : une VIème, dont il faudra qu’on nous explique un peu en détail comment ne pas l’assimiler à un simple retour amnésique (à moins qu’il ne soit nostalgique) à la IVème.
En tout cas, je doute que les Français acceptent, sous couvert d’une prétendue revalorisation du Parlement, une réduction proportionnelle du rôle du chef de l’Etat (je dis bien son rôle, je ne parle pas de son statut) en tant que seul à tenir directement son mandat de l’ensemble du peuple –ce qui reviendrait, qu’on le veuille ou non, à spolier le peuple d’une part décisive de sa capacité d’expression et d’orientation de sa politique sur le long terme et ce, au-delà de l’appartenance de celui qu’il s’est choisi, pour en être garant, à aucun parti ni à aucune coalition de partis.
Or ce jeu d’alliances politiciennes, caractéristique de la IVème République, pour n’aboutir à déterminer de majorité gouvernementale que sur des questions, sinon aussi marginales que celle du destin des bouilleurs de cru, sur laquelle fut renversé Mendès-France, à tout le moins extérieures aux enjeux prioritaires de la nation, c’est très précisément le genre de carnaval dont le PS, à défaut d’avoir pu en restaurer encore les flonflons à l’échelle de la France, n’a rien de plus pressé que de nous offrir d’ores et déjà le divertissant spectacle en son sein.
Mais enfin, puisque, d’une part, le tout-Solférino ne bruit plus que de ce changement de République dont l’urgence absolue contiendrait la clé de nos nombreux problèmes, à vrai dire surtout celui de savoir qui sera le candidat du PS aux prochaines présidentielles – ce qui, en effet, n’est pas rien – et que, d’autre part, je suis bien loin de considérer moi-même la question de la Constitution comme indifférente, mais tout au contraire d’un enjeu nodal pour le peuple et pour la nation (ou si l’on préfère, pour les générations à venir), je m’en voudrais de ne pas saisir l’opportunité que nous offrent les divers opportunismes politiciens où elle se galvaude actuellement pour l’aborder de front et entrer à mon tour dans le débat.
Et d’autant plus volontiers qu’à mes yeux, la Constitution de la Vème République participe intégralement, décisivement, fondamentalement, de l’exception française dont tant de prestigieux Français ne rêvent aujourd’hui que de se débarrasser, en une parfaite "complicité objective" entre ceux qui n’ont cessé de la trahir, dans la lettre comme dans l’esprit, et les "purs" qui s’appuient essentiellement sur la trahison des premiers pour en arguer qu’un système qu’on peut trahir est un mauvais système : non pas qu’il faut chercher comment éviter qu’il ne soit trahi, mais que, puisqu’il l’est, c’est qu’il ne peut pas ne pas l’être.
Car ce paralogisme insensé qui faisait dire naguère à Dominique Voynet (argument toutefois emprunté au réputé constitutionnaliste Olivier Duhamel –à tout seigneur, tout honneur) que puisque l’inscription du droit au travail dans la Constitution française ne nous avait pas empêché de dépasser les 10% de chômeurs, il n’y avait pas à s’indigner, bien au contraire, de ce qu’il ne figure pas dans le TCE (où elle devait sûrement se demander pourquoi, malgré tous les voleurs, on garde, en revanche, le droit de propriété), eh bien ! voilà le genre de raisonnement qui s’applique aussi commodément, et dans les mêmes conditions, à l’aspect économique et social du « modèle » français qu’à son originalité politique et institutionnelle.
Et pour cause : j’espère bien montrer que tout se tient, du moins quant aux principes. Et justement assez pour que tout ne se délite pas dès le premier accroc, ni même en dépit de multiples atteintes.


       3- La persistante actualité de l’esprit de collaboration

       Empressons-nous donc, nous exhortent les purs, de tirer nous aussi profit de la corruption, de la perversion et de l’anti-constitutionnalisme le plus cynique de l’actuelle absence de vergogne au pouvoir, pour élever bien haut notre protestation indignée de ce régime pourri, pour le désigner lui-même le premier coupable, pour le prétendre lui-même, dès son principe, « intrinsèquement pervers » et mieux encore, et du même coup, pour englober dans cette fin de règne du pire de ses corrupteurs celle de plus d’un demi-siècle d’« escroquerie gaullo-communiste », ce sont les propres termes que j’ai entendus, dans ce contexte précis, de la bouche d’un certain Jean-Luc Mano, le 16 juillet, sur I-Télé, à l’occasion d’un "best of" de l’émission « N’ayons pas peur des mots », et l’« escroquerie » en question, c’était d’avoir voulu nous faire croire à une « France de résistants ».
Et vous voyez par là jusqu’où elle remonte, la vieille rancœur, la vieille haine de soi qui se cache derrière leur prétendue haine de la nation : c’est la haine, en vérité, de ces résistants gaullo-communistes (il n’y a que dans l’immédiat après-guerre qu’on devait les appeler ainsi), cette sale engeance à laquelle on en veut tellement –et de quoi donc ? De nous avoir trompés ! Mais comment donc ? En essayant de nous faire croire à une « France de résistants » !
Or n’était-ce pas précisément le motif de la Résistance elle-même que de croire et de faire croire à une « France de résistants » ? La voilà donc, la grande rancœur, inextinguible : qu’il ait seulement pu y avoir des résistants et pire encore, qu’ils aient osé prétendre que c’était en eux que s’était condensée la France, et non pas dans la peau de chagrin de Vichy, et pire encore, qu’ils l’aient prétendu au lendemain de la guerre, et devant les Etats-Unis d’Amérique, en refusant d’expier de leur propre inexistence, et donc de celle de la France, le crime de la Collaboration.
C’était le 16 juillet, c’était le surlendemain (entre autres !) de ma mise en ligne d’une adresse aux camarades trotskistes, avec une "digression sur l’antinationalisme français"où je risquais l’hypothèse qu’il s’enracinait encore dans la seconde guerre mondiale.
J’avais bien plus raison que je ne le pensais. Ou pour être tout à fait sincère, j’avais eu tort, finalement, de ne pas aller jusqu’au bout de ma pensée, jusqu’au bout de mon soupçon.
Je crois que c’est vraiment une illusion, et une illusion dangereuse, de se figurer que, dans l’Histoire, on puisse jamais tourner une page : il me semble, au contraire, que l’Histoire n’est pas un livre, c’est un rouleau qui ne se déroule que pour s’écrire, mais ne se referme jamais.
Ils sont toujours là, les collabos, toujours parés des plus hautes vertus, toujours aussi visionnaires, toujours aussi exaspérés, ces obsessionnels de la fusion, de ce qu’ils appellent notre insularité (« sans même "l’excuse" d’être une île »), ils n’ont même pas besoin d’argument, il leur suffit de commencer « Nous sommes les seuls en Europe…» et ils s’imaginent que l’affaire est dans le sac ; ils nous peignent une France en foncé sur fond d’Europe en clair dont ils brandissent la carte sous le nez d’un Villiers goguenard pour le convaincre de ce qu’elle est plus petite qu’il ne croit, mais bien sûr que ce n’est pas à lui qu’ils l’exhibent (la caméra ne s’y est pas trompée), c’est au bon peuple imbécile, supposé ne pas savoir que ce jeu de contrastes n’est qu’un procédé d’illusion optique bien connu de tous les élèves de Terminale qui ont eu à travailler sur la "sensation" –et les voilà, les mêmes, qui ont le culot, maintenant, de nous accuser de "populisme" !
Car ils n’ont pas renoncé. Ils n’ont renoncé à rien. Et nous devons savoir qu’ils ne renonceront jamais. Et que pour eux, tous les moyens sont bons d’en finir avec tout ce qui résiste, avec ce qui ne résiste que trop bien, avec l’idée même de toute résistance.
Et quoi de mieux, à cette fin, que de s’en prendre à la condition par excellence, au moins en droit, de toute stabilité, à savoir la Constitution, surtout quand il s’agit d’un héritage gaulliste, et non pas d’un gaullisme tardif, sans rapport avec la Résistance, voire opposable au premier (celui qu’il est difficile d’attaquer de front), comme ils voudraient nous en convaincre, mais bien du même gaullisme qui n’a cessé de se battre, depuis la fin de la guerre jusqu’en 1958, contre l’aberration, dès l’origine, de la Constitution de la IVème République, puisque c’est précisément l’irrépressible inclination de la Constituante de 1945 vers ce régime qui convainquit de Gaulle de démissionner de la présidence du gouvernement provisoire de la République, dès le 20 janvier 1946, en déclarant : « Le régime exclusif des partis a reparu. Je le réprouve. Mais, à moins d’établir par la force une dictature dont je ne veux pas, et qui, sans doute, tournerait mal, je n’ai pas les moyens d’empêcher cette expérience. Il faut donc me retirer ».
L’évocation d’une tentative désespérée d’issue à la crise dans la dictature, même récusée, par la volonté d’abord, ensuite par l’intelligence, donne la mesure de la gravité, à ses yeux, de l’expérience qui se prépare et qu’il appelle ici le « régime exclusif des partis ». Qu’il ait « reparu » signifie que c’est à lui déjà que nous devons et la guerre et la défaite. Ce qui est ici dénoncé, c’est un retour à la IIIème République, à la « Constitution » de 1875 que les Républicains avaient pourtant accusée, elle aussi à l’époque, d’un excès de présidentialisme.
On nous ressert encore aujourd’hui, contre la Vème, la fameuse formule « Nous avons un roi sans l’hérédité ! ». Elle a été inventée par Louis Blanc, contre la IIIème. Ce rappel historique juste pour préciser, contre une opinion reçue, que l’obsession de de Gaulle, ce n’était certes pas l’antiparlementarisme. Et qu’il n’a jamais vu dans le présidentialisme un antidote miracle au régime exclusif des partis.
En revanche, il était assez bien placé pour savoir qu’il peut y avoir des circonstances où la nation tout entière ait à s’incarner en une seule personne et qu’à tout prendre, il valait peut-être mieux que la Constitution permît que ce fût précisément celle du chef de l’Etat, et directement élu par l’ensemble du peuple. On ne comprend rien à l’esprit, sinon à la lettre, de la Constitution de la Vème République, si on n’y entend pas d’abord l’auteur de l’appel du 18 juin.



II- La tentation du populo-parlementarisme



       Ce qui est sûr, c’est qu’on noie déjà le poisson quand on prétend nous enfermer dans un débat entre présidentialisme et parlementarisme ; la vraie question est de savoir quelle organisation des pouvoirs sera la plus apte à prévenir ces deux risques, en apparence opposés, qui tiennent l’un et l’autre au paradoxe de la représentation politique du peuple :
– le premier, que la démocratie se réduise à la démagogie et la représentation du peuple à la seule reproduction cinématographique de mouvements d’opinion détectables par simples séries photographiques de sondages (confirmées, de temps à autre, par quelque référendum d’initiative populaire, la fausse bonne idée par excellence, j’y reviendrai)
– et le second, que la démocratie se réduise à une technocratie où le pouvoir du peuple lui soit confisqué par ses représentants, c’est-à-dire par des professionnels de la politique dont l’élection soit subordonnée à leur propre cooptation dans le cadre d’un parti qu’ils représentent, par conséquent, avant même de représenter le peuple, puisqu’ils ne sont élus que sur son investiture : c’est ce que de Gaulle appelait le « régime exclusif des partis » et qui est évidemment, avec la démagogie, l’une des deux tendances inertielles de la démocratie.
Or ce serait une erreur de croire que démagogie et technocratie ne peuvent que s’opposer : plus la politique se professionnalise (et je ne dis pas du tout que ce soit un mal), plus elle tend à s’abstraire de la détermination des fins pour se spécialiser dans la gestion des moyens (c’est ce que j’entends par technocratie). Le moyen devient la fin, à commencer par celui de prendre le pouvoir, qui est le moyen des moyens, et de le garder le plus longtemps possible. On adaptera donc la définition de sa fin à ce que l’on pourra présumer de l’état donné de l’opinion : exactement ce qu’a tenté le PS lors de la dernière campagne référendaire, non sans l’agrémenter de l’obligation – rétrospective ! – d’une "discipline de parti" parfaitement conforme à la priorité qu’il estime de droit, pour chacun de ses élus, de la représentation du parti sur celle de ses électeurs, y compris dans une question d’intérêt national.
Mais ce serait une autre illusion de conclure de l’échec du PS que, par conséquent, le référendum est la solution du problème, et particulièrement un référendum d’initiative populaire à valeur décisionnelle.


       1- Le gouvernement « du peuple, par le peuple et pour le peuple »

       Je voudrais, là-dessus, tenter une première clarification, de principe, et qui suppose de remonter jusqu'à la définition même de la démocratie, ou plutôt de la République, telle qu'elle est rappelée dès l'art. 2 de la Constitution de 1958 : « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ».
Il y a une lecture inattentive de cette formule qui la réduit à une espèce d'ineptie ronflante, une déclaration d'intention d'un idéalisme si déconnecté du moindre bon sens que l'évidence de son impraticabilité la condamne, en définitive, au cynisme le plus désinvolte. Le peuple serait donc censé se gouverner lui-même pour son plus grand bien.
C'est simple : dans l'expression « gouvernement du peuple », on comprend que le peuple est celui qui est gouverné grâce à la précision qui suit, « par le peuple », où l'on apprend qu'il est, cette fois, le complément d'agent de cette action, donc son véritable sujet : sujet d'une action dont il est l'objet en même temps que la fin. On pourrait ainsi traduire : gouvernement du peuple par lui-même et pour lui-même.
Or ce n'est justement pas ce qui est dit -et heureusement !
Car on aurait du mal à concevoir que l'extrême difficulté dont l'expérience nous instruit, à l'échelle de chaque individu, déjà de se gouverner soi-même, et en outre vraiment dans son propre intérêt bien compris, se trouve miraculeusement présumée résoluble à des dizaines de millions d'individus, et assez facilement pour que la solution d'un tel problème se présente, non pas seulement comme une finalité ultime de la République, mais comme son "principe".
C'est pourtant bien ce qu'ont l'air de croire les partisans de l'inflation référendaire d'initiative populaire. Seules des considérations bassement techniques (dont beaucoup, sans doute, aujourd'hui périmées) nous obligeraient à quelques résidus de délégation de son pouvoir par le peuple ; mais l'idéal serait, à n'en pas douter, qu'il n'y ait pas d'autre gouvernant du peuple que le peuple, et dans son entier.
Le véritable énoncé du principe de la République n'a cependant rien à voir avec un article de foi sur la capacité d'aucun peuple à se gouverner lui-même profitablement, ni même avec un article de droit sur sa liberté de se passer de gouvernant, quoi qu'il s'ensuive. Si le mot de « peuple » revient trois fois, sans jamais laisser place à un pronom réfléchi, ce n'est pas juste pour faire joli, c'est bien précisément pour éviter cette réflexivité (d'ailleurs logiquement problématique) d'un auto-gouvernement et pour indiquer, au contraire, que ce n'est pas tout à fait sous le même rapport qu'il faut entendre le « peuple » dans ses trois occurrences.
La dernière est la plus éclairante : le peuple « pour » lequel est gouverné le peuple n'est pas exactement celui « par » lequel il l'est. Quand les citoyens, dans un vote, se déterminent (ce qui est à la fois plus et moins que de se « gouverner »), ils ne le font pas seulement, nombriliquement, pour eux-mêmes ou pour le peuple que constitue l'ensemble des votants, ils le font au moins autant pour leurs enfants, pour le peuple à venir, innombrable, de leurs enfants, et des enfants de leurs enfants. Et ils le font aussi, parfois, pour la mémoire de leurs morts, pour que leurs morts vivent ou ne soient pas morts en vain.
Eh bien ! pas davantage le peuple gouverné n'est-il exactement celui « par » lequel ni « pour » lequel s'exerce un gouvernement. Il se distingue du troisième, non pas tant par l'extension (car gouverner est aussi conduire, d'un passé à un avenir et qui donne sens, également, au passé) que par le degré d'efficience possible de l'action, sur lui, du gouvernement. Et il se distingue du second par l'extension, en ceci qu'il se limite à la fraction du peuple à laquelle est reconnu, au moment de voter, le droit de vote.
Et cette reconnaissance est liée à des conditions de maturité, donc de responsabilité, en même temps que de conformité au droit, dans une mesure définie par la loi.
C'est dire que, même pour l'ensemble du peuple appartenant au présent où s'exerce un gouvernement, il faut déjà distinguer le peuple gouverné du peuple gouvernant, il y a déjà, en droit, des degrés reconnus de capacité à gouverner. Il ne faut donc pas seulement distinguer les trois peuples, mais aussi le peuple, en général, du gouvernant -et, pour cela, revenir au sens même de l'action de gouverner.


       2- Le problème spécifique du « gouvernement du peuple par le peuple »

       Avec l'idée de gouvernement, on touche à un point névralgique de la sensibilité de tout un chacun, surtout peut-être en France, et davantage encore depuis le trauma de l'expérience du fascisme. Si gouverner, c'est conduire, alors cela ne se peut pas sans une "tête", c'est-à-dire, littéralement, un "chef" (le chef du fameux couvre-chef) -et un chef, c'est l'horreur : c'est un duce, c'est un führer, c'est un caudillo, etc.
On le voit bien dans l'immédiat après-guerre : il faut croire que le seul terme de « gouvernement » était frappé de l'interdit du tabou, puisque, dès la Constituante de 1945, l'un des grands motifs de la résistance de de Gaulle à la démission politique (déjà au nom du "politiquement correct"!) que nous préparait la Constitution de la IVème République (dont certains fantasment toujours aujourd'hui la restauration), c'était que n'y serait même pas fait mention d'aucun « gouvernement ». Relisez le projet du 19 avril 1946 : rédiger une Constitution qui ne contienne pas le mot de « gouvernement », il faut le vouloir. C'est une prouesse à peu près analogue, sur le plan théorique, à celle, technique, de Georges Pérec, d'écrire un livre en se passant de la lettre « e ».
On attribue couramment l'instabilité ministérielle de la IVème à ce que l'élection des députés de l'Assemblée Nationale à la proportionnelle aurait interdit à aucun parti de détenir à lui seul une majorité suffisante pour gouverner. Je ne partage pas cette analyse. Quand il n'y a qu'une assemblée qui décide, même dans le cas d'un seul parti majoritaire, les jeux d'alliance entre partis se transposent entre courants internes à ce parti et ce n'est pas la présumée cohérence idéologique du parti qui risque d'empêcher l'un de ses représentants de sauter pour un oui ou pour un non, sur une mesure concrète à prendre où chacun puisse y aller de sa surenchère à plus de cohérence (regardez ce qui se passe actuellement au PS)...
Il faut finir par admettre qu'il y a une responsabilité propre de l'électeur qui n'est pas celle de l'élu ni du gouvernant, et non moins décisive pour autant : c'est de s'en remettre, pour un temps défini, à celui auquel il a remis son pouvoir.
Justement parce que l'électeur est celui qui détient l'ultime autorité, il lui revient, à l'inverse d'un père possessif ou d'une mère poule, d'autoriser le gouvernement à vraiment gouverner, ce qui n'est certes pas plus facile qu'à des parents de laisser, pour la première fois, leur enfant conduire ou monter à cheval. La responsabilité, ici, c'est l'assomption d'un risque: celui de confier le gouvernail à tel que l'on aura jugé capable de le tenir, du moins pour un temps donné. C'est-à-dire, pour ce temps, de le lui laisser.
On le lui laisse toujours, pour une part, malgré soi, et au terme d'un débat intérieur dont même l'issue peut demeurer, à chacun, rétrospectivement incertaine. Et c'est bien cette incertitude qui justifie aussi que nous autorisions celui qui gouverne à prendre des initiatives que nous n'approuverions pas, comme un enfant à réagir ainsi plutôt qu'autrement à telle impulsion imprévue de son cheval.
Si le peuple est donc celui par qui le gouvernant gouverne, cela ne veut pas dire que le peuple soit le gouvernant. Pour aller jusqu'au bout de la distinction, en reprenant l'analogie de la navigation, il n'y a de gouvernement que par le peuple, comme il n'y a de navigation à voile que par le vent. Mais ce serait un piètre navigateur que celui qui ne pourrait avancer que dans la direction où souffle variablement le vent. Là où s'éprouve l'art de la navigation, c'est à maintenir son cap, y compris lorsque le vent tourne : à contre-vent, et néanmoins toujours et seulement « par » le vent.
Ainsi peut-on mesurer, au terme de cette seconde lecture du principe de la République, l'appauvrissement que lui imposait la première : elle réduisait la sobre complexité de sa formule à la réflexivité circulaire et close d'un ensemble indéterminé sinon « par » soi et « pour » soi, au lieu que la seconde permet seule de donner, non seulement à chaque mot, mais aussi à chacune de ses occurrences, une acception distincte, en un jeu de relations dont les termes puissent déjà commencer de se définir mutuellement.


       3- Le sens et les limites nécessaires du référendum

       J'en reviens maintenant à la question précise du référendum que cette analyse devrait éclairer.
J'ai essayé de montrer pourquoi il ne fallait pas y voir le mode ordinaire idéal d'un « gouvernement du peuple par le peuple » qui ne signifierait que la liberté du peuple de se dispenser de gouvernant. Tout ce qui va dans ce sens me paraît incliner à une confusion dangereuse entre le peuple présent et à venir comme passé (ce qu'on appelle « nation » au sens où La Fontaine parlait de celle des belettes), c'est-à-dire entre les deux souverainetés, populaire et nationale.
Et en effet, si la Constitution limite le droit de l’initiative présidentielle du référendum à de strictes conditions d’intérêt national, c’est justement pour satisfaire à ce principe que la mobilisation du peuple tout entier sur une question doit se justifier par le propre contenu de cette question, par son enjeu décisif pour l’orientation de la nation tout entière, c’est-à-dire non pas seulement le peuple qui vote, mais l’avenir, au-delà de lui, de ce qu’en deçà, il a reçu du passé.
Encore faudrait-il, à mes yeux, que la réponse même à cette question n’ait pas déjà fait l’objet d’un engagement du chef de l’Etat dans la définition du programme sur lequel il a reçu son mandat, y compris sous la forme de l’expression d’une simple préférence, voie ouverte à l’électoralisme démagogique, ainsi qu’on l’a vu maintes fois sur l’abolition de la peine de mort.
Quant à celle-ci, tout le mérite revient à Mitterrand d’en avoir imposé la révolution institutionnelle au peuple qui n’en voulait pas et ce, par l’usage le plus démocratique, parce qu’anti-démagogique, de la démocratie, c’est-à-dire dans le risque assumé du refus, par le peuple, de son mandat tel que son programme l’avait défini.
Mais le peuple ayant eu à choisir entre plusieurs programmes politiques, il a pesé les avantages et les inconvénients comparés de tous et, après avoir établi l’ordre de ses priorités, il s’est déterminé, non pas seulement sur un choix, mais sur un choix de choix (un calcul de priorités, d’abord à l’intérieur de chacune des options qui s’offraient à lui, puis entre celles-ci), ce qui est l’acte politique, par excellence.
Et je dis que c’est précisément cet acte politique par excellence qu’il ne faut pas que l’institutionnalisation d’un référendum d’initiative populaire dissolve en un démembrement indéfini des alternatives proposées au peuple d’où résulterait une déresponsabilisation proportionnelle de ses élus et une réduction progressive à l’insignifiance de leur mandat, donc de leur élection.
Un tel type de référendum eût-il déjà été institué en 1981, peut-être Mitterrand aurait-il été plus largement élu, mais son élection n’en aurait eu que d’autant moins de sens, en tout cas proprement démocratique. Et ce n’est pas seulement sa représentativité qui en aurait été affectée, mais aussi bien celle de l’ensemble de l’Assemblée Nationale.
On prend pour une béquille au défaut (présumé structurel) de représentativité des élus ce qui ne pourra que l’aggraver, un remède pire encore que le mal, non pas seulement un cautère sur une jambe de bois, mais vraiment la soif de l’hydropique.
En revanche, que le peuple ait son mot à dire, et de son initiative, sur l’initiative même d’un référendum dont les conditions et l’enjeu demeurent strictement définis par la Constitution, c’est-à-dire qu’il puisse en partager la responsabilité avec le chef de l’Etat, c’est une disposition qui me paraîtrait de nature à étendre le pouvoir d’expression de la souveraineté du peuple sans réduire, contradictoirement, le sens du mandat où elle s’est déjà exprimée ou, à terme, la valeur du suffrage universel et, en définitive, du référendum lui-même.
Cela étant, une mesure plus simple, et non moins conforme à l’esprit de la Vème République (telle que je la comprends, mais peu importe), serait de subordonner à l’obligation de droit d’un référendum tout droit d’initiative du pouvoir en toute matière passible d’une décision référendaire : il est par exemple inadmissible, et pour moi tout à fait contraire à l’esprit des institutions, que l’actuelle absence de vergogne au pouvoir se soit permis, entre autres, de traficoter notre Constitution en y ajoutant, précisément, une impérativité du référendum pour l’adhésion de tout nouvel entrant dans l’Union européenne, sans qu’une telle décision, de pur opportunisme, n’ait elle-même fait l’objet d’un référendum.
Je suis d’accord, là-dessus, avec Badinter, mais contrairement à l’interprétation que suppose la conséquence qu’il en tire, de la nécessité de changer de Constitution, cette pratique procède, à mes yeux, bien plutôt que de son authentique application, d’une entreprise objective de destruction, même de sa lettre, à laquelle il n’est que trop heureux de prêter la main.


      4- L’opposition désastreuse du peuple-citoyen et de l’Etat-nation

       Pour autant, ma prudence à l’égard de l’alternative, question fermée toujours simplificatrice, parfois dangereusement, qu'impose le référendum en général et, en particulier, d’initiative populaire, ne doit pas tromper : je n’aurais rien contre un référendum d’initiative populaire dont les conditions permettraient de prévenir les nombreux dangers que j’y vois pour la démocratie ; tout au contraire, le vrai problème, pour moi, c’est justement celui de la représentativité, donc de la cohérence du rapport entre le peuple ou le citoyen et l’Etat, mais cela jusque dans le quotidien de l’action dont les circonstances doivent être supposées (par définition et plus que jamais aujourd’hui) contingentes, sinon imprévisibles.
C’est ce problème qu’il faut se garder d’éluder en succombant, par exemple, à la tentation, comme j’ai pu le lire, d’opposer le peuple ou le citoyen à l’Etat : un citoyen par nature bien intentionné, un Etat par culture plus ou moins vicieux, puisque toujours calculateur, un pouvoir d’Etat, de soi corrupteur, qu’il faudrait périodiquement contrebalancer par un pouvoir citoyen, le bon pouvoir, le pouvoir des gentils (sur lesquels on aurait pu compter pour abolir la peine de mort ou, ce n’est pas trop tard, pour donner le droit de vote au moins à tous ceux qui contribuent aux finances publiques de la nation, etc., etc.).
Non ! Je ne crois pas que ce soit en creusant l’écart entre le peuple et l’Etat ou en neutralisant, grâce au peuple, le pouvoir et, finalement, la représentativité de l’Etat qu’on s’approchera au mieux de l’idéal d’une démocratie autre que formelle, narcissique, schizophrène, égocentrique, cynique, temporisatrice, attentiste, neutraliste et inerte. Et je n’attribue aucun de ces vices ni à la pratique référendaire, remise en vigueur par la Vème République, ni à la nature supposée maligne du peuple, ni donc davantage au processus particulier du référendum d’initiative populaire, mais uniquement au sens qu’il prendrait comme correctif d’une insuffisance de la représentativité ou comme facteur de la réduction du rôle d’un Etat cantonné dans la simple gestion des affaires économiques et sociales de la nation.
Mais au vrai, le mot même de nation que je viens d’employer ici est légèrement incongru dans ce contexte. Parler de nation, c’est nécessairement parler d’un rapport entre nations, donc de la nécessité d’une représentation nationale et, à terme, d’un représentant quelque peu représentatif de la nation, qu’on l’appelle Président de la République, Président du Conseil, Premier ministre, chef du gouvernement ou chef de l’Etat, voire, peut-être, monarque, pour les grandes occasions, autant de termes dont beaucoup non moins mal connotés sans doute, à certaines oreilles, que celui de nation, mais qui visent tout de même à signaler une fonction correspondant à une exigence réelle du monde réel de la politique, telle qu’elle se pratique réellement.
Et moins on attache d’importance à la représentativité de la personne censée représenter sa nation face aux autres, moins on s’intéresse à la politique, à la responsabilité politique de sa nation dans le monde, je veux dire le monde réel, et à la valeur politique, et non pas seulement civile, d’une Constitution. C’est-à-dire qu’on s’enferme dans le neutralisme, dans l’égocentrisme, etc.…et le pire, c’est que ce soit au nom de l’universalité même de ce que l’on se donne pour l’idéal.
On voit bien en effet l’abstraction d’où procède cette vision de la démocratie comme d’un populo-parlementarisme plus ou moins étêté : il s’agit d’établir une Constitution qui vaille universellement, pas spécialement pour nous, Français (surtout pas ! Souvenons-nous bien que nous devons compter sans nous) ni non plus Européens (quoique…), mais vraiment pour qui que ce soit –premier postulat (et comment contester cet idéal d’universalité ?). On fera donc abstraction des différences nationales, qui ne nous intéressent pas (n’est-ce pas un noble dessein ?). On laissera donc entre parenthèses l’idée de nation : et c’est tout de même là, dans ce léger glissement, que se glisse un léger problème.
On s’aperçoit que l’universalité dont il s’agit n’est que celle, particulière, des citoyens, mais indépendamment de la communauté à laquelle c’est pourtant leur appartenance qui leur vaut leur qualité de citoyens : il s’ensuit cette première conséquence, discutable, que la Constitution idéale sera indifférente à l’échelle de la communauté dont elle sera censée fonder l’organisation et surtout cette seconde, qu’elle devra donc pouvoir aussi bien s’appliquer à un gouvernement mondial, c’est-à-dire à un monde sans nation, donc, il va sans dire, sans guerre, sans risque de guerre, en tout cas entre nations, et pour le reste, avec une bonne police mondiale d’une efficacité omnipotente et omniprésente, juste le temps que, grâce à la pratique démultipliée du référendum d’initiative populaire, les citoyens du monde aient accédé à un degré d’éducation civique sans doute suffisant pour la rendre purement et simplement superfétatoire.



       5- Mondialisation uniformisante et plurimondialisme égalitaire

       Qu’on veuille bien me pardonner, je n’adhère pas à cette utopie.
       Non pas parce que ce serait une utopie (bien au contraire, à ma connaissance il n’y a jamais eu que l’idéalisme qui ait été capable de transformer réellement le monde), mais parce que mon utopie à moi, ce n’est pas la mondialisation, sous quelque forme que ce soit, c’est-à-dire l’homogénéisation et l’uniformisation, à terme, entropique du monde, c’est très exactement l’inverse, la pluralité des mondes et leur diversité au plus haut degré de cohérence pour chacun et de compatibilité entre tous, à l’échelle des nations comme des individus ; je ne veux pas d’une plage humaine dont chacun des grains de sable serait permutable avec n’importe quel autre, je veux la complexité toujours plus différenciée du vivant, je veux, moi, la différence, parce que je veux la vie.
Et le prodige, pour moi, de l’idéal même, du seul idéal, en soi, de l’égalité, de l’utopie de l’égalité, c’est-à-dire d’une égalité qui ne soit pas simplement celle de tous devant la loi (c’est bien le moins que se doive le droit), qui ne soit pas même seulement l’égalité des chances, mais qui tende aussi au plus d’égalité possible des conditions dans lesquelles chacun puisse jouir de la même liberté concrète, c’est que ce soit sur ce fondement, sur le fondement de cet équilibre sans cesse à rétablir, que puisse vraiment se déployer la vitale profusion de différences qui ne soient justement pas d’ordre quantitatif (cumulatif ou accumulatif, du pareil au même, différences arithmétiques supposant une réduction préalable à l’identité, puisqu’on ne soustrait pas davantage que l’on n’additionne des carottes à des poireaux), mais qualitatives, et spécifiantes, et singularisantes, et indéfiniment inventives !
Et aussi, bien sûr, mais alors à partir de là seulement, quantitatives : regardez le scrupuleux respect de l’égalité, non seulement des chances, mais des conditions, qui prétend réglementer une course.
Elle n’est pas faite pour vérifier que le plus rapide est en effet le plus rapide, elle n’a bien plutôt d’intérêt qu’à proportion de l’incertitude objective de l’ordre d’arrivée des coureurs, c’est-à-dire de leur effective égalité, non pas seulement au départ, mais du départ à l’arrivée –inclusivement.
Et ce n’est pas le seul culte rendu à la vitesse qui donne accès au podium. On ne célèbre pas le plus rapide, pas même le meilleur ; celui qu’on célèbre, n’en déplaise aux pacifistes, c’est le vainqueur. Le vœu pieux « que le meilleur gagne » rappelle à point nommé que ce n’est pas gagné : quitte à pousser un peu le "mauvais esprit", pourvu que toutes les conditions de l’égalité aient justement été respectées, n’est-ce pas encore meilleur…si ce n’est pas le meilleur, mais celui qui se sera le plus "donné", dans ce combat qui est d’abord de soi contre soi ?
Et cela peut-être, parce que « donner », comme on dit, « tout ce qu’on a », c’est un acte, en sa démesure même, qui ne relève que de la liberté, de la libre détermination de soi. Ce qui suppose que chacun jouisse, autant que possible, d'un égal degré de pouvoir et que l'emporte seulement celui qui aura ainsi prouvé qu'il l'avait le plus voulu.
Et je ne dis pas que ce puisse être jamais effectivement le cas : mais ce n'en est pas moins ce à quoi nous tendons et nous sentons qu'il faut tendre. Et tout simplement parce que c'est là ce qui confère le plus de sens et d'intérêt dramatique à l'épreuve : ce qui lui permet d'être la plus "vivante"...
Pensez la liberté, la concurrence et la compétitivité sur le fondement de cet égalitarisme forcené (que la logique autant que le bon sens m’ont résolu à défendre, désormais, farouchement) et vous aurez du mal à trouver trace d’aucune de ces notions dans les 448 articles d’un certain défunt traité abusivement dit « traité constitutionnel » dans l’espoir, d’inspiration jospinienne, de noyer l’adjectif dans le substantif, alors qu’il se présentait à la lettre comme « établissant une Constitution pour l’Europe ».


       6- Contre la double réduction de la démocratie directe au référendum et de la représentation au Parlement

       Ce triste rappel me rappelle au triste présent. Si je me suis aussi longuement attardé sur le mixte bancal, à mes yeux, du populo-parlementarisme, c’est d’abord parce que je le vois soutenu par certaines personnes pour lesquelles j’éprouve un authentique respect, voire une profonde amitié : ma virulence est à la mesure de mon affection. Ce sont des purs, hélas ! Je ne mets pas leur pureté en doute. Seulement ira-t-elle jusqu’à refuser de couvrir l’orchestration, en train de se jouer derrière leur dos, du retour en force des experts de la techno-démagogie et du clientélisme inhérent au régime des partis ?
Bien que d’origine et de fidélité gaulliste, je ne me sens pas attaché à vie à la Vème République, mais je ne suis pas non plus personnellement disposé à la brader pour une régression politique et démocratique du genre de celle dont j’ai tenu à rappeler les effets pervers et que j’ai entendu vanter par Elisabeth Guigou (à Guillaume Durand, sur I-Télé, je crois, ce devait être là encore autour du 14 juillet).
Je n’exclus même pas que les Français y soient enclins : ils ont bien déjà été favorables à la réduction du mandat présidentiel.
Mais je ne pense pas qu’ils l’aient été dans l’esprit de ceux qui, à l’instar des Hollande, Jospin ou Giscard, n’y voyaient que la première étape d’un détricotage méthodique de nos institutions au profit du libre jeu de professionnels de la politique politicienne des partis (qu’on entend hurler au populisme, voire au totalitarisme, dès qu’on les soupçonne de vouloir nous confisquer le pouvoir –mais c’est un numéro qu’ils devraient répéter davantage pour y être un tant soit peu crédibles).
Je pense au contraire (en cela sans doute bien d’accord avec les populo-parlementaristes) que le Oui au quinquennat était un Oui à plus de démocratie directe, à plus de contrôle du pouvoir par le peuple, à une expression du suffrage universel plus fréquente. Simplement, c’est pour moi un contresens dommageable de prétendre donner pour conséquence ou corollaire à cette revendication la substitution, désormais prétendument nécessaire, d’un régime parlementaire à un régime présidentiel.
Il me semble que si les Français ont un problème, ce n’est pas avec le présidentialisme (contre lequel ils voudraient plus de parlementarisme), c’est avec la représentation politique du peuple (contre les défauts de laquelle ils voudraient en effet plus de démocratie directe, mais se défient justement d’un Parlement qui n’use même pas des moyens que lui confèrent les institutions de la Vème République pour exercer son contrôle sur le pouvoir présidentiel, comme l’observe Montebourg lui-même dans son livre La Machine à trahir où je trouve, malgré tout, étrange de conclure, de ce qu’on n’applique pas les règles, qu’il faut changer de règles). La vraie ligne de partage n’est pas ici entre parlementarisme et présidentialisme, elle est entre démocratie représentative et démocratie directe.
Pour ce qui est du Président de la République, la démocratie directe s’exerce dans l’élection au suffrage universel et c’est dans la durée du mandat présidentiel que réside la part de représentativité qu’on lui concède. La réduction du septennat au quinquennat signifie donc une augmentation de démocratie directe et une diminution de démocratie représentative. Il serait paradoxal d’en déduire que les Français se sont convertis au parlementarisme.
Pour ce qui est du Parlement, les législatives à la proportionnelle sont à la fois les plus représentatives et celles qui laissent un maximum d’initiative aux professionnels de la politique pour déterminer le résultat final, tandis que le scrutin majoritaire est celui qui permet au peuple, c’est-à-dire à l’électeur en tant que non élu, de rester maître du jeu le plus longtemps possible. Il serait étonnant que l’on se figure aller dans le sens de la volonté du peuple en en revenant à la stricte proportionnelle.
Je sais que l’idéal du plus de démocratie directe possible est un défi des plus difficiles à relever, d’autant plus qu’on peut faire confiance à la classe politique pour ne travailler, avec les meilleures intentions du monde, que dans son propre intérêt (bien compris, cela va sans dire !). Mais c’est le défi de la démocratie elle-même : que le gouvernement du peuple soit à la fois le plus directement celui du peuple par le peuple et, encore une fois, qu’il ne se réduise pas pour autant aux fluctuations d’une démocratie d’opinion, détectables par simples sondages, c’est-à-dire à de la pure démagogie.
Or la démagogie est d’autant plus dangereuse pour la France que son système social est plus exigeant et requiert, par conséquent, des médiations plus contraignantes, souvent impopulaires (à commencer par un fort taux d’imposition, naturellement, mais aussi des sacrifices conjoncturels dont les bénéfices ne sont perceptibles que sur le long terme, ce pourquoi je pense, personnellement, que le passage du septennat au quinquennat représente, en fin de compte, une régression institutionnelle et, plus largement, politique).
A ce problème, je ne vois qu’une double solution, qui soit une double sacralisation, d’ailleurs pratiquement acquise dans l’opinion publique : celle du suffrage direct (électif aussi bien que référendaire) et celle du mandat spécifique (déterminé par la nature et les conditions du scrutin).


       7- L’inhérence à la démocratie de l’idéal de la démocratie directe et ses conditions

       Il faut bien que l’immense majorité de nos politiques admettent (y compris, parmi eux, un trop grand nombre de ceux qui ont pris position contre le TCE) que, pour les Français, leur Non du 29 mai, parce qu’il est issu d’un référendum et d’une véritable décision du peuple, mûrie au terme d’un véritable débat démocratique (en tout cas, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il a laissé toutes ses chances à la partie adverse), pèse d’un poids sans commune mesure avec tous les oui de députés à qui leurs institutions mêmes permettaient d’abuser de leur mandat pour se prononcer sur une question essentielle, de portée historique, dont leur élection n’avait aucunement dépendu.
Eh oui ! C’est aussi l’un des traits de notre arrogance française que de nous autoriser à nous faire une certaine idée de la démocratie !
J’en profite pour ajouter, en passant, que notre Non ne pèse pas non plus du même poids que le Oui du référendum luxembourgeois et ce, pour une raison qui ne tient ni au nombre ni au caractère plébiscitaire que lui a imprimé leur Premier ministre, un certain Jean-Claude Juncker, mais d’abord à ce que, contrairement à l’injonction du fameux plan D (comme Débat, Dialogue et Démocratie, vous vous souvenez?) préconisé par un certain Jean-Claude Juncker, Président du Conseil européen (quoique simple homonyme, il est vrai qu’il y avait insisté, du précédent), le Parlement du Luxembourg (cultivant cette schizophrénie) s’est bien gardé de retarder la date prévue du scrutin, alors qu’il était clair et confirmé par les sondages que la progression du "Débat" conduisait, selon toute vraisemblance irréversiblement, à un renversement de la majorité…du oui au non, analogue à celui qui s’était produit chez nous.
C’est dire, en même temps, ce que révèle d’exigence authentiquement démocratique la promotion du susdit plan D comme « Dépêchons-nous avant qu’il ne soit trop tard » et « Débrouillons-nous pour que ça passe coûte que coûte, et juste au moment où il y a encore une chance que ça passe ».
L’exercice de la démocratie directe, en effet, c’est-à-dire de ce que toute véritable démocratie peut comporter de démocratie directe, n’a de sens, nous le savons bien, qu’autant qu’elle satisfait aux conditions de la plus libre détermination de la volonté du peuple et d’abord de sa délibération, ce qui suppose une information, une communication et une confrontation publique des différentes options qui se présentent à son choix, dont il revient à l’Etat de garantir l’équilibre.
Ce point (majeur) étant admis, la question se pose, évidemment, de savoir quelle forme d’Etat peut être la mieux appropriée à une telle garantie aussi bien qu’au plus de conformité possible de l’action des élus à la volonté du peuple.
Mais dans cette exigence double, en amont et en aval du suffrage, d’information (des électeurs) et de conformation (des élus), la première des conditions (celle de l’information) sera d’autant plus naturellement satisfaite, et rigoureusement, que la structure du pouvoir permettra de mieux satisfaire la seconde, c’est-à-dire que les citoyens seront davantage assurés du caractère exécutif de leur suffrage, de l’efficacité de son expression, non seulement de son efficacité, mais de l’ampleur de sa portée, autrement dit, de l’intérêt d’aller voter.
A la limite, vus les moyens techniques de contrôle et de diffusion de l’information dont ils disposent aujourd’hui, la contre-information joue surtout contre elle-même (c’est l’une des leçons du 29 mai). A défaut d’informations et de débats publics dignes de ce nom, les citoyens s’en chargent eux-mêmes, à proportion de la responsabilité dont ils se reconnaissent investis.
Certes, cette suppléance ne saurait en aucun cas pallier la carence, dans ce domaine, des acteurs publics de la politique : bien au contraire, toute prise de parole de leur part a valeur d’engagement autant que d’enseignement et contribue ainsi, et constitutivement, à donner son plein sens au vote.
Mais il se fait naturellement que plus les citoyens sont déterminés à s’informer par eux-mêmes et plus s’accroît l’exigence de rigueur et d’exactitude à laquelle sont appelés les acteurs publics (c’est une autre des leçons de la fin de la dernière campagne référendaire où l’on a pu voir, par exemple, Bayrou, dont pourtant n’importe quelle Europe est la raison d’être, s’évaporer comme neige au soleil de la scène politique).
Il y a bien, par conséquent, une stricte réciprocité possible entre l’engagement le plus direct des citoyens dans le choix de leur politique et le degré de responsabilité des élus, c’est-à-dire de représentativité du mandat qui leur est délivré, non pour les asservir au jugement évolutif du peuple sur leur action, mais pour leur permettre de la conduire librement jusqu’au terme de la durée définie par ce mandat. Et la logique de cette réciprocité est tout autre que celle d’une compensation mutuelle des défauts respectifs de la démocratie directe et de la démocratie représentative.
Telle est donc la voie que je voudrais maintenant explorer.



III- La démocratie dans la Vème République



       Je récapitule : l’essentiel est dans l’organisation du pouvoir politique. Elle doit être telle qu’elle conjugue les deux exigences d’un maximum de démocratie directe et d’un maximum de responsabilité des élus et cela, prioritairement, déjà dans la détermination même du mandat représentatif, au sens le plus large du terme.
Je propose, à partir de là, une déduction a priori de ce qui me paraît devoir être absolument sauvegardé de la Vème République telle que je la comprends, du seul point de vue de l’idéal démocratique et en toute indifférence à la genèse historique de sa conception comme à son efficacité politique et sociale (sans rien ajouter non plus à ce que j’en ai déjà dit sur la question du référendum).
C’est sur ce fondement que je m’efforcerai de montrer la persistance et les dangers de la tendance inerte qu’elle ne cesse d’avoir pour objet de surmonter, puis d’approfondir le sens, théorique aussi bien que pratique, de l’application de ses principes.


       1- L’esprit de la Vème République


       Dans une première approche, trois aspects me paraissent fondamentaux : d’abord la prismatisation du pouvoir du peuple dans les trois instances présidentielle, gouvernementale et parlementaire, ensuite le mode électoral correspondant à la fois le mieux à l’idéal de la démocratie directe et au sens le plus noble de la fonction parlementaire, enfin la détermination du pouvoir de ces instances les unes sur les autres la plus conforme à leurs définitions respectives autant qu’à l’exercice le plus direct, efficace et dynamique du pouvoir du peuple sur sa représentation.

             a- le pouvoir du peuple dans ses trois fonctions : présidentielle, gouvernementale et parlementaire

       Le suffrage n’est rien sans le débat qui doit le précéder, seul à fonder la légitimité démocratique de la majorité qui s’en dégage et donc, dans une élection, la représentativité de l’élu. Mais cette représentativité est en même temps proportionnelle à l’extension du suffrage, ce qui implique, à mes yeux, l’élection du chef de l’Etat au suffrage universel en tant qu’il représente l’ensemble de la nation et qu’il est élu sur un programme qui en détermine l’orientation politique pour une durée au moins égale à celle de son mandat.
Il est en effet capital de distinguer, ici, entre l’orientation politique d’une part, sur laquelle est élu le chef de l’Etat et qui doit être une expression de la volonté du peuple souverain et d’autre part, l’exécution de cette volonté en fonction de circonstances plus ou moins imprévisibles qui peuvent s’y opposer, ce qui est affaire, non plus seulement de simple volonté, mais d’intelligence technique, non plus de fins, mais de moyens, lesquels peuvent parfois sembler aussi étrangers, voire contradictoires, à leur fin que de pianoter tous les matins sur un banc de bois, en hiver, à Montréal, paraît à distance incalculable de la musicalité de telle pièce de Liszt dont on ne se livre à cette ascèse que dans l’espoir de donner, un jour, une interprétation.
Or il est difficile de contester qu’une finalité aura d’autant plus de chances d’être atteinte qu’elle restera plus libre de ses moyens. C’est ce qui justifie, dans les institutions de la Vème République, la dualité, à la tête de l’Etat, du Président de la République, responsable des fins devant le peuple qui l’a élu en raison du sens qu’il leur donnait, et du Premier ministre, chef du gouvernement, responsable des moyens, non pas, cependant, exclusivement ni directement devant le chef de l’Etat, quoique le mieux placé pour l’avoir nommé dans cette fonction, mais devant une assemblée d’élus qui l’ont été par le peuple en raison à la fois de l’orientation qu’ils ont défendue et surtout, et par définition, de la compétence qu’ils ont su manifester à la soutenir et d’abord à la communiquer, puisque c’est à eux qu’il reviendra, en droit et idéalement, de juger dans quelle mesure les moyens mis en œuvre par le gouvernement sont ou non réellement compatibles avec l’ensemble des finalités qui définissent le mandat présidentiel : c’est le Parlement, et plus particulièrement l’Assemblée Nationale.

             b- l’importance du scrutin majoritaire dans la délégation par le peuple de son pouvoir au Parlement

       On voit ici l’importance du scrutin majoritaire plutôt que de la proportionnelle dans l’élection des députés qui la composent : non seulement c’est celui qui permet, de l’électeur à l’élu, l’élection la plus directe, c’est-à-dire la plus conforme à l’idéal de la démocratie directe, mais pour cette raison même, c’est aussi celui qui exprime le mieux la responsabilité prioritaire de l’élu devant ses électeurs, avant l’éventuelle organisation politique ou le parti dont il a reçu l’investiture et qui indique son orientation politique, ce qui veut dire que c’est, en droit, le mode électoral qui laisse l’élu le plus libre de son jugement face au gouvernement, aussi bien quant à la fin qu’il poursuit que quant à l’adéquation des moyens qu’il met en œuvre, pour y parvenir, dans son adaptation à une conjoncture imprévue ; c’est donc aussi le mode le plus conforme à cette fonction parlementaire.
Privilégier, au contraire, la proportionnelle, c’est privilégier la représentation, mais non pas au sens où elle s’exprime dans le mandat proprement parlementaire, directement conféré par la base électorale du peuple à un élu qu’il a jugé digne de la délégation, ici, de cette part de son pouvoir : c’est privilégier au contraire la représentation de ces corps intermédiaires que sont, entre le peuple et son pouvoir, les partis.
Or quelle que soit la nécessité démocratique des partis (en particulier comme organes de formation et de réflexion politiques, et dont la pluralité atteste et authentifie celle des diverses possibilités d’options ouvertes à la souveraineté populaire), ils n’en présentent pas moins la double limite, justement de n’être que des partis, c’est-à-dire politiquement prédéterminés, en même temps que des corps animés d’une vie propre et que leur intérêt naturel à se perpétuer conduit [bio-]logiquement à se préférer eux-mêmes à leur milieu, c’est-à-dire, dans une conjoncture politique donnée, à préférer leur propre bien à celui de la société sur laquelle ils agissent –et je n’y vois aucun mal, je dis seulement que c’est la raison pour laquelle on ne saurait réduire la délégation parlementaire du peuple à une simple représentation de partis.

             c- fondement du droit de dissolution de l’Assemblée Nationale par le pouvoir présidentiel

       Maintenant, lorsque le Parlement "censure" le gouvernement, il peut avoir deux raisons de le faire : soit qu’il juge les moyens mis en œuvre inadaptés, voire contradictoires, à une fin dont il reconnaît la légitimité, soit qu’il estime cette fin elle-même désormais inadaptée à la situation nouvelle qui lui impose de se prononcer.
Dans la mesure où cette seconde possibilité remet en cause l’orientation politique sur laquelle se fonde le mandat présidentiel, revient alors au chef de l’Etat l’initiative de rendre la parole au peuple afin de vérifier d’abord si le vote parlementaire doit s’interpréter comme une opposition au gouvernement, donc sur les moyens, ou au Président lui-même, donc sur les fins. D’où son droit de dissolution de l’Assemblée : car en remettant directement son propre mandat en jeu, il signifierait par là son identification au chef du gouvernement et sa subordination prioritaire au Parlement, c’est-à-dire ici celle des fins aux moyens, autrement dit de la politique à la technique.
Il est vrai qu’en cas de réélection, il faudrait tout de même lui reconnaître ce moindre des pouvoirs de dissoudre une assemblée qui aurait alors perdu sa représentativité. On pourrait donc imaginer une double légitimation du mandat présidentiel, et par le suffrage direct, et par la délégation parlementaire, mais il en résulterait une simple complémentarité des deux ordres, celui des moyens et celui des fins, qui ne correspondrait pas non plus à la logique de leur véritable rapport et surtout qui serait en contradiction avec ce principe de liberté qu’une même fin doit pouvoir s’accommoder d’une pluralité de moyens entre lesquels choisir, en tant que mutuellement incompatibles, quoique respectivement compatibles avec elle.
On en arriverait fatalement à une confusion des moyens et des fins, c’est-à-dire à l’opportunisme technocratique d’un régime où le gouvernement se réduirait de nouveau, comme sous la IVème République, à une simple émanation du Parlement et le Parlement à une simple émanation des partis qui n’offriraient au peuple que des alternatives en cohérence avec leur propre intérêt de partis.


       2- Confidences de Pierre Mauroy au Nouvel Observateur

       Même si le peuple pouvait donner de plein gré son accord à une telle option, en particulier grâce à l’adjuvant, quoique à dose nécessairement homéopathique, du mirifique R.I.P (Référendum d’Initiative Populaire) nouvellement rebaptisé R.IC (Référendum d’Initiative Citoyenne), le civisme ayant meilleure presse que le populisme, elle n’en représenterait pas moins une désolante régression démocratique.
Or c’est très exactement le projet sur lequel Mauroy compte reconduire l’actuelle majorité du PS en éludant totalement le problème du Non au TCE (« Le pire, précise-t-il bien, serait d’en rester à la confrontation du Oui et du Non ») et en donnant un poids sans précédent au NPS qui présente le double avantage et de s’être prononcé pour le Non (donc d’en mobiliser une part de l’électorat militant) et, comme je le disais, de ne se distinguer que par son appel à un changement de Constitution, ce qui permet à la fois de changer en tout cas de sujet et de proposer à peu de frais une réforme grandiose qui aura tout l’air d’avoir pris la mesure de la situation dramatique dans laquelle se trouve la France aujourd’hui !
Encore que j’exagère comme toujours, chez ces politiciens, le souci de la France et de l’état de la France, puisque, dans l’entretien qu’il accorde au Nouvel Observateur du 21-27 juillet où il développe sa position (et qu’il faut absolument lire, c’est plus édifiant que n’importe quelle analyse critique !), ce mot de "France" n’apparaît, d’une page à l’autre, qu’une seule fois et juste pour parler « du socialisme en France et, plus largement, en Europe ». Une autre fois, si l’on veut être tout à fait scrupuleux, lorsqu’il évoque le risque d’un « passage à un régime présidentiel » qu’il croit « dangereux pour notre pays ».
Soyons clair : le grand danger dont il ne dit rien, pour « notre pays », c’est ce « populisme » à la tentation duquel, apprend-on plus loin, l’actuelle priorité du PS est de ne surtout pas céder : car le populisme en question, c’est évidemment celui du référendum du 29 mai « rejoignant en cela le triste 21 avril 2002 ». En revanche, le socialisme « reste un mythe mobilisateur » : vous avez bien lu, « il a fait le tour du monde » – n’omettons pas de célébrer, au passage, le centenaire de l’enterrement de Jules Verne, ce génial auteur de fiction ! –, « il a enflammé les peuples : il doit rester notre talisman » (sic).
Le populisme, non ! Les peuples, oui, qui ont besoin de mythes et de gens comme nous qui leur brandissent des talismans ! Dans le Nouvel Observateur, nous pouvons nous dire ces choses, nous sommes du même grand monde, le même autre monde que celui des peuples dont on peut faire le tour en moins de 80 jours, "ils" ne risquent pas de nous entendre : lâchez-vous, ballons ! Lâchez-nous, baudruches ! Au gué les talismans ! Comme dirait Etienne : « C’est consternant ».
Je retiens tout de même la concession que nous ne sommes pas en régime présidentiel, puisque le danger serait que nous y passions. Se voit donc ici reconnu un certain équilibre entre le pouvoir présidentiel et celui du Parlement. Un équilibre dont il semble nécessaire de rappeler que le PS, en particulier, s’en est jusqu’ici fort bien accommodé, durant plus de vingt ans, et qu’il serait donc malvenu de le découvrir maintenant contraire aux principes de la démocratie.
Or, contre le risque présumé nouveau d’un renversement de cet équilibre, propose-t-on des réformes visant, comme il serait logique, à le stabiliser ? Eh bien pas du tout ! La conséquence déboule, abrupte : « c’est dans l’autre sens qu’il faut aller, avec un Premier ministre issu d’une majorité stable et responsable devant elle seule, le tout sous l’autorité d’un président garant des grandes orientations. Ni plus, ni moins ».
« L’autorité d’un président garant des grandes orientations », voilà typiquement le genre de formules frauduleuses dont Mauroy s’est fait une spécialité. Traduisez : un réputé brave homme dont les intentions seront d’autant plus insoupçonnables qu’elles resteront de toute façon sans effet, puisqu’il n’aura aucun pouvoir sur le gouvernement, lequel ne dépendra que d’une majorité parlementaire dite « stable » pour la seule et unique raison que le Président de la République n’aura plus le droit de la dissoudre, ce qui signifie en clair qu’elle pourra voter la censure au gouvernement quand bon lui semblera, sans risque d’avoir à en rendre compte au peuple avant la fin de son mandat, mais avec le loisir de changer de gouvernement sur le caprice d’un parti charnière dont la minorité sera juste suffisante pour que la majorité parlementaire glisse de droite à gauche sur un enjeu nationalement indifférent, pourvu qu’il intéresse les catégories sociales parmi lesquelles sont présumés se recruter les électeurs du parti en question.


       3- L’incurable prurit, jusque dans le populo-parlementarisme, d’un retour à la IVème République

       Et il ne faut pas s’y tromper, l’idée de Mauroy n’est pas du tout de contrebalancer si peu que ce soit ce danger, en assurant au moins l’élection des parlementaires au scrutin majoritaire. Le risque, pour lui, réside au contraire dans « la transformation des partis politiques en simples écuries élyséennes ». Transformation dramatiquement réductrice, en effet, si le séjour élyséen devait désormais s’enclore dans le mythique arrière-monde où flottent les ombres bienheureuses des « grandes orientations. Ni plus, ni moins ». On croit rêver !
Sait-il que les gens de mon âge peuvent encore avoir des grands-parents pour les informer en direct de ce que fut la IVème République, dont la Constitution n’avait déjà été adoptée que par 36% des inscrits, qui en 12 ans d’existence a usé 25 gouvernements, par conséquent d’une autorité de moins en moins crédible, et sur le plan national, et a fortiori international, comme il est devenu patent dans la crise algérienne, un régime, enfin, dont la seule dégradation accélérée a conduit d’elle-même à une vacance du pouvoir telle qu’au bout d’un mois, il n’y avait plus d’autre solution que de Gaulle ?
Faut-il que Mauroy nous suppose amnésiques ou incultes, nous les populistes, pour ne pas même éprouver le besoin de nous préciser un tant soit peu au moins en quoi son exaltant futur se distingue d’un simple retour à 1946 ? Mais bien sûr, ce n’est pas à nous qu’il parle, c’est au NPS de Montebourg ! Et il se fout de la France et de nous comme de l’an quarante-six ! Il ne faut pas lui chercher d’autre horizon que le congrès du Mans.
Et en attendant, on a là une parfaite illustration de l’idée que peut se faire de la politique un politicien de la IVème République, avec le NPS dans le rôle du parti charnière et la réforme institutionnelle dans celui de l’enjeu-bidon qui n’a d’autre intérêt que de se trouver une majorité en éludant les questions qui fâchent, tout en se donnant l’air de brasser des affaires décisives.
Vu que sur le plan "sociétal", à part l’homoparentalité sur laquelle on a du mal à se mettre d’accord, il ne resterait plus, semble-t-il, que l’allongement du délai de l’IVG jusqu’à la naissance pour continuer à faire du "socialisme" sans "social", l’heure serait donc désormais à déconstruire la Vème République pour jouer bientôt enfin de nouveau, comme dans le bon vieux temps, au politicien sans politique.
Il y aura moins à y gagner en liquidités que d’avoir liquidé le patrimoine du peuple sans consultation du peuple, mais tout de même, après avoir si bien réussi le passage de la France de l’état solide à l’état liquide, comment ne s’imposerait-il pas au PS de la conduire à présent de l’état liquide à l’état gazeux ? Brasser de l’air, c’est là qu’il se sent dans son élément, Mauroy.
Espère-t-on sérieusement une seconde que l’institutionnalisation d’un référendum d’initiative populaire (contre lequel, en soi, je le répète, je n’ai rien à redire) sera en mesure de corriger plutôt que d’aggraver un tel défaut de représentativité réelle de nos gouvernants, dès lors au moins égal à ce qu’il est pour les autres nations d’Europe, que ce soit d’ailleurs pour leur bien ou pour leur mal ?
Rappelons qu’un référendum n’a de sens qu’à proportion du temps de maturation du débat qu’il doit ouvrir pour la nation. Il ne peut donc représenter qu’un exercice ponctuel (sur un sujet précis) et à longue périodicité, donc relativement rare, de la démocratie directe –sans parler de l’inévitable médiation d’une instance décisionnaire de sélection des sujets ou de l’ordre de priorité de leur soumission au suffrage dont le filtre risque d’être assez réducteur et, par conséquent, vite suspect d’arbitraire, à l’échelle (malgré tout) d’un « pays » comme la France…
Non ! Franchement, je vois bien ce que la prescription d’un goutte à goutte d’initiative populaire (voire citoyenne) peut comporter d’efficacité démagogique dans un programme politique, mais ce n’est certainement pas de là que l’on doit attendre l’avènement de la démocratie directe au pouvoir.
Cet objectif, il n’y a justement que l’organisation des pouvoirs qui puisse permettre d’en approcher, dans la représentativité des divers mandats.


       4-Esquisse d’analyse de la notion de représentativité

       Encore faut-il bien s’entendre sur ce terme de représentativité.
Mutatis mutandis (j’espère une lecture de bonne foi de cette analogie), quand un avocat représente son "client", ce n’est pas simplement pour le doter d’une parole dont la nature ou un accident l’aurait privé, ni même pour exprimer mieux qu’il n’en serait capable ses aspirations ou ses pensées. En d’autres termes, il n’en est pas le pur et simple traducteur. Il est là pour le défendre sur une cause précise et dans un but précis que nul n’ignore. S’il se contentait, pour ce faire, à supposer que ce soit possible, de rendre audible à tous tout ce qui passe par la tête de l’accusé, il y a des cas, disons, au hasard, une fois sur deux, où le résultat serait plutôt catastrophique. Je suis peut-être pessimiste, mais je ne vois pas grand monde qui voudrait de cet extralucide pour avocat.
Bon ! Maintenant je corrige l’analogie : d’accord, un homme politique n’est pas un avocat. Mais pourquoi ?
En premier lieu, parce qu’un avocat doit être prêt à défendre n’importe quel accusé, à commencer par celui pour lequel il éprouve le plus de dégoût : c’est l’aspect sous lequel assimiler un politique à un avocat le réduirait à un démagogue opportuniste (ce que n’est jamais un politique).
Ensuite, et surtout, parce qu’un politique ne plaide la cause de la majorité qui l’a élu que dans la mesure où il a d’abord plaidé sa propre cause devant l’électeur comme devant le premier des juges, et non pas un accusé, ni un suspect. Le suspect, c’est plutôt lui, le politique, a priori. Et il me paraît souhaitable qu’il en soit ainsi.
Mais voilà où je voulais en venir : on comprend, à la lumière de cette analogie corrigée, qu’un représentant politique l’est en un double sens : en tant qu’élu, il l’est de la majorité qui l’a élu, mais en tant qu’éligible (et qui le demeure même élu), il l’est aussi de lui-même, et non moins essentiellement, je veux dire de sa propre cause, de l’orientation qu’il a défendue et dont la défense même ne coïncidait pas nécessairement, ni avec les aspirations et pensées spontanées de son électorat, ni d’ailleurs avec ses propres convictions profondes. Et il ne s’ensuit pas qu’il nous trompe : il s’efforce, pour des raisons qui ne nous regardent pas, de nous convaincre, nous d’abord, de la justesse de la cause qu’il a faite sienne.
En d’autres termes, la représentativité de son mandat ne sera pas due à ce que son élection serait la plus conforme à un certain état donné de l’opinion, mais tout au contraire à ce qu’il aura réussi à convaincre le plus possible de ses électeurs de changer d’opinion. Ce qui signifie que, dès la première instance électorale, dès la première élection, la représentativité de l’élu se fonde sur sa capacité d’action, et proprement politique. C’est pourquoi elle n’est pas une photographie statique de l’opinion, c’est pourquoi elle n’a de sens que dynamique et c’est pourquoi il est, entre autres, aberrant de vouloir que l’exécutif ne soit qu’un exécutant.
Outre qu’il n’y a pas plus de sens moral à prétendre instrumentaliser les représentants du peuple ou ses gouvernants que le peuple lui-même, en les réduisant à de simples marionnettes entre ses mains (je ne vois que la démagogie, là encore, pour y trouver son compte), c’est vraiment une ineptie, du point de vue politique aussi bien que démocratique : aurait-on dû attendre une semaine de délibérations parlementaires avant de décider, le moment venu, c’est-à-dire en disposant de l’intégralité du dernier état de l’information, incluant les ultimes tractations diplomatiques, si la France devait ou non opposer son veto à l’intervention de l’ONU en Irak (autrement dit à une guerre, non plus entre les USA et l’Irak, mais, comme l’aurait tant voulu Bush, entre l’Islam et la Chrétienté) ?
Comment ne pas être conscient que toute action politique impose des situations d’urgence qui nécessitent un maximum d’autorité de l’initiative qu’elles appellent ? Encore une fois, ce n’est pas l’autorité qui pose problème, ce n’est que sa représentativité, laquelle ne saurait se limiter à la simple projection géométrique et statique du peuple dans le Parlement et du Parlement dans le gouvernement, selon un émanatisme pyramidal qui n’est qu’une véritable machine à dissoudre, en réalité, l’autorité première du peuple, où le peuple déresponsabilise le Parlement à proportion où le Parlement déresponsabilise le gouvernement –et ce, quel que soit le type de scrutin choisi pour l’élection des députés.
De fait, qu’ils soient élus à la proportionnelle ou pas, dès lors qu’ils ne l’auront pas été en ayant eu à se déterminer face à une majorité déjà constituée sur une orientation définie (donc présidentielle), puisque c’est eux qui auront à composer cette majorité, on ne voit pas ce qui les empêcherait, une fois élus, de s’en acquitter selon la logique la plus naturelle, qui sera celle du rapport de forces entre partis ou entre courants d'un même parti.


       5- Les implications de la représentativité dans le ternaire de la Vème République

       Ce tri-stratisme rétrocessionnaire est évidemment ce à quoi s’oppose l’esprit du ternaire de la Vème République, dans les trois expressions du pouvoir du peuple que sont les fonctions présidentielle, gouvernementale et parlementaire.
Le mandat présidentiel procède ici directement de l’ensemble de la nation dont il doit assumer l’unité, au-delà de la diversité des partis et des intérêts régionaux qui en prismatisent et en dynamisent, dans le mandat parlementaire, la complexité de la vie politique.
Entre les deux, le mandat gouvernemental constitue la véritable clef de voûte, mieux encore, pour ainsi dire, le « sigillium trinitatis » de l’ensemble du système. D’abord parce qu’il ne procède lui-même d’aucune élection : et ce point est capital. Car il ne tire sa représentativité que de celle des deux premières instances : d’une part de la nomination du chef du gouvernement (responsable à son tour devant lui de la nomination de ses ministres) par l’élu de l’ensemble de la nation et d’autre part, de sa responsabilité devant la représentation parlementaire de l’Assemblée Nationale. C’est donc à lui que revient d’articuler, mais en les maintenant distinctes, l’unité idéale de la nation (dans ses fins) et sa diversité autant que sa variabilité concrètes (imposant la prise en considération de ses moyens au sens le plus large et le plus conséquent du terme). Cela « sans confusion ni séparation », pour emprunter encore au vocabulaire de la théologie trinitaire.
On arrive ainsi à ce paradoxe hallucinant (et naturellement scandaleux, en particulier pour des élus, mais aussi pour de sincères partisans de la démocratie directe) que même élus, ce ne soit pas en tant qu’élus que nos gouvernants nous gouvernent ! Faut-il conclure de cette représentativité seulement indirecte (puisqu’elle ne « procède » que des deux autres) à une moindre représentativité de l'instance gouvernementale ?
C’est tout le contraire qui est vrai, et non pas seulement parce que son caractère indirect est précisément compensé par son double fondement (et cela en pleine conformité à sa fonction), mais aussi parce qu’il n’y a qu’un tel dispositif qui puisse directement porter au gouvernement un simple citoyen, lequel ne sera certes pas n’importe qui (ni non plus un "petit copain" du Président de la République ou du chef du gouvernement, cessons ces enfantillages, franchement, il faut tout de même réussir à se convaincre que le premier "intérêt" d’un pouvoir, c’est le succès de ce qu’il entreprend, ne serait-ce que pour y éprouver la réalité de son pouvoir, et quelle que soit, par ailleurs, la malignité de ses intentions), mais, comme on dit, "un membre de la société civile", doté d’une expérience de la vie en société autre que strictement politique et reconnu pour sa compétence et une efficacité de long terme, à une échelle significative.
On pourra discuter autant qu’on voudra, cas par cas, de l’opportunité pratique réelle de telle ou telle nomination (mais justement très vite révocable), on aura malgré tout du mal à me persuader que cette possibilité d’accès au pouvoir d’un citoyen "non politique" soit contraire et à l’esprit de la démocratie directe et à la représentativité de son mandat.
Car le fondement même de la démocratie, et a fortiori de la démocratie directe, c’est que le simple citoyen, en tant qu’électeur, soit déjà implicitement investi de la représentativité d’un mandat qu’il reçoit de l’ensemble de la nation, que ce soit pour juger du plus apte à le représenter selon le mandat qu’il lui confère dans l’élection ou pour décider, dans un référendum, d’une surdétermination de ce mandat.
Chaque électeur, par conséquent, est investi du pouvoir plus que présidentiel de renverser à lui seul une majorité, dans l’hypothèse où elle ne serait que d’une seule voix –et cette hypothèse est optimale pour une démocratie, parce qu’une telle majorité impliquerait, en amont du vote, la plus libre délibération du peuple sur une alternative dont aucune des deux options n’aurait occulté l’intérêt de l’autre et, en aval, une prise en considération d’autant plus scrupuleuse des motifs du suffrage minoritaire, donc de la volonté de l’ensemble de la nation.
C’est là, dans ce pouvoir plus que présidentiel de chaque citoyen, que réside le sens logique du paradoxe de la démocratie, ou plus précisément de la République, tel que l’énonce lapidairement Montesquieu (quoique dans un tout autre esprit) : « N’avoir pour supérieurs que ses égaux ».


       6- Le sens et l’enjeu de la possibilité de la cohabitation

       Je ne m’étends pas sur les conséquences qui en résultent quant au statut juridique du Président de la République : elles ne sont que trop évidentes, en particulier concernant l’actuelle absence de vergogne au pouvoir (dont je viens encore d’apprendre qu’elle avait pratiquement septuplé, depuis 1995, le budget de fonctionnement de l’Elysée !).
Il y a donc bien des réformes institutionnelles nécessaires, et d’urgence.
Mais s’appuyer sur la nécessité de cette réforme spécifique pour confondre sciemment la question du statut du Président de la République avec celle de son rôle ou de sa fonction et, de là, conclure qu’il faut donc en neutraliser le pouvoir et l’autorité, ça, c’est vraiment d’un populisme démagogique atterrant de mauvaise foi (et non moins efficace pour autant ! Comment s’en étonner puisqu’il n’est fait que pour cela ?).
Serais-je mal informé ou, en son temps, la cohabitation n’a-t-elle pas été considérée comme une épreuve, puis comme une preuve, de la viabilité de la Constitution de la Vème République, et ce justement parce que son application même littérale, voire littéraliste, constituait, en l’occurrence, une démonstration a fortiori que l’autorité du chef de l’Etat ne paralysait pas davantage l’action du gouvernement ni la détermination du Parlement que réciproquement ? Ce que confirme d’ailleurs le simple fait que jamais les gouvernants ni les parlementaires les plus habiles à se défausser de leurs échecs ne les ont imputés, sinon très rétrospectivement, et en des termes toujours très vagues, au principe de la cohabitation. Ni encore moins le peuple qui, sur ce crime, s’est montré multirécidiviste…
Le problème, c’est que, quand la lettre marche, on dit que c’est parce qu’elle est contraire à l’esprit. Quelle insigne mauvaise foi ! La cohabitation avait déjà commencé, tout le monde le sait, entre Pompidou Président de la République et Chaban-Delmas Premier ministre, et avec une majorité présidentielle au Parlement. Et constitutionnellement, Pompidou ne pouvait rien contre la Nouvelle Société de Chaban-Delmas (et déjà de Delors) et c’est parce qu’il n’y pouvait rien qu’il a été obligé de s’en tirer avec le montage éhonté d’un coup bas sur la feuille d’impôts de son Premier ministre.
Je rappelle au passage deux précisions : la première, que Pompidou est le grand homme, le second père et le maître en politique de l’actuelle absence de vergogne au pouvoir et la seconde, qu’après la présidentielle de 1981, Mitterrand disait à Chaban-Delmas, devant témoins, que si c’était son gaullisme qui l’avait emporté en 1974 contre la droite giscardienne (elle-même victorieuse, déjà, grâce à la trahison de tel fils de tel père de fortune), il n’aurait sans doute jamais gagné ces élections.
C’est dire à quelle distance de Pompidou Mitterrand pouvait situer Chaban. C’est dire quelle distance permet la Vème République entre le Président de la République, chef de l’Etat, et le Premier ministre, chef du gouvernement, alors même que la majorité parlementaire s’est constituée, dès son élection, en conformité avec la majorité présidentielle : c’est dire combien (sauf brigandages contre lesquels il faudrait en effet de meilleures garanties) l’actuelle organisation constitutionnelle leur ménage d’indépendance mutuelle, condition sine qua non de leurs autorités respectives. Et cela, jusque dans le cas du couple Pompidou-Chaban (qui mérite, à ce titre, d’être médité) où l’autorité du Président de la République atteint à l’un de ses degrés paroxystiques.
Mais, à vrai dire, ce qu'aucun analyste, à ma connaissance, ne semble avoir pris en compte, c'est que la toute première des cohabitations, c'est plutôt entre de Gaulle et Pompidou qu'elle s'est jouée, comme il est apparu dans tout son éclat au moment du référendum de 1969 dont Pompidou avait programmé l'échec en se déclarant prêt à la succession. Une étude un peu attentive de la différence de réaction du chef de l'Etat et du Premier ministre face aux événements de mai 68 livrerait, à cet égard, une illustration particulièrement riche du fonctionnement de la Vème République et du sens de l'organisation de ses pouvoirs, dans sa lettre comme dans son esprit.
Encore faudrait-il, pour le voir, accepter de ne pas réduire de Gaulle à l'inepte caricature habituelle d'un nationaliste pragmatique, théoriquement borné, laquelle arrange surtout, d'ailleurs, les "rassembleurs" pompidoliens qui ont encore le front de se réclamer du gaullisme.



IV- La dimension historique de la République en France



       Seulement voilà : il en va exactement de la Constitution de 1958 comme du modèle social français dont je compte montrer maintenant qu’elle constitue un élément décisif : les mêmes qui dénoncent avec le plus d’intransigeance les saboteurs du système les disculpent dans le même temps de leur sabotage, en n’ayant rien de plus pressé que d’en imputer le vice à la malignité propre du système. A ce compte, l’actuelle absence de vergogne au pouvoir ne saurait trouver meilleurs avocats que ces promoteurs d’une VIème République dont elle ne serait pas plus gênée d’épouser la cause (avec un peu plus de temps devant elle) qu’elle ne l’a été d’adopter à l’improviste celle du quinquennat présidentiel.
On est même en droit de se demander si la violence de leurs imprécations contre la personne-qui-n’est-personne relève d’une autre intention que de se défendre de lui devoir autant. Moi, je n’arrive pas à croire à ces accusateurs de marionnettes qui n’attendent que d’un changement de structure un changement d’homme.
En revanche, la structure dont leur néo-socialisme s’accommode si mal n’est pas indifférente, quant à elle, au sort de la nation, ni surtout au projet social (à défaut de prétention hautement morale) qu’elle s’est donné depuis très longtemps pour mission de soutenir devant le monde et pour le monde.


       1- L’universalisme plurimondialiste contre le relativisme inhérent à la mondialisation


       Je voudrais tenter d’éclairer ce propos, en particulier sur l’idée de nation et sur ce que je comprends du modèle français, en reprenant là le développement de mon utopie : un égalitarisme plurimondialiste que j’opposais à la mondialisation entropique du monde et au programme plus ou moins avoué, mais déjà en voie de réalisation, d’un gouvernement mondial.
J’appelle "monde" (par opposition à l’univers ou au cosmos, mais aussi à la totalité de l’espace habité) tout ensemble juste suffisant à contenir, dans une cohérence qui le définisse, toutes les possibilités de rapports entre humains, à quelque stade qu’ils en soient respectivement de leur vie, de la conception à la mort incluses. En ce sens, je n’ai pas trouvé jusqu’ici comment mieux définir ce qu’on appelle nation qu’en disant qu’elle est, à elle seule, un monde.
L’un des risques inhérents à la mondialisation des mondes en un seul monde, c’est que s’y perde l’appréhensibilité, la visibilité des différentes possibilités de détermination du monde et, par conséquent, de la liberté de l’homme de changer de monde, c’est-à-dire de passer, dans l’espace mais aussi dans le temps, d’un monde à un autre. En un mot, c’est bien l’idée même de liberté qui est ici en jeu.
Car depuis que les mondes sont mondes, jamais aucun ne s’est pris pour le seul, ne serait-ce qu’en raison de sa frontière avec celui des morts (comme des "immortels"), laquelle s’estompe, aujourd’hui, à mesure que gagne l’entropie de l’unicité du monde.
Et je vois dans le communautarisme anglo-saxon un phénomène transitoire d’inclusion (ou de subsomption) d’une pluralité de mondes en un, qui tend à réduire leurs différences à l’indifférence –modèle au regard duquel je trouve la conception française de l’intégration et de la laïcité beaucoup plus respectueuse, en définitive, de la profondeur et de la portée de ces différences, dès lors qu’elle ne les permet que dans la mesure de leur capacité à s’affranchir de toute apparence extérieure immédiate, c’est-à-dire de la contrainte, imposée aux autres comme à soi, de l’exhiber préalablement à tout échange et à toute expérience de l’autre.
C’est bien en effet le dévoilement qui offense dans le port du voile, aussi obscène que le surdénudement de la femme nue du « Déjeuner sur l’herbe » au milieu d’hommes habillés ou, symétrique, celui que provoquerait l’un d’eux dans un camp de nudistes –soit dit en passant, juste en réponse au fameux argument de la pudeur qui justifierait le voile (argument néanmoins plus significatif qu’il n’y paraît, puisque le voile est aussi, dans certains contextes communautaristes, et en vertu du même principe de ce que j’appelle "surdénudement", une "provocation" à se voiler).
Or il n’y a qu’à proportion de l’importance reconnue à ce que signifient de tels signes qu’on leur impose de pouvoir, en situation d’échange qui se doit neutre, ne pas se signaler.
Accepter les différences, en effet, non pas se contenter de les "tolérer", mais s’y ouvrir en les respectant, ce n’est pas les dissoudre dans un vague relativisme selon lequel « à chacun sa vérité », au sens où il n’y aurait pas de vérité, en tout cas univoquement accessible à quiconque –en raison de quoi les Droits de l’Homme ne vaudraient pas pour les Chinois qui pourraient continuer à se torturer en paix, conformément à leur "vérité" propre de l’humain (encore une perle de l’huître au pouvoir!).
Quand je parle de pluralité des mondes, j’entends bien aussi une pluralité de représentations ou de vécus du monde, mais qui ne s’enferme justement pas dans une incommunicabilité, voire une intraductibilité, de ces représentations les unes aux autres, telle qu’elle interdirait même de parler de pluralité, comme de toute frontière commune à un en deçà et à un au-delà des Pyrénées (par où passer de l’un à l’autre).
Mon pluralisme n’a rien à voir avec la prétendue tolérance de ce relativisme exclusif de toute universalité, donc de toute possibilité d’échange réel, c’est-à-dire de progrès de chacun à l’épreuve de l’autre. Tout au contraire, seul peut s’ouvrir ce qui peut aussi contenir, « seul accueille ce qui recueille ». L’ouvert n’est pas le vide qui imposerait bien plutôt une autosuffisance de ce qui viendrait à s’y enclore, à s’y enkyster.
En ce sens, la première différence qu’il me faille être capable d’accepter, c’est la mienne, celle de mon propre monde.


       2- La spécificité d’être Français

       Il se trouve que je suis né Français. Je n’ai pas à en être fier ni même à en répondre. C’est simplement la modalité sous laquelle j’ai à répondre de la totalité, en moi, de l’humain. Je peux choisir de l’ignorer, comme de ne répondre de rien. Cela ne change rien à ma responsabilité, puisque c’est justement cette liberté de choix qui la constitue.
Et il se trouve aussi qu’en dépit de tous les dépits du sempiternel esprit de collaboration, la France est une grande, et même une très grande nation : elle l’est historiquement, bien sûr, mais aussi géographiquement et démographiquement. Et cette réalité, pour le coup, je dois carrément dire que je n’en suis pas fier du tout : quand je considère l’importance au moins du territoire et de la population de la France comparés à ceux de la Belgique, par exemple, j’y constate une proportion de talents, voire de génies, en particulier dans les dernières décennies et en nombre de disciplines, qui a de quoi décourager la moindre velléité de chauvinisme (entre autres, en sport, quelle nullité !).
A vrai dire, ce pourrait bien être parce que nous refusons d’être si peu à la mesure de notre grandeur que nous préférons nous voir si petits (« un poids chiche dans une couscoussière » : voilà le minable refuge de notre plus stérile orgueil). Mais aussi parce que l’une des caractéristiques de cette nation est d’avoir toujours été extraordinairement divisée contre elle-même et de ne cesser d’avoir à conquérir sa cohérence par-delà cet esprit de division.
C’est la raison pour laquelle, si la France est aujourd’hui l’une des plus anciennes parmi les nations, au sens moderne et peut-être le plus accompli du terme, c’est d’abord qu’elle a été l’une des premières à se constituer un Etat fortement centralisateur et en cela aussi porteur d’un principe dynamique de solidarité nationale.
C’est ce lien entre centralisme et solidarité qui est visé dans la formule réductrice du « centralisme jacobin » : le centralisme serait un héritage de la Révolution, donc de la Terreur, et par là une anticipation du national-socialisme, c’est-à-dire du totalitarisme nazi. Que voilà un bon exemple de révisionnisme historique au service de l’antinationalisme néolibéral !
En réalité, le centralisme en France est le fruit de plus d’un millénaire d’Histoire dont le jacobinisme n’est que l’émergence, dans les douleurs de l’enfantement, d’une conséquence révolutionnaire, non seulement pour la France, mais pour l’ensemble des nations : la solidarité dans l’égalité.
Le centralisme n’est que l’autre nom du volontarisme, d’abord politique (celui de la royauté), ensuite économique (en un sens générique, le colbertisme) et enfin, et universellement, social (c’est la Révolution et l’idée de République en tant que seul fondement d’une authentique démocratie politique).
Et le volontarisme ne trouve son plein sens qu’à vouloir l’égalité en dépit de l’évidence des inégalités : ce qui vaut pour les individus tout aussi bien que pour les nations, quelque diversité d’organisations qu’impliquent, entre autres, leurs différences de taille qui s’équilibrent en raison de l’exacte proportion, l’une à l’autre, de la grandeur et de la responsabilité, où se fonde le principe républicain de la proportionnalisation de l’impôt à la richesse, et plus particulièrement à la capacité mesurable d’en acquérir.
Si la France est une grande nation, ce n’est donc pas simplement dû à sa superficie ou à sa densité, mais à ce que ces deux conditions supposent de volonté pour l’unir en un seul monde, et surtout sans que ce soit au détriment de sa propre diversité ni du dynamisme de sa propension à se diviser contre elle-même. Là réside la dimension historique de sa grandeur et qui appartient à une Histoire encore à venir où s’inscrit notre présent, celui que nous écrivons.
Il est naturel et bon qu’on ne voie pas sa grandeur, simplement parce qu’on ne se voit pas et qu’il est vain, pour se voir, de se regarder.
En revanche, on ne peut pas ne pas se voir vu, ne pas se savoir attendu. C’est vraiment un crime de vouloir ignorer, de ne pas se mettre en peine, même, de chercher à comprendre ce que tant de monde peut attendre de la France, et de nul autre que d’elle.
Nous sommes comptables de notre grandeur : et c’est une immense affliction, en effet, que d’en être aujourd’hui si peu dignes.
Mais s’il devait ne nous rester que le poids d’une grandeur inerte, alors, que notre grandeur soit du moins d’en supporter le poids, plutôt que de nous en décharger : n’aurait-ce pas été le motif le plus profond de notre Non à la Constitution pour l’Europe qui nous était proposée ?
Or ce ne serait qu’une autre façon de nous décharger de nous-mêmes et de l’Histoire où nous sommes, que de nous abstraire d’où nous venons pour nous inventer maintenant – mais là je ne m’adresse qu’aux "purs" – un idéal de nouvelle Constitution : hors d’aucun espace et d’aucun temps.
C’est pour le coup qu’à vouloir faire l’ange, on ferait vraiment la bête.


       3- L’adéquation de la Vème République à la réalité historique de la France (monarchie comprise)

       Le génie, au contraire, de la Constitution de la Vème République, c’est de s’efforcer d’articuler synchroniquement les trois étapes historiques, évoquées plus haut, du défi de la solidarisation d’un monde en constante remise en cause de sa propre unité : défi politique (celui, je le répète à dessein, de la royauté), dans l’institution d’un Président de la République élu au suffrage universel, défi économique (au sens le plus originel en même temps que le plus extensif du terme), dans l’institution d’un gouvernement exposé de fait aux variations conjoncturelles de l’économie, et défi social, dans l’instance législative d’un Parlement dont la fonction essentielle soit d’adapter le droit positif aux progrès de l’égalité, mais par là aussi de juger de l’adéquation des moyens mis en œuvre par le gouvernement à l’expression de la volonté du peuple qu’elle représente et cela, sans être censée ni s’opposer ni s’identifier à ce qui en est représenté, justement, dans le mandat présidentiel, ce qui fonde le principe de la possibilité, en droit, de la cohabitation, dans l’indépendance mutuelle des trois instances, correspondant à la claire distinction de leurs fonctions respectives.
Le défi politique est celui de l’action (et de la vitesse de réaction) organique de la France dans le concert des nations. Le défi économique est celui de la richesse à redistribuer de la nation, dans quelque domaine que ce soit (matériel ou immatériel). Le défi social est celui de la mise en conformité de la spécificité dynamique, évolutive, de la nation à l’universalité du droit.
Le défi politique est plus proprement international, bien qu’il ne puisse l’être qu’à raison de la responsabilité nationale de celui qui en est en charge. Le défi économique est plus proprement interne à la nation, même s’il ne peut s’abstraire des conditions qui lui sont extérieures. Le défi social est à la fois le plus intérieur à la nation et celui qui l’ouvre au plus universel, au-delà même de l’idée de nation.
Rien de tout cela n’appartient à la lettre de la Constitution. Mais je suis frappé de voir à quel point l’usage, et même le mésusage, en a consacré cet esprit.
Je viens de rappeler, dans le défi politique de l’institutionnalisation d’un Président de la République élu au suffrage universel, un héritage de la royauté. Pour autant, je ne peux m’empêcher de trouver grotesque la dénonciation, ici, d’un « roi sans l’hérédité ».
La maladresse rhétorique de la formule oblige d’abord à préciser qu’il ne faut pas y entendre l’expression d’un regret qu’il manque juste à cette monarchie d’être héréditaire, comme si l’hérédité seule pouvait rendre un roi tolérable, voire souhaitable et légitime. Il est vrai que Pascal voyait, lui, dans le caractère héréditaire de la Monarchie, une forme de stochocratie (de détermination du pouvoir par le hasard, celui, en l’occurrence, de la naissance) qui présentait au moins l’avantage de couper court à des querelles sans fin, jusqu’au risque de guerre civile, pour décider de qui serait le plus apte à gouverner le royaume (la meilleure façon de prouver son aptitude au pouvoir étant alors de le prendre !).
Mais non, c’est bien l’inverse qu’il faut comprendre, encore que l’absence d’hérédité semble vouloir passer ici (on ne sait trop en vertu de quel emballement, sans doute plus ou moins racoleur en direction des royalistes) pour une circonstance aggravante. En réalité, il s’agit d’une technique de dénigrement classique : voilà un roi qui n’est même pas un roi. Est-ce à dire que ce serait mieux, si c’en était vraiment un ? Pas du tout (saluons tout de même au passage la reine d’Angleterre, celle de Hollande, le roi des Belges, celui d’Espagne, etc…non sans une furtive sympathie pour ceux qui regretteraient que nous soyons bientôt « les seuls en Europe… » à nous priver d’un « vrai roi » presque aussi impotent qu’un "Président" de la IVème, qu’il soit d’ailleurs "du Conseil" ou "de la République", mais c’est justement pour cette raison qu’on les aime : l’impotence au pouvoir, quelle représentation jubilatoire de la réduction du supérieur à l’inférieur et de la dissolution, par voie parlementaire, de la responsabilité de chacun dans l’irresponsabilité d’un seul !).
En fait, que reproche-t-on à un « roi sans l’hérédité » ? Non pas de n’être pas un roi, naturellement, mais alors de n’être qu’un bâtard ? un impossible compromis entre la République et la Monarchie ? un cercle carré ? Où est cependant l’incohérence d’une tête à la République, surtout si elle est élue au suffrage universel direct et sur un mandat d’une durée déterminée ? C’est pourtant simple : c’est que ce soit une tête qu’on ne puisse pas, démocratiquement, couper.
Nous voulons bien, à la rigueur, d’une tête, mais qu’on puisse couper. Voilà un moment que nous sommes en mal de décapitation. Nous avons décapité le roi. Le temps est venu de la prochaine Révolution : décapiter la nation ! Premier grand pas vers une Europe enfin sans nation, le rêve d’une Europe supra-nationale !
Quant à savoir ce que peut signifier ce supra-nationalisme sans nation, à part un supra-néant qui ne soit qu’un néant de supra-quoi-que-ce-soit où le plus sûr que nous ayons à gagner soit de commencer par nous anéantir nous-mêmes et par perdre toute force de résistance au recul avéré d’une entité authentiquement européenne et de l’idée de République et de liberté en Europe et dans le monde, c’est une question, sans doute, à laisser en suspens, au gré des courants éthérés du supra-spéculatif…



V- Implications économiques de l’idéal républicain



       Or nous avons d’autant plus besoin d’une forte représentativité, non seulement nationale, mais de la nation elle-même que – j’y viens enfin – notre nation représente à son tour, et du fait de l’universalité de son projet social, une exigence (un défi) proprement économique, aujourd’hui sans égal dans le monde.
L’idée de la République impose en effet une responsabilité publique (nécessitant un Etat qui l’organise) du plus de liberté en même temps que d’égalité des citoyens, sous tous les rapports possibles et en un sens tel que ces deux principes ne soient pas seulement compatibles ou complémentaires (en se limitant mutuellement), mais bien plutôt implicatifs l’un de l’autre, c’est-à-dire s’augmentant l’un l’autre, en proportion l’un de l’autre.
Comme nous entrons dans une affaire complexe, je voudrais essayer d’être clair. J’aborderai l’idéal de la République à partir de sa contestation au nom du réalisme le plus neutre dont je laisserai se développer les conséquences jusqu’à un contre-modèle en contraste duquel devrait s’éclairer le sens de ce que j’appelle République.


       1- Contre la République : le despotisme libéral

       Plaçons-nous, en effet, dans l’hypothèse la plus improbable, où tous les citoyens jouiraient de moyens matériels et immatériels strictement égaux : le libre usage de ces moyens par chacun suffirait, à lui seul, à produire entre eux une situation d’inégalité au moins matérielle. Ici, l’égalité apparaît comme un principe statique, la liberté, dynamique, l’un et l’autre mutuellement opposables.
Très vite, cependant, le principe de liberté en viendrait à se contredire lui-même, tel augmentant ses moyens jusqu’à pouvoir imposer aux autres une diminution relative des leurs et, à terme, sa propre tyrannie (d’où ne résulte pas moins de servitude pour le tyran que pour ses victimes, éventuellement consentantes, au seul asservissement desquelles tient sa puissance). On en reviendrait alors à une situation statique, mais d’un maximum d’inégalité pour un minimum de liberté (en tout cas matérielles).
Notons bien qu’en parlant ici d’un maximum d’inégalité, nous n’entendons que celle entre le tyran et ses sujets. Cela étant (ce sera ma troisième étape), il ne cesse pas d’être de l’intérêt du tyran d’augmenter la force à la fois des moyens que lui sont devenus ses sujets et donc, dans une proportion encore supérieure, de ceux de ces sujets dont la fonction (entre autres de police) est de limiter l’usage de cette force à l’exclusif profit de son propre intérêt dont il peut prétendre, pour cette raison, qu’il s’identifie à celui du monde qu’il gouverne.
Ainsi est-il nécessaire de réinjecter, à l’intérieur d’un tel monde, le plus stable qu’il se puisse, une dynamique d’émulation sélective, de surenchère à l’efficacité qui fonde le règne du tyran sur une division de ses sujets, croissante à proportion de leur proximité au pouvoir suprême.
Cette seule mécanique suffit à justifier le principe de la concurrence contrôlée (c’est-à-dire concurrentielle à condition de ne pas concurrencer le pouvoir de l’Etat, donc, par définition, anti-monopolistique) et d’une compétitivité qui ne soit naturellement pas exclusive (sous peine de se contredire) des meilleures conditions d’exercice de chaque fonction, donc d’efficacité de ses agents.
Réciproquement, le dynamisme de la concurrence (que promeut le libéralisme économique) requiert un Etat qui lui garantisse un maximum de paix civile et de sécurité, en quoi il s’accommode parfaitement, et même le mieux, de la stabilité d’un Etat policier (qui n’ait rien à faire d’aucun libéralisme politique).
On voit que la liberté dont se réclame le libéralisme n’a d’autre finalité, en dernière instance, qu’un accroissement indéfini de force, mais d’une force dominatrice qui ne s’éprouve que dans sa relativité à ce qu’elle domine et qui ne vise, par conséquent, qu’au maximum d’inégalité tolérable par ceux qu’elle se soumet.
Et ce que je viens de développer là n’est pas le fruit d’une spéculation plus ou moins paradoxale ou originale. En suivant un autre cheminement déductif, j’arrive à un système politique (dont un partisan actuel serait, chez nous, Sarkozy) du même genre que celui que prônait déjà Hobbes au XVIIème siècle, l’un des grands auteurs de référence des néo-conservateurs états-unien et contre qui, essentiellement, Rousseau a composé son Contrat social.
Or il faut bien avoir à l’esprit que, pour Hobbes déjà, l’une des conditions de la tolérance à la servitude et à l’inégalité, pour les plus démunis, c’est justement leur propre confort matériel, voire un certain degré de prospérité. Il faut se garder de toute naïveté à l’égard de ce despotisme libéral, qui gagne d’ailleurs à s’occulter sous le couvert d’une forme démocratique : son but n’est évidemment pas la paupérisation des plus pauvres, bien au contraire. Et encore moins l’accroissement du chômage, source d’une oisiveté dangereuse.
Certes, le taux de chômage doit demeurer variable en fonction des variations sectorielles de la concurrence, de façon à ce que la menace du chômage contraigne les travailleurs à consentir à la stagnation ou aux régressions qu’elle impose de leurs conditions de travail ou de rémunération.
Mais cette pression n’est efficace que si la proportion de chômeurs se limite à un degré assez bas pour que la situation en demeure socialement infâmante (plutôt que de se banaliser). L’indemnité de chômage apparaît alors comme un octroi concédé par un Etat-Providence aux moins dynamiques de ses ressortissants. Le système peut d’ailleurs être efficacement affiné grâce à une forte inégalité d’indemnisation en fonction de la durée du chômage : un fort taux d’indemnisation permettra ainsi de banaliser le chômage de courte durée en favorisant par là même l’adaptation des travailleurs à la variabilité des besoins de leurs employeurs (c’est l’un des aspects du modèle danois parfaitement transposable dans un Etat despotique).


       2- L’alternative économique fondatrice et le paradoxe de la dynamique du partage

       A présent, je le demande : qui ne serait disposé à sacrifier une part plus ou moins extensible d’on ne sait trop quel idéal de liberté à ce programme de prospérité au nom duquel nos constitutionnalistes européens nous proposaient de nous assujettir à la puissance exemplairement démocratique des Etats-Unis d’Amérique ?
Réponse : nous ! Comment s’étonner que ses promoteurs n’en reviennent pas et que la seule explication qu’ils y trouvent, c’est que nous n’ayons décidément rien compris à notre propre intérêt ?
Même les socialistes, et plus dramatiquement une majorité de militants socialistes, semblent s’être à ce point éloignés de l’idéal républicain de l’égalité, non seulement immatérielle, mais incluant tout ce qu’implique de matérialité cette première, qu’il est devenu aujourd’hui moins équivoque de se situer sur l’échiquier politique en se disant républicain que socialiste ou même de gauche.
Ils n’imaginent même pas, tous ces néosocialistes néo-libéraux, que si j’avais à choisir, in abstracto, entre ces deux systèmes, l’un inégalitaire, mais d’où résulterait un enrichissement constant des plus pauvres et l’autre, strictement égalitaire, d’où résulterait un appauvrissement de tous jusqu’à un niveau de pauvreté (je ne dis pas de misère) inférieur même à celui des plus pauvres dans le premier, je pourrais choisir le second ! Il sont si étrangers à la possibilité d’un tel choix qu’ils n’y verraient rien de plus que l’expression de l’un des plus méprisables des sentiments : l’envie, l’incapacité à supporter que d’autres possèdent plus ou mieux que soi.
C’est drôle, parce qu’ils ne réalisent pas qu’ils s’accusent eux-mêmes, ceux qui portent ce genre d’accusation : s’ils sont si agressifs à l’égard d’un système qui voudrait, au pire, si on les suit, justement prévenir, autant que possible, la tentation de l’envie, c’est bien qu’ils tablent sur elle comme premier motif-moteur de tout progrès. Et sur plus méprisable encore que l’envie : à savoir le besoin d’être envié, la nécessité, pour jouir de sa situation, de jouir de l’envie qu’elle provoque.
Mais ce n’est une jouissance que de profiteurs : les chercheurs et les inventeurs, qui eux changent vraiment le monde, regardent ailleurs (s’ils ne regardaient pas "ailleurs", ils ne verraient jamais rien que nul n’aurait jamais vu).
Quant aux premiers, ils ne songent même pas que, pris au vertige de la splendeur de tel paysage ou de telle œuvre humaine, puisse manquer à ma joie de n’avoir personne en compagnie de qui partager ma joie. Ils n’ont pas idée du miracle de ce partage entre tous qui, de lui seul, augmente la part de chacun.
C’est pourtant une évidence qui n’est pas seulement d’ordre affectif, mais très élémentairement économique : ils ont sous les yeux le gain de productivité (contraire aux prédictions néolibérales) dont s’est accompagné le partage du temps de travail, et, au lieu d’en améliorer l’organisation et d’y adapter le contexte contrôlable de façon à en obtenir aussi une augmentation, logiquement consécutive, de la quantité de travail à partager, ils continuent de nous asséner le sophisme (là, je ne parle que des libéraux à la Sarkozy, bien sûr), l’incroyable insulte à notre intelligence, que plus de travail ne peut signifier que plus pour ceux qui en ont déjà, éventuellement trop, et donc moins pour ceux qui en voudraient bien aussi un peu, si c’était possible.
Ce n’est même pas de la cécité : c’est du dogmatisme inégalitaire pur jus ! Toujours l’inégalité comme principe dynamique : ils n’en connaissent pas d’autre.
Evidemment que plus de travail, cela veut dire plus de monde au travail et même idéalement, ou bien plutôt "normalement", tout le monde. Et pour un travail plus efficace. Donc mieux partagé. Moins lourd pour chacun. Et par conséquent aussi plus libre : impliquant plus de liberté pour chacun en même temps que plus d’égalité entre tous, et à proportion l’une de l’autre.


       3- Le sens économique du ternaire de la devise républicaine et ses conséquences

       En ce sens, le partage du travail n’est pas une simple solution socialiste à un problème conjoncturel de chômage : c’est une traduction matérielle du principe républicain de ce que j’ai appelé l’implication mutuelle de la liberté et de l’égalité, qui donne son sens le plus concret au troisième impératif de la devise de la République, puisque c’est la fraternité du partage qui constitue le principe dynamique de cette mise en rapport des deux premiers. Le travail n’est pas ici simplement regardé comme la source d’une richesse dont le travailleur ne serait qu’un instrument (éventuellement moins intelligent qu’une machine), il est en lui-même d’abord une richesse, une expression spécifique de l’humanité de l’homme et de sa liberté à laquelle, donc, tout homme doit avoir part, sous quelque forme que ce soit, pour le plus grand bien de tous les hommes.

             a- le droit au travail et l’indemnisation du chômage

       C’est pourquoi, dans sa conception républicaine, la reconnaissance du travail comme d’un droit n’est pas seulement celle d’une aptitude a priori de chacun à travailler qui interdirait de présumer qui que ce soit incapable d’aucun travail, ce n’est pas seulement la reconnaissance d’un droit subjectif, le droit reconnu à chaque sujet de travailler, sous cette réserve implicite que le lui permette la quantité de travail objectivement disponible : le fameux « droit de travailler » que proposait le projet de Constitution européenne, une sorte de droit d’exister en tant qu’agent potentiel de l’accroissement de la richesse dans le monde. C’est le travail qui est lui-même un droit. C’est d’avoir un travail à exercer.
Si la République reconnaît donc un « droit au travail », c’est parce qu’elle se reconnaît cette responsabilité que chacun jouisse d’une possibilité objective de travail. Et ce droit n’est nullement formel, contrairement à ce qu’ont l’air de se figurer les Olivier Duhamel, Dominique Voynet et consorts (dans une terminologie qui se veut paradoxalement inspirée du marxisme, ce qui, en l’occurrence, est vraiment un comble !), car il comporte une conséquence à la fois morale et très concrète : c’est que l’indemnisation du chômage ne soit pas assimilable à cette forme d’aumône ou de charité publiques dont les ci-devant cités, soi-disant de gauche, semblent se faire l’idée, c’est bien plutôt la réparation (ce que signifie, stricto sensu, le terme d’indemnité) d’un manquement de l’Etat, en tant qu’instance de la responsabilité collective de la nation, à l’obligation de droit qu’il s’est reconnue de donner à tous un travail.
Le droit au travail n’est donc pas plus contredit par le chômage que ne l’est le droit de propriété par l’existence de voleurs : car de même que le droit de propriété implique en soi la sanction du voleur qui est sa conformation au droit, de même l’Etat se conforme au droit de chacun à un travail en indemnisant les victimes de son manquement à ce droit. Et il en résulte un intérêt matériel immédiat de l’Etat, c’est-à-dire de chacun, à ce que tous travaillent, qui appartient à la vertu dynamique du principe d’égalité en tant que principe, non seulement politique et social, mais bien, lui aussi, et tout autant, économique.
Et de cet intérêt économique de tous au travail de tous découle, en retour, non plus seulement un droit, mais une obligation morale et politique pour chacun de travailler ou de refuser le statut de chômeur.

              b- niaiseries de la « récompense au mérite » et de la « culture du résultat »

       Le travail de chacun est donc essentiellement l’affaire de tous. Il ne s’agit pas seulement là d’un principe normatif républicain : c’est d’abord la reconnaissance de cette réalité de fait qu’il n’y a pas de travail qui ne serait qu’individuel et dont le fruit ne serait dû qu’au mérite propre de son agent immédiat. Ce sont justement les inventeurs et les créateurs qui le savent le mieux, qui sont les plus conscients de ce qu’ils doivent à ceux qui les ont « préparés ».
Au reste, ce que j’estimerais mon mérite se verrait assez payé de cette estime. Le seul vrai mérite serait justement d’être capable de mériter plus qu’on ne reçoit. Le minable thème infantile de la « récompense au mérite » (hélas démagogiquement repris par certains "socialistes") n’est qu’une minable tentative de moraliser l’individualisation du travail, c’est-à-dire sa désocialisation, afin d’introduire, jusqu’au sein de chaque entreprise ou communauté de travail, une "culture" de la concurrence, entre agents ou services homologues, enfin substituable, et au nom de la justice, à l’esprit de solidarité.
Par chance, le cynisme brutalement incontinent de Sarkozy est toujours là pour donner le mot juste : l’inepte niaiserie de la « récompense au mérite », c’est en fait « la culture du résultat » pour lequel tous les moyens sont bons, à commencer par le traficotage des résultats et les différents coups bas, plus ou moins incontrôlables, entre concurrents internes. Ceux qui n’ont pas l’expérience du travail en entreprise dans de telles conditions peuvent difficilement se faire une idée du temps, de l’énergie et de l’efficacité qui se perdent à ce genre de course à la carotte. Sans parler du démembrement progressif qui s’ensuit pour l’entreprise en question.
Outre que la "culture" du résultat, c’est évidemment juste l’extrême inverse de la culture du "mérite" (l’un n’est pas seulement l’aval du courant dont l’autre est l’amont, mais ne regarder qu’au résultat suppose de rester indifférent à ses moyens, alors que la considération du seul mérite risquerait de l’apprécier d’autant que moindre en demeure l’efficacité), cet immoralisme cynique est pragmatiquement contre-performant. A vrai dire, il faut beaucoup de « culture du résultat » pour parvenir à convaincre encore trop peu de gens des résultats de la « culture du résultat » (grotesque oxymore, s’il en est !). Le plus clair de son "résultat", c’est de perdre sur les deux tableaux : et celui de l’idéalisme et celui du réalisme auquel on s’enorgueillit de sacrifier le premier.

              c- la solidarité dans le travail

       La culture (entendez le culte, l’absolutisation) du résultat, c’est une périphrase pour l’arrivisme, l’obsession de l’arrivée, « d’y être arrivé », dans une impatience, une immédiateté exclusive de toute médiation. Cette ignorance de la médiation, du temps de travail socialement nécessaire à tout résultat, ou plutôt (car l’étymologie du mot même de "résultat" indique justement un saut, la soudaineté d’un bond qui pourrait bien avoir "sauté" l’essentiel, d’où le caractère purement factuel, éventuellement factice, voire fortuit du résultat) ce refus du temps de travail socialement nécessaire à tout accomplissement, y compris le plus individuel, voilà la tentation anti-républicaine par excellence (à laquelle s’adapte si bien le raccourcissement du mandat présidentiel de 7 à 5 ans).
La conscience, au contraire, de ce que doit mon travail au travail de tous, ne serait-ce qu’ici, par exemple, tous ceux que j’ai lus ou écoutés, depuis des millénaires, mais aussi mes contemporains à qui je parle et d’autres encore plus nombreux, dans l’avenir, qui ne me liront jamais et pour qui je me bats et je dis ce que je dis, c’est elle, cette conscience, qui m’oblige à me demander : « Mais que peut-il y avoir au juste qui soit vraiment de moi et à moi, dans tout cela, et que je puisse prétendre m’appartenir en propre ? » Même ce que j’ajouterais, à supposer que j’ajoute rien, ce n’est encore qu’une réaction à ce que je vois de là où d’autres m’ont conduit, jusqu’à ce champ de perspectives, unique, sans doute, que nul ne peut certes occuper à ma place (autrement qu’en s’identifiant à moi), mais dont la singularité même demeure aussi, plus ou moins directement, l’œuvre de tous.
Je ne dis pas que rien ne soit de moi. Je dis juste que je ne peux pas savoir quoi. Et qu’en particulier mon travail ne me donne aucun droit d’appropriation exclusive d’aucune part de ce qu’il a produit là. Il a plutôt été de m’approprier un bien qui n’était le mien que parce qu’il était celui de tous, donc de m’approprier moi-même à ce bien qui n’est que celui, en quote-part indivise, de la fraternité que j’appelle République.


       4- Travail et propriété : le fondement du droit de propriété collective

       Si le travail était donc le fondement d’un droit de propriété, il ne le serait à mes yeux que d’une propriété collective et pour une collectivité aux limites incirconscriptibles où se dissoudrait l’idée même de propriété.
Or il y a un droit universel de propriété individuelle et inaliénable qui découle directement du principe que les hommes naissent libres, c’est-à-dire non esclaves : chacun n’appartenant à personne, sinon soi, dans la liberté de disposer de soi, au même titre que tout autre, à commencer par la capacité de s’isoler, de se reposer.
La propriété individuelle se justifie comme condition de cette liberté qui a beaucoup moins à faire, en effet, avec le droit au travail qu’au repos : à la stabilité du repos. C’est ainsi que le bruit peut constituer à lui seul une violation de propriété.
Mais une telle stabilité (par où la propriété se distingue de la simple possession) "repose" évidemment elle-même sur celle, collective, de la communauté où chacun doit pouvoir en jouir autant que tout autre.
En ce sens, une part inaliénable de propriété collective se justifie comme condition de toute propriété individuelle. Et elle procède, analogiquement à celle-ci, du libre droit d’un peuple à disposer de soi-même, selon la singularité d’un monde qui soit, justement, le sien, c’est-à-dire qui ajoute un monde à la richesse des mondes.
Cette condition d’autonomie à laquelle tendre implique donc à son tour un travail et une organisation collective de ce travail qui en suppose en droit une propriété collective des moyens de production. C’est pourquoi, dès avant le terme d’une Libération encore incertaine, le 15 mars 1944, le Conseil National de la Résistance prévoyait, parmi les premières mesures à prendre, sous l’autorité du Général de Gaulle, aussitôt le territoire libéré, « le retour à la nation des grands moyens de production, fruit du travail commun, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurance et des grandes banques ».
Même si on peut discuter du bien-fondé de légitimer les nationalisations par le « travail commun », ce qu’il importe ici surtout de retenir, c’est en tout cas ce souci de légitimation théorique de telles mesures qui en interdit toute réduction à des décisions d’ordre purement conjoncturel et donc temporaire. Elles ont, en réalité, valeur constitutionnelle, comme en atteste le préambule de la Constitution de 46, intégralement repris dans celle de 58 : « Tout bien, toute entreprise, dont l'exploitation a ou acquiert les caractères d'un service public national ou d'un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité ». 
Cet énoncé du principe de la nationalisation me paraît néanmoins encore trop restrictivement subordonné à la factualité de l'évolution de l'économie.
Je suis partisan d'une version plus normative et dynamique, précisant d'abord le caractère inaliénable de la propriété nationale, sous la seule éventuelle réserve d'une concession par décision référendaire, et surtout explicitant le principe de la nationalisation comme celui de l'appropriation collective de tous les moyens de production et services d’intérêt public dont dépendent, conjointement et indissociablement, l’indépendance économique et politique de la nation et sa capacité à satisfaire à l’exigence d’égalité de ses citoyens, non pas seulement devant la loi ni "en droit" (opposable à ce qui serait "en fait"), mais "en droits" au pluriel (comme il est écrit dans le premier article de la Déclaration de 1789, préambule de notre Constitution), c’est-à-dire d’abord en libertés concrètes (matérielles et immatérielles, de la santé au savoir, de la stabilité de la propriété individuelle à la mobilité des transports, etc…)
C’est à cette proposition d’ordre constitutionnel que je reconnaîtrai pour ma part un véritable parti ou candidat républicain pour lequel je serai prêt à voter, quelque sacrifice que cela puisse impliquer par ailleurs, pourvu que ce ne soit celui d’aucune disposition nécessaire à la cohérence de ce que j’appelle République, en tout cas pour ma nation.
Cette proposition constituera en outre une clarification définitive, et d’extrême urgence, du sens de notre Non au projet de Constitution européenne et à la normativité de son interprétation de la concurrence.


       5- La privatisation euraméricaine contre la nationalisation républicaine

       Car la concurrence promue par ce projet pseudo-européen est en réalité une concurrence faussée au profit de l’entreprise privée, y compris en charge de mission de service public, et c’est au nom même du principe qu’il énonce d’une concurrence libre et non faussée qu’il était déjà nécessaire de le refuser : non seulement l’interdiction de toute harmonisation fiscale entre différents Etats fausse la concurrence entre leurs entreprises respectives, puisqu’il leur est ainsi interdit de travailler au même coût social de production, mais il s’ensuit que la concurrence dont il s’agit ne peut plus directement s’établir entre les produits des entreprises, mais d’abord entre leurs fiscalités respectives, tendant ainsi à une réduction du coût du travail par la réduction de l’impôt qui est la source même de la richesse publique et de sa redistribution (dès le prélèvement de l’impôt, par sa proportionnalisation au revenu imposé).
Ce projet visait donc très clairement à un appauvrissement de la ressource publique et à un contrôle supranational de l’usage économique, par chaque nation, de ses ressources collectives propres, c’est-à-dire de ce que chacun de ses membres consent à sacrifier à sa collectivité, entre autres au soutien de tel ou tel secteur d’activité, public ou privé, qu’elle juge nécessaire à son indépendance.
Nous ne voulons pas d’une Union servile de nations asservies, même disposant d’un droit formel de quitter l’Union. Nous voulons l’union de leurs libertés, union libre, donc, en effet, mais qui ne le sera réellement que si ces libertés s’augmentent les unes les autres, au lieu de se fondre et de se perdre en une masse indistincte et amorphe, à géométrie indéfiniment variable.
En tout état de cause, il était vain de tenter de nous dissimuler que la logique de ce projet de Constitution anti-européenne était bien celle, conforme à l’actuelle évolution de la « construction européenne », d’une privatisation de toutes les richesses, d’une dénationalisation de l’économie et d’une dissolution de toute responsabilité publique, à l’échelle de l’Europe autant que de chaque nation européenne, tout cela au profit d’une fluidification des capitaux dont on prétend espérer un effet mécanique de prospérité, non pas même européenne, mais mondiale.
Ce serait incroyable de naïveté dogmatique ou de cécité idéologique, si l’intérêt immédiat n’en était pas si visible pour les plus riches et les plus puissants, et en particulier pour la puissance américaine des Etats-Unis qui sont loin de rien avoir à craindre d’aucune indépendance ni efficience politiques, ou a fortiori militaires, de cette velléité d’Europe, et encore moins si elle a pour conséquence de diluer en soi la voix de la France à l’ONU et dans le monde.
Au regard d’une telle situation, la responsabilité de la France, de la nation française, est plus décisive que jamais. Et non seulement sa responsabilité requiert un Etat fort et d’abord stable, mais même s’il ne l’était pas, elle se devrait déjà cette première stabilité de ne pas en changer, en tout cas maintenant.
Changer de République, donc de Constitution, c’est bien sûr une possibilité légitime.
Il faut seulement être conscient qu’il s’agit d’un changement qui affecte le fondement même de la nation, raison pour laquelle, en France, il ne s’est jamais opéré que sous l’effet d’une remise en cause de la nation tout entière, voire de sa simple survie.
Consécutif au Non du dernier référendum, il ne pourrait s’interpréter que comme le symptôme d’un ébranlement profond qui en affaiblirait rétrospectivement la validité, tout en ajoutant un semblant de légitimité juridique au fantasme giscardien de nous remettre le couvert de la ratification à laquelle on ne doit pas oublier que nos eurocrates n’ont toujours pas renoncé. Surtout avec une Constitution qui nous alignerait, peu ou prou, sur le parlementarisme des autres nations européennes.
Si la France doit changer, il faut que ce soit, au contraire, et clairement, dans son propre sens qui est celui des réformes constitutionnelles que je propose : au-delà de la constitutionnalisation, pour tout ce qui en est possible, du programme du Conseil National de la Résistance, l’impérativité du référendum pour toute initiative de décision passible d’en relever selon la Constitution (qui me paraît plus sûre que l’institution d’un référendum d’initiative populaire à laquelle je n’ai pas d’opposition de principe, dans l’absolu, mais dont il ne faut pas sous-estimer les dangers) et l’extension de cette impérativité à toute privatisation du patrimoine national, en particulier de toute entreprise de propriété publique, sans que me paraisse exigible la réciproque, à toute nationalisation, dont je vois mal comment mettre en doute l’intérêt général, au-delà de toute opportunité de gestion économique, laquelle relève, selon moi et selon la Constitution de la Vème République, de la compétence du gouvernement et de la sanction du Parlement.
Pour ce qui est de l’initiative de la nationalisation, en revanche, c’est typiquement le genre de mesure qui me semblerait pouvoir appartenir au domaine légitime d’application d’un référendum d’initiative populaire, à condition qu’on ne puisse pas arguer de l’abstention du peuple pour la délégitimer a priori, en particulier dans un programme présidentiel.
Car la propriété publique de tout ce qui est public n’est pas d’abord affaire de calcul économique (même si c’est bien, en fin de compte, le meilleur calcul) ni de simple volonté ; c’est une affaire de droit républicain, donc de droit. Si on parle d’indemniser les détenteurs de biens nationalisés, c’est parce que l’Etat se reconnaît fautif, non pas de nationaliser (comme un voleur qui paierait une amende pour pouvoir voler), mais d’avoir à le faire, c’est-à-dire d’avoir laissé se privatiser ce qui était public ou ce qui aurait gagné à l’être.


       6- La révolution de l’économie du partage

       Et il n’y va pas seulement du droit de propriété, mais du sens nouveau que donne la République à la jouissance de la propriété.
Cette jouissance n’a rien à voir avec celle d’une possession privative, exclusive même de sa jouissance par d’autres.
Y compris lorsque je m’isole dans le stable repos de ma propriété individuelle, je ne me repose pas dans l’incommunicabilité stérile d’une pure inertie : c’est là au contraire que mon recueillement et mon ressourcement à distance de tout "particulier" me disposent, du sein de l’intime, au plus universel : à la liberté de l’universel.
La propriété privée ne se justifie que par cette ouverture, qu’elle seule permet, à l’autre le plus autre qui ne cesse de l’habiter.
A l’extrême d’une telle solitude choisie, ma jouissance en demeure affectée de ce qu’un seul autre ne puisse en jouir. Sa privation me prive, ne serait-ce que comme une restriction à la communicabilité de ma jouissance qui participe de ma jouissance. Et plus encore de la jouissance de ce qu’il peut demeurer d’incommunicable de ma jouissance, à l’expérience de quoi ce que j’en communique ne peut que renvoyer chacun, comme à l’intime de sa seule expérience propre.
Car il y a aussi une jouissance de ne pas posséder qui est ce que l’on appelle, proprement, l’amour.
Ainsi, non seulement la propriété privée n’est-elle pas opposable à celle publique, la seconde conditionnant la première, mais, bien plutôt que d’enfermer dans l’exclusivisme de la possession, sa jouissance est tout entière ouverte à celle du partage qui se réalise dans la propriété publique ou, pour mieux dire, commune, celle de ce qui ne peut que se partager sans se diviser, ni donc se posséder. Non plus qu’on ne possède un paysage, ni la richesse d’une perle de sueur ou de rosée. Non plus qu’on ne possède ni ne maîtrise l’incommunicabilité du beau. Non plus que ne se divise en se partageant nulle jouissance, plutôt qu’elle ne se multiplie.
C’est à cette communauté de jouissance qu’est destinée à disposer la propriété privée : là seulement me semble résider son fondement, autant que sa valeur fondatrice.
La fonction économique elle-même de la propriété change alors de sens, en même temps que son rapport au travail.
Il faut appliquer à l’économie la révolution galiléenne qui, au lieu d’opposer le mouvement au repos comme à son propre terme, lui intègre le repos, à la fois comme rapport constant du mouvement d’un mobile à celui de son référentiel, mais plus essentiellement aussi, comme constitutif de l’inertialité première du mouvement. De même ici, le travail n’est pas ce mouvement (à raison de l’effort déployé) source d’une richesse dont le terme ou la finalité serait la stabilité de la propriété où se reposer, afin de reprendre (éventuellement) le travail qu’elle motiverait, mais, comme je le disais, le travail est lui-même une richesse et déjà une propriété dont la stabilité est un caractère constitutif, autant que le repos, et constitutif de sa mobilité même et de son efficacité.
Ainsi le travail commun, au sein d’une commune entreprise, qu’elle soit publique ou privée, doit-il a priori impliquer une part essentielle de commune propriété de ses moyens autant que de ses effets.
Le capitalisme tend naturellement à dissocier les trois fonctions de l’actionnaire, du travailleur et du client de l’entreprise, dans une distension triangulaire de leurs intérêts respectifs, au profit, en priorité, du premier, voire au détriment, dans sa financiarisation actuelle, des deux derniers.
L’entreprise de propriété publique propose un système inverse de solidarisation des trois fonctions : de l’actionnaire, comme contribuable, du travailleur, comme agent, et du client, comme usager : l’"actionnaire" est en même temps "client", le "client", "actionnaire" et le "travailleur", "actionnaire" et "client". Sous la condition d’une formation appropriée, la fonction médiatrice du travailleur peut alors devenir celle d’un agent de socialisation de la société, fonction qu’il parvient, de fait, à remplir en dépit de la carence de cette formation, de l’effort de décrédibilisation méthodique de son statut, comme de l’idée de nation et de celle d’intérêt général, et de la formidable désorganisation, en particulier, de l’administration publique.
Mais ce qui vaut à l’échelle de la nation vaut a fortiori à l’échelle inférieure d’une entreprise ou d’une société dite privée. « Associer les travailleurs à la marche de l’entreprise » en leur donnant part, non seulement à l’organisation et à l’orientation de son activité, mais aussi à ses bénéfices et à leur gestion, c’est, de toute évidence, le système, déjà éprouvé dans un nombre croissant d’entreprises, qu’il revient à l’Etat d’encourager par des mesures d’intéressement fiscal : car plus il y aura d’analogie entre public et privé, dans le sens de l’assimilation du privé au public (ainsi qu’il en est dans l’enseignement), mieux se clarifiera la spécificité du travail public en tant que service de l’intérêt général, c’est-à-dire de la fraternité républicaine.
C’est ce que de Gaulle appelait, sans écho en son temps, l’idéal économique de la « participation », dont le vocable a traîné périodiquement dans le discours de l’actuelle absence de vergogne au pouvoir, en manière de clin d’œil de plus en plus falot à l’adresse de l’électorat du gaullisme de gauche (dont il était bien placé pour n’avoir pas sous-estimé l’importance, au moins dans la première élection de Mitterrand). Et de Gaulle voyait dans cet « associationisme » une véritable solution alternative, sur le long terme, au règne du capitalisme, c’est-à-dire de la dissociation du capital et du travail, et de la loi exclusive du marché, c’est-à-dire de la prétendue régulation mutuelle de l’offre et de la demande, vieille lune dont on voit de mieux en mieux qu’elle consiste, en réalité, en une stratégie très offensive d’accommodation de la demande à l’offre, au seul profit de l’accroissement de la richesse des détenteurs de capitaux.




       Conclusion : « Notre jeunesse »

       « Tout de même, l’économie de marché, on n’a jamais rien trouvé de meilleur » disait Alain Peyrefitte à de Gaulle (à l’issue du Conseil des ministres du 12 décembre 1962).
« Le marché, Peyrefitte, répond de Gaulle, il a du bon. Il oblige les gens à se dégourdir, il donne une prime aux meilleurs, il encourage à dépasser les autres et à se dépasser soi-même. Mais, en même temps, il fabrique des injustices, il installe des monopoles, il favorise les tricheurs. Alors, ne soyez pas aveugle en face du marché. Il ne faut pas s’imaginer qu’il règlera tout seul les problèmes. Le marché n’est pas au-dessus de la nation et de l’Etat. C’est la nation, c’est l’Etat qui doivent surplomber le marché. Si le marché régnait en maître, ce sont les Américains qui régneraient en maîtres sur lui ; ce sont les multinationales, qui ne sont pas plus multinationales que l’OTAN. Tout ça n’est qu’un simple camouflage de l’hégémonie américaine. Si nous suivions le marché les yeux fermés, nous nous ferions coloniser par les Américains. Nous n’existerions plus, nous Européens ».
Vous avez bien lu : « nous Européens », c’est à la fois l’Européen qui parle et le Résistant, et résistant qui l’avait d’abord été à l’occupation d’une nation européenne par une autre.
C’est à ce texte que fait écho la réponse du peuple français au référendum du 29 mai 2005.
Aux dépités d’une « France de résistants » qu’ils voudraient mythique, c’est la persistante voix de la Résistance qui a renvoyé ce lointain écho. Et cet écho, c’est ma génération qui le leur porte, la même jeunesse, Monsieur Mauroy, qui s’est massée dans les rues, au sinistre 21 avril 2002, contre le populisme dont vous avez plein la bouche, votre seul aliment, votre unique argument.
Et nous avons voulu donner toutes ses chances à l’actuelle absence de vergogne à laquelle, malgré nous, à cause de vous et des vôtres, nous avions consenti le pouvoir. Chacun dans la mesure de nos moyens et de nos disponibilités, nous étions prêts à tout, à toutes les missions, à toutes les rémissions, pour une renaissance vraiment républicaine. En particulier, peut-être parmi les premiers d’entre nous, ceux qui nous sont venus, il y a plus ou moins longtemps, du Maghreb, formidable réservoir d’énergies et d’aspirations.
Quel immense gâchis ! Mais quelle immense ressource qui ne demande encore qu’à se mobiliser !
Je crois, plus généralement, que nos politiques n’ont aucune idée des sacrifices, y compris financiers, auxquels nous sommes disposés, nous le peuple tout entier de France, pourvu que la raison en soit claire et conforme, jusque dans leurs modalités d’application, à l’incroyable défi d’une République pour le monde qui est le nôtre.
En est-il un capable de comprendre combien nous élève au-delà d’aucun désir de prospérité cette exigence d’égalité, libre et fraternelle, qui nous anime ?
Et qu’on ose nous parler d’archaïsme parce que nous nous référons à la Résistance, nous qui nous battons pour ce qui demeure un idéal et un projet, quand on se réclame par ailleurs de doctrines qui remontent, non pas à 60 ans, mais à plus de deux siècles, telles que La Richesse des nations d’Adam Smith, encore antérieure (1776) à la Révolution française, voire le Léviathan de Hobbes, du milieu du XVIIème siècle (1651), il y aurait vraiment de quoi en rire, s’il n’y paradait autant de barbarie amnésique ou de mépris de notre mémoire…
Qu'on se le dise, donc, nous sommes tous des "gaullo-communistes"! Nous sommes de la race des « escrocs », nous les gaullo-cocos, les surgeons insurgés du vieil arbre mort qu'on n'en finit pas de vouloir abattre.
Mais nous savons que ce ne sont certainement pas ceux qui se prétendent modernes qui le sont : nous les voyons bien trop obsédés de suivre le mouvement ou de ne l’anticiper que comme le chien l’itinéraire de son maître, plutôt que de l’infléchir et de lui donner sens. Il n’y a rien à espérer de l’éternel suivisme de ces collaborateurs dans l’âme.
J’ai au cœur une autre Histoire. Certains de ceux qui en gardent les stigmates sont encore là. J’ai pu en voir et en toucher.
C’est vrai que je n’ai pas moi-même porté cette croix. Et qui peut savoir s’il aurait eu le courage et la force des suppliciés ?
Mais avec les armes et dans les conditions qui sont les miennes, si j'ai une raison de me battre aujourd’hui, c’est bien, en effet, moi aussi, pour que n’ait pas été vaine la croix de la Résistance.



NOTE : Je ne vois personne, depuis que je me suis engagé dans ce combat, dont il pouvait m'être plus douloureux de me séparer, à peine rencontré, que ce héros que demeure, à mes yeux, Etienne Chouard. En particulier dans mes développements sur son parlementarisme à la sauce RIP/RIC.
Il le sait : quelles que puissent être la radicalité de nos divergences et la violence de mes attaques, non seulement mon amitié, mais mon estime pour lui, et non seulement morale, mais intellectuelle (pardon de cette cascade régressive!), lui sont définitivement acquises. J'aimerais développer par le menu, ne serait-ce que pour attester la sincérité de mon propos, toutes les qualités que je lui trouve : c'est tellement bon d'admirer ! Surtout de partager son admiration!
Malheureusement, l'une de ses plus belles qualités, c'est en même temps celle qu'aujourd'hui, je redoute peut-être le plus : une étonnante inflexibilité.
Je sais qu'elle n'a rien de rigide, parce qu'elle s'accompagne d'autant d'ouverture et de capacité d'accueil, entre autres à la critique. Et une ouverture à la mesure de son envergure : ce qui n'est pas rien. On l'a constaté sur le TCE.
Ce qu'il y a, c'est que je ne l'ai jamais vu changer que sur les marges. C'est ce qui me fait peur...Il se pourrait qu'il soit d'autant plus souple à la périphérie qu'il se sente plus sûr de son centre.
Tout le problème est de savoir sur quoi se fonde son centre : on touche là au sanctuaire de la conviction intime, à cette profondeur où se tisse le sentiment d'une vérité ou d'un bien qui résiste même à l'incapacité que l'on se reconnaîtrait à s'en expliquer ou à en réfuter les objections les plus rationnelles. Et il n'est pas question, pour moi, de franchir le seuil de ce sanctuaire qui n'est pas le mien.
C'est le lieu de la libre détermination de chacun : il n'y a que celui qui l'habite qui puisse, de sa seule initiative, orienter autrement son regard. Ce qu'il voyait demeure, il avait raison d'être sûr de le voir, simplement ce qu'il voit maintenant de plus, ou d'autre, en modifie radicalement le sens...
Comment ne pas nourrir l'espoir de contribuer à une telle conversion ? Pourtant l'appel ne peut que rester extérieur...
Un dernier mot.
Je ne voudrais pas mettre ce texte en ligne sans avoir prévenu un malentendu sur ce qu’il peut comporter d’"inédit". Pour l’ensemble de mes analyses, en particulier de philosophie politique, j’emprunte largement, voire littéralement (avec son accord, il va sans dire) au travail encore inachevé (son « œuvre posthume ») de celui qui m’a initié à la philosophie et à qui je me référais déjà vers la fin du premier développement de ma page « Et Maintenant ? ».
Il m’a permis de mentionner son nom, bien que ce nom « ne puisse rien dire à personne », hors ses proches ou ses anciens élèves, « juste histoire de ne pas le cacher, peut-être…».
Mais tout en revendiquant l’intégrale responsabilité de ce que je publie, j’y tenais aussi en signe de simple reconnaissance : que soit donc ici remercié Pierre-Marie Hasse, comme la voix qui m’aura été la plus proche, de tous ceux de la fraternité républicaine à l’inspiration de laquelle je voudrais être et demeurer fidèle.

 
     
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VII- Aux camarades trotskistes

(14 juillet)



 

       Si je choisis de m’adresser aux militants trotskistes plutôt qu’à ceux du PCF qui m’ont prouvé assez d’ouverture pour accueillir favorablement ma contribution à la campagne référendaire en lui consacrant un article on ne peut plus bienveillant dans les colonnes de L’Humanité, c’est parce qu’à la réflexion, je ne vois guère que les premiers dont il me paraisse parfaitement cohérent de supposer que viennent les malentendus concernant le sens de mes commentaires (et auxquels j’ai déjà été répondre) sur le site Bellaciao où a été mis en ligne l’abrégé de la présente page « Et maintenant ? » (que m’avait demandé Newropeans Magazine).

       Il m’importe peu, désormais, qu’on cherche à me situer ou à m’enfermer à droite ou à gauche pour prévenir on ne sait trop quel danger. Ce qui m’intéresse est d’essayer de comprendre ce qui se passe, où il faut aller, pourquoi et comment. Je publie mes textes pour le cas où ils permettraient d’éclairer d’éventuels lecteurs, y compris d’une orientation opposée à celle qu’ils me prêtent. Et où ces lecteurs pourraient eux-mêmes, en retour, m’obliger à progresser dans une réflexion que je voudrais aussi ouverte que possible.

       Il me semble que cette ouverture est en outre une condition sine qua non de la plus stricte conformité à la diversité des motivations qui ont porté à la victoire le Non au projet d’une Constitution européenne dont c’est d’abord l’enfermement dans une orientation économique et politique par trop déterminée qui s’est vu refusé. Dans cette perspective, l’apparent sectarisme du courant trotskiste peut d’abord présenter le danger d’un ferment de division (jusqu’en son propre sein) d’autant plus dommageable que ce courant constitue sans doute l’un des agents les plus actifs de l’opposition à l’actuelle déshumanisation du monde que l’on appelle « mondialisation ».

       Mais d’un autre côté, l’ouverture, à son tour, n’a de sens qu’à proportion de la cohérence qu’elle est capable de donner à la diversité qu’elle assume. L’ouverture n’est pas non plus à tous vents, une pure indétermination, non moins paralysante que l’excès contraire. Et ici, la prétention à une quasi exhaustivité systématique de la rigueur du trotskisme représente un véritable défi à tout effort d’intégration dans un ensemble d’une rigueur et d’une cohérence encore supérieures parce que plus "englobantes".

       Un tel effort est-il même seulement légitime et d’ailleurs souhaitable ? Et sinon, sur quel mode, néanmoins, assumer pleinement, donc sans vouloir l’absorber ni encore moins le dissoudre, non plus que s’y intégrer, ce que le trotskisme peut contenir à la fois d’irréductible et de fécond ?
Voilà le problème que je me pose et dont la solution me paraît devoir être en même temps très spécifique et pourtant d’un enjeu décisif pour le dynamisme d’ensemble de la puissance affirmative du Non.


       1- Sur le sens de la stratégie trotskiste

       L’intérêt de mon point de vue sur la question tient peut-être surtout à la trivialité, a priori, de mon rapport au trotskisme, une trivialité que je compte, naturellement, dépasser, que je dépasse d’ailleurs déjà en ce qu’elle n’exclut pas qu’il me fasse question : comment se peut-il, par exemple, qu’un Besançenot manifeste plus de sympathie à un Dominique Strauss-Kahn (cf. sur France 2 l'émission « Débats croisés » du 25 mai) qu’à un Laurent Fabius indiquant une claire inflexion à gauche de son action politique et un clair engagement à la revalorisation du secteur public, explicitement opposée à la dissolution que prône Dominique Strauss-Kahn du service public en « missions de service public » offertes à la concurrence d’entreprises privées ? Et comment se peut-il que des trotskistes (si je les ai bien identifiés) m’accusent de travailler contre la « gauche » (au service d’une droite que je n’aurais que faussement « trahie »), quand je critique l’actuelle direction du PS, et de s’être prononcée pour le Oui à la constitution (bien avant le référendum interne), et de s’obstiner (après le référendum national) à discréditer le Non et à en neutraliser les effets ?

       Il y a là, pour moi, une première énigme que je voudrais tenter de déchiffrer, en pleine conscience de l’énorme disparité que l’on peut m’objecter entre mon expérience de la vie politique et celle des militants du trotskisme pour lequel, qu’on le croie ou non, j’éprouve un authentique respect –comme pour tout ce qui, dans l’ordre de la réflexion et de la volonté, vient de loin et porte, en cela du moins, la marque de la fidélité, la vraie : non pas celle qui s’enkysterait dans le passé, mais ne plonge en lui ses racines que pour y puiser la vitalité d’une puissance d’avenir.
C’est pourquoi, sans en attendre nécessairement de réponse, j’aimerais que ceux à qui je m’adresse admettent que, même sous forme affirmative, je reste, à leur égard, avant tout très interrogatif sur le fond.

       Tout d’abord, est-ce que je me trompe si je comprends que la stratégie générale est la suivante : ce que nous voulons, c’est une transformation de la société si radicale que, même au profit de quelque avancée que ce soit dans notre sens, nous n’avons rien à perdre, et au contraire tout à gagner, à refuser le moindre compromis avec les forces inertielles de son mouvement présent puisque, de deux choses l’une, ou bien notre propre force, ajoutée à celles qui animent, de l’intérieur, l’autocontradiction de ce mouvement, suffira au moins à le freiner, sinon à l’infléchir plus ou moins décisivement (c’est ce qui se sera produit avec le rejet
de la Constitution), ou bien elle n’y suffira pas (c’est ce qui risque fort de se produire, lorsqu’il s’agit maintenant d’infléchir dans notre sens la direction du mouvement que permet ce rejet) et alors, non seulement l’effort que nous aurons déployé à communiquer notre impulsion dans toute l’intégrité de son orientation aura déjà pu nous gagner une part d’adhésion, mais en outre, l’inefficacité pratique résultant des divisions que nous aurons provoquées dans les forces affirmatives, cette fois, qui se seront dégagées de la situation nouvelle, en nous en démarquant avec le plus d’intransigeance, devra conduire à une frustration à laquelle nous finirons bien, à la faveur de la progression idéologique réalisée entre-temps, par apparaître seuls capables de proposer la véritable issue ?

       Je ne vois qu'une différence, dans la seconde branche de cette alternative – mais elle est de taille ! – avec la stratégie du PS exposée dans les arguments 17, 18 et 19, c’est qu’au lieu de préférer, comme le PS, perdre son identité plutôt que le pouvoir, on préfère être contredit plutôt que de se contredire soi-même. Ce sera donc au PS que l’on réservera l’estompe d’une « gauche » sur le flou de laquelle on espère gagner du terrain et qu’il faut donc d’autant plus ménager qu’on la sent plus faible et même protéger (comme on le fait sur le site Bellaciao) contre de pseudo traîtres à la « droite » (du style de ce « Thibaud de La Hosseraye ») auxquels on préfère encore d’incontestables traîtres à la gauche qui continuent, au moins, de se revendiquer « de gauche ».

       Sauf, bien sûr, si, comme Laurent Fabius, ils prétendent rassembler la gauche en un vaste mouvement où serait appelée à se dissoudre la pureté du message à communiquer dans le cadre privilégié d’une campagne présidentielle. Dominique Strauss-Kahn, voilà quelqu’un avec qui on peut dialoguer sans risque de confusion. Mais plus il y a de ressemblance, plus il y a de semblance : gardons-nous de qui nous ressemble ! Et à proportion où il est plus gros que nous : plus il nous sera similaire, plus rapidement il nous assimilera, c’est newtonien ! Donc : DSK…


       2- Une mystique paradoxale

       Encore une fois, je ne voudrais pas que l’on s’y trompe : mon effort n’est que de me rendre intelligibles et cohérents les paradoxes que je vois dans le comportement politique des trotskistes. Chacun pourra mesurer, en fonction de son degré de connaissance de cette question, celui de mon ignorance ou de ma stupidité : il n’y a en tout cas, de ma part, aucune prétention ni aucun mépris.

       La stratégie que je viens de décrire s’apparente pour moi, dans sa radicalité, à la logique du pari de Pascal : nous n’avons rien à perdre, dit Pascal, à parier notre vie que Dieu existe, car soit il n’existe pas, et alors notre vie n’a aucun sens (et elle est de toute façon perdue), soit il existe, et alors nous pouvons gagner l’infini de la vraie vie en pariant juste. Et Simone Weil (qui semble avoir été un moment assez proche de Trotsky –je parle, bien sûr, de Weil, et non pas Veil) ajoute que, quand bien même Dieu n’existerait pas, nous aurions aussi gagné d’être dans la vérité, car nous aurions « laissé des biens illusoires, qui existent, mais qui ne sont pas des biens, pour une chose qui (dans cette supposition) n’existe pas, mais qui, si elle existait, serait encore l’unique bien… ». Nous nous serions trompés sur la réalité de ce qui existe, mais non pas sur la vérité de ce qu’est vraiment le bien, c’est-à-dire de ce qui vaut qu’on le préfère à tout : au moins, nous ne nous serions pas trompés de bien.

       E
videmment que, pour les trotskistes, ce qui vaut qu’on le préfère à tout, ce n’est pas Dieu et surtout pas, comme pour Pascal (mais non pour Weil), une infinité de vie bienheureuse.
Je dirais que c’est une certaine possibilité de l’humain, et non moins hétérogène à sa réalité présente que le vrai bien, selon Weil, est incommensurable à tous ceux dont nous sommes actuellement capables de jouir.

       Je suggère cette analogie (qui ne plaira peut-être pas) pour tenter de mettre en lumière l’espèce de curieuse puissance mystique de ce que je crois qu’on peut appeler le « pari trotskiste », en étant bien conscient qu’une part essentielle de sa fascination tient aussi à ce que cette mystique refuse pour autant de rien négliger du réel auquel elle se plaque, mais pour le transformer, c’est-à-dire le conformer à sa vérité sans jamais accepter de conformer cette vérité elle-même à la réalité.

       Maintenant, et précisément sur ce dernier point, j’imagine qu’un trotskiste pourrait me dire que tout ce délire interprétatif, à ses yeux sans doute plus ou moins esthétisant, relève, de toute évidence, d’un point de vue qui reste extérieur à l’objet qu’il se donne parce qu’il préfère laisser entre parenthèses l’essentiel, c’est-à-dire la question de la pertinence actuelle de l’orientation politique en même temps que de l’analyse historique héritée de Trotsky.
Et il aurait tout à fait raison, à la réserve près que ce choix est purement méthodologique. C’est à dessein que j’aborde le phénomène du trotskisme de l’extérieur (où en effet je me situe, en tout cas jusqu’à présent), à savoir comme un objet étrange auquel je ne peux m’ouvrir un accès sans avoir à surmonter quelques préventions : à quoi je me suis employé dans ce qui précède –où il ne faut voir qu’un chemin. Mon chemin.

       Dans le sens de l’analogie que je viens de développer avec Pascal, son pari n’est lui-même qu’une introduction à la possibilité d’une conversion authentique et il ne manque pas non plus de « chrétiens » (peut-être d’ailleurs pas si chrétiens ou du moins si bons lecteurs qu’ils se le figurent) pour se scandaliser de ce qu’on espère jamais approcher de la foi en suivant un tel chemin qui ne serait, d’après eux, qu’un simple calcul d’intérêt (si bien compris soit-il).
A ceci près qu’ici, ce n’est pas l’intérêt individuel qui serait au service de la mystique, mais une certaine mystique au service de l’intérêt universel.


       3- Crédibilité historique du trotskisme

       J’en viens donc au fond (là, du moins, jusqu’où je suis capable d’aller, c’est-à-dire sans doute pas très loin…).
Pour commencer, contrairement à l’opinion dominante, je n’estime pas du tout le marxisme périmé. Surtout pas celui dont se réclament les trotskistes.

       Je vois deux mauvaises raisons à soutenir sa péremption, et qui d’ailleurs se contredisent : l’échec du « communisme réel » en URSS et l’infirmation historique des conditions que Marx avait prévues de son avènement, dans quelque pays que ce fût.
La première prétend réfuter la viabilité de l’idéal communiste ; la seconde, la pertinence de l’analyse historique aussi bien qu’économique sur laquelle il se fonderait.

       Pour ce qui est de l’échec du « communisme réel », il est vrai que c’est typiquement une tentation idéologique de conclure, lorsqu’une expérience contredit la théorie, que ce n’est pas la théorie qui est fausse, mais l’expérience. Il n’en reste pas moins que le cas peut en effet se présenter.
Or il se trouve que Trotsky n’a justement pas attendu l’échec de l’expérience russe (loin s’en faut) pour être le premier à en dénoncer le plus vigoureusement (tout en lui conservant jusqu’au bout son soutien) l’inadéquation radicale à l’idéal du communisme et ceci, même en tant que simple étape de son accomplissement. Ce qui est vraiment idéologique ou médiocrement polémique, c’est de s’appuyer sur l’amalgame, si longtemps maintenu par un PCF suicidaire, entre stalinisme et communisme pour inférer, de l’impasse du premier, celle du second. Et l’on conçoit que les trotskistes soient bien loin de pouvoir se laisser impressionner par autant de mauvaise foi.

       Quant à la pertinence des prévisions de Marx concernant les conditions économiques et sociales aussi bien que le moment et le lieu le plus probables de l’avènement du communisme, il y aurait beaucoup à en dire ; mais il faut d’abord observer que, si elles ne correspondent pas au processus réel de la Révolution russe, il serait plus logique d’en tirer argument pour soutenir que le « communisme » qui s’en est suivi n’était pas authentiquement marxiste plutôt que pour accuser Marx à la fois d’avoir conduit à une catastrophe et...de n’en avoir pas trouvé le chemin.

       Surtout, je m’étonne qu’on ne prenne pas davantage en compte cet argument de bon sens élémentaire que s’il y avait un facteur, pourtant déterminant, dont Marx ne pouvait pas, par définition, apprécier l’exacte portée pour l’évolution des sociétés qu’il analysait, c’était précisément l’impact sur elles, sur les intellectuels, sur le mouvement ouvrier, donc aussi sur le patronat, de sa propre théorie, de ses analyses et de ses concepts. Ce que Marx n’a sans doute pas prévu, en effet, c’est d’abord le marxisme et les différentes formes qu’il serait conduit à prendre selon l’adaptabilité des sociétés à sa propre impulsion.
Et là encore, on ne peut qu’admirer la remarquable célérité avec laquelle Trotsky a éprouvé le besoin de combler cette lacune en s’efforçant de théoriser les exigences qu’imposaient à l’expérience russe les conditions paradoxales d’émergence de sa situation révolutionnaire.

       En particulier, même si ce n’est pas le dernier état de sa pensée (mais chez lui, les strates successives où elle se développe sont susceptibles d’une hiérarchisation qui ne les neutralise pas dans l’espèce de fouillis mental auquel on voudrait parfois la réduire), i
l est notoire qu’il a également été le premier à défendre, pour cette raison, la nécessité, vitale à ses yeux, d’étendre le mouvement révolutionnaire, de la Russie à l’ensemble de l’Europe. Il est en cela l’un des initiateurs, avec Jaurès, d’un « socialisme » à l’échelle européenne, lequel n’a vraiment rien de commun avec l’actuelle fameuse « gauche européenne » qui en usurpe honteusement le nom.

       Mais c’est ici que je voudrais pouvoir entrer dans un dialogue, cette fois un peu plus intime, avec les militants trotskistes français dont je précise que je ne sais rien autrement que par la voie très extérieure et superficielle des médias, ce qui implique, de mes destinataires, un minimum d’indulgence à mon égard.


       4- Internationalisme et anti-nationalisme

       Si je me permets de résumer grossièrement ce que j’ai compris du raisonnement de Trotsky sur la nécessité, pour la Russie de son temps, d’une extension de la Révolution à l’Europe entière, c’est, pour l’essentiel, qu’il en attendait une compensation du retard du développement aussi bien culturel qu’infrastructurel de l’industrialisation de la Russie relativement au reste de l’Europe, afin d’y surmonter les tendances réactionnaires d’une paysannerie de culture encore féodale.

       Or autant ce raisonnement pouvait paraître s’imposer dans la Russie de Trotsky, autant il me semblerait dangereux de vouloir le transposer à la France d’aujourd’hui, fût-ce au prix de quelque aménagement que ce soit.
Attendre d’un passage à la dimension européenne des conditions plus favorables à une pratique révolutionnaire ou, pour les « réformistes », à la satisfaction d’une certain nombre de réquisits sociaux, tels qu’en particulier, l’organisation de services publics analogues aux nôtres (que nous serions, naturellement, désormais incapables d’assumer à la seule échelle de la France !), voilà très exactement ce qui nous a conduits (et sans doute plus que jamais sous l’ex rouge-rose-palissant Lionel Jospin) à une régression politique, idéologique et structurelle, à mes yeux sans précédent, à quoi la réduction du temps de travail n’aurait pu apporter un correctif conséquent que si elle n’avait pas été elle-même sabotée par l’incurie générale du pseudo volontarisme formel qui a présidé à sa gestion.
Il me paraît vital au contraire, et pour l’Europe et pour nous, de prendre conscience que l’Europe a davantage à espérer de nous que nous de l’Europe. Et qu’en attendant qu’elle existe vraiment, il est simplement suicidaire, à tous égards, de nous sacrifier sur l’autel de son fantôme, dans l’espoir d’aucun exaucement de notre appel à la justice et à l’égalité.

       Je vois là une tentation commune, quoique pour des raisons diverses (et dont la diversité suffit malheureusement à créer l’illusion d’une démarcation mutuelle de ses divers courants) à toute la gauche française : implicitement ou non, elle fonde son internationalisme, sans doute par défaut, sur un anti-nationalisme aussi « primaire et viscéral » que l’anti-communisme dont se nourrit l’idéologie libérale, non moins elle-même, d’ailleurs, opposée, en tout cas en France (ni en Angleterre ni aux Etats-Unis !), à toute forme de nationalisme : on peut le vérifier dans la parfaite (!) synthèse du social-libéralisme.

       Quitte à compliquer mon propos et à le retarder, je me sens obligé, ici, de dissiper immédiatement un malentendu : quand je m’en prends à cet anti-nationalisme proprement (sinon exclusivement) français, je ne suis pas en train de m’employer à réhabiliter je ne sais quel nationalisme d’inspiration plus ou moins maurassienne et de tendance plus ou moins xénophobe, voire lepéniste.
Le suffixe que le « nationalisme » ajoute, sous toutes ses formes, à la simple reconnaissance du fait « national » signifie une volonté de l’élever au statut de principe normatif auquel devrait se subordonner toute action politique, dans la seule perspective de l’accroissement de la sphère d’influence de la nation, quelles que soient, par ailleurs, l’orientation qu’elle se donne ou les particularités qui la déterminent.
Etendu à l’échelle internationale, Mitterrand avait raison de dire, en ce sens, que « le nationalisme, c’est la guerre ».
En ce sens, je suis moi-même anti-nationaliste.

       Il faut seulement prendre garde que, lorsqu’on parle d’anti-nationalisme, il y a deux façons de l’entendre selon que le suffixe (le fameux « –isme ») porte exclusivement sur le « national » de l’anti-nationalisme (c’est le sens dans lequel je suis anti-nationaliste) ou plutôt sur l’« anti- » que sur le « national » (tout comme dans l’internationalisme, ce n’est évidemment pas le national que l’on cherche à promouvoir, mais bien l’inter- de l’international).
Dans le second sens, l’antinationalisme est pour moi un principe destructeur, purement négatif, qui ne cesse de s'alimenter à la thèse dont il n’est que l’antithèse (comme le Oui de gauche s'alimentait du Non lepéniste) et, en définitive, contradictoire à l’internationalisme qui ne peut dépasser la réalité de la nation qu’à la condition de l’assumer pleinement et en tout cas mieux (plus conséquemment) que n’en est capable la restrictivité du nationalisme.

       Et ce que je viens de préciser, à titre de principe général, s’applique a fortiori dans le cas particulier de la France qui se trouve être, à mes yeux, la nation d’Europe idéologiquement et structurellement la moins éloignée d’un idéal communiste, situation qui l’expose, plus que toute autre aujourd’hui, au danger d’avoir plus à perdre qu’à gagner, en même temps qu’elle lui impose une exigence de démonstrativité sans égale dans le reste du monde et pour laquelle il est urgent et décisif que se mobilise tout ce qu’elle peut contenir de forces vives, soit dit sans présomption de la meilleure stratégie à suivre en fonction des perspectives de chacun, pourvu que soient aussi prises en compte les nécessités du (très) court et du moyen termes.

       Avant d’en venir à ce point, je voudrais clore mes observations concernant l’antinationalisme français sur un dernier soupçon.



       5- Digression sur l’antinationalisme français

       Nous avons eu les oreilles rebattues (et ce n’est pas fini !) de l'accusation d’une prétendue « arrogance » française chaque fois que nous avons entrepris de défendre l’exigence du projet social qui caractérise la France, et en particulier (j’en parle d’expérience) de la part des tenants du Oui de « gauche » (cf., par exemple, ma réponse à l’équipe DSK en page « Suites », II). Au-delà des évidentes manœuvres de décrédibilisation du Non, ce que je trouve suspect, c’est moins cette assimilation scandaleuse d’un minimum d’exigence à un maximum d’arrogance que la propension manifestement complaisante à mettre ici l’arrogance au passif de l’image du Français dans le monde (à laquelle serait prioritaire de substituer celle d’un « profil bas »).

       Et j’en viens à me demander si, du social-libéralisme (de plus en plus avoué) au libéralisme-social, ou anti-social (là n’est pas, en l’occurrence, la question), ce qui gouverne alternativement la France, au moins depuis Giscard (avec peut-être une interruption mitterrandienne, hors cohabitation), ce n’est pas une pathologique aversion de soi dont il serait salutaire de chercher l’origine.
Mon hypothèse est qu’elle est double, et à deux différents degrés de profondeur, ou qu’elle fonctionne comme un système à double détente –et je pense qu’une analyse détaillée des suffrages du 29 mai le confirmerait.

       C’est paradoxal, mais d’autant plus sensible, pour quelqu’un de ma génération : les Français n’ont toujours pas fini de « digérer » la collaboration, plus précisément (car là se situe le véritable nœud du problème) l’épreuve de la complicité d’une part de leurs élites (et en particulier nationalistes) avec le « national-socialisme » allemand. E
t cette épreuve "passe" d’autant moins qu’ils se sont vus eux-mêmes, une génération après, confrontés, lors de la guerre d’Algérie, à une situation analogue, à l’égard des Algériens, à celle des Allemands à leur égard.
Certes lointainement analogue, mais suffisamment pour transgresser leur seuil de tolérance à la culpabilité d’avoir pu se laisser assimiler aux Allemands dans la collaboration.

       Il faut rappeler, sur ce sujet, l’importance décisive de la figure de de Gaulle : que ce soit le même qui, tout au long de la seconde guerre mondiale, ait assuré la seule continuité légitime de l’Etat français dont l’un des fondements de droit depuis 1789 (article 2 de la Déclaration du 26 août) est « la résistance à l’oppression » et qui ait mis fin à la guerre d’Algérie en portant jusqu’à son terme le processus de la décolonisation.
Lui seul jouissait, dans cette mesure, de la crédibilité nécessaire à une authentique réconciliation franco-allemande sur l’impulsion de laquelle pourrait se développer, à un degré d’efficacité suffisante, avec lui, sans lui ou contre lui, la dynamique de la construction européenne.

       Mais l’issue gaulliste est restée affectée de deux vices fondamentaux, touchant respectivement aux deux sources de l’actuelle aversion de soi des Français, et qui sont deux mises entre parenthèses ou, pour parler le langage de la psychanalyse, deux formes de refoulement que j’énoncerai par ordre de gravité croissante : le problème des harkis, avec les conséquences que l’on sait, et en France et en Algérie, (et qui ont de quoi, en effet, alimenter une véritable dépression nationale en accréditant, cette fois, une analogie, même la plus frauduleuse, avec le drame de l’épuration de l’après-guerre) et surtout, terrible non-dit, non dit et, si j’ai bien lu, de sa plume, non écrit, le problème de l’antisémitisme nazi et, principalement pour nous, collaborationniste.
Or ce qui peut justifier à mes yeux ce silence n'en est pas moins, par malheur, aussi ce qui donne l'exacte mesure de toute sa gravité.

       Je pense que de Gaulle a très résolument (et peut-être plus résolument même que consciemment) pris le parti qui devait lui paraître d’emblée le plus opposé à la discrimination par l’étoile jaune, à savoir le pur et simple déni d’aucune identité juive hors d’un peuple juif, dans le cadre de sa nation et surtout au-delà d’aucune disposition naturelle à la victimisation, d’où le fameux qualificatif de peuple « dominateur » qui a beaucoup choqué, mais qui me semble ici symptomatique de l’intention « performative » du verbe gaullien.
Le problème est que l’identité juive est, dans sa propre capacité singulière à l’universel, à ce point historiquement constitutive de la spécificité de l’identité française (autant que le judaïsme peut l'être du christianisme) qu’un tel impossible déni, allant jusqu’à frapper longtemps d’interdit le seul terme de « Juif », imprononçable sous peine d’être soupçonné de racisme, ne pouvait pas ne pas se retourner, à terme, en une forme d’auto-dénégation française, du peuple français par lui-même, battant sa coulpe d’une arrogance (d’être simplement soi) dont l’accusation s’apparente bien étrangement à celle de l’esprit « dominateur » du peuple juif…


       6- L’actuelle nécessité du trotskisme en France

       Reste que, par la force des choses, de la vie, des générations montantes, celle de la parole aussi, on en sort, on est en train d’en sortir. On en sort, parce qu’on en parle. On commence tout juste à pouvoir, sans y penser, dire de quelqu’un qu’il est Juif. Sans honte. Ni pour soi ni pour lui.
Et voter Non le 29 mai.
Et renvoyer à Cambronne tous les soixante-huitards mal vieillissants qui nous voudraient bien lepénistes parce qu’ils n’ont décidément plus que Le Pen de qui se démarquer, n’osant pas renier trop fort leurs juvéniles effervescences.
La voilà, la vraie « France moisie », celle qui n’a cessé de se donner le sociétal pour alibi de ses renoncements au social, celle qui se plait encore à croire qu’il suffit de choquer le bourgeois "trado" pour être subversif et de cracher sur tout ce qui remonte à plus d’un demi-siècle pour courir dans le vent de la modernité.

       Or il y a plus d’un demi-siècle en effet que, dans la conscience de la responsabilité publique du plus d’égalité possible entre tous les citoyens, la collectivité nationale s’est approprié, en France, une certaine part de moyens de production et de biens de consommation dont il ne faut pas se dissimuler que c’est déjà le travail d’une « révolution permanente » que d’assurer, non seulement la préservation ou le recouvrement de la propriété commune, mais son extension à tous les domaines où il dépend de la même responsabilité (celle de tous) que puissent réellement s’exercer les différentes libertés dont la compatibilité constitue la raison d’être et la finalité de toute association politique : en dernière instance la possibilité de vivre humainement, dans toutes les dimensions de l’humain.

       Tel est, pour moi, le principe –sur lequel je ne vois pas pourquoi une vraie gauche ne pourrait pas trouver, à moyen terme, une cohérence qui la laisserait libre de la divergence de ses différents courants sur le long terme, en un rassemblement incluant jusqu’aux Oui de gauche sincèrement convaincus (même si je ne comprends toujours pas comment) que le TCE aurait constitué la condition d’un progrès vers une Europe sociale.

       Mais encore une fois, la considération du moyen et (encore moins) du long terme ne doit pas nous être un prétexte à nous dérober aux exigences que nous impose l’urgence de notre situation présente.
Je veux dire en particulier par là que, même si nous avons à mener le combat sur les deux fronts, en Europe et en France, et même si nous ne le menons en France que dans la perspective de l’Europe, et finalement du monde, ce serait, encore une fois, une erreur désastreuse de nous focaliser sur le seul horizon de l’Europe, dans une fuite en avant de la responsabilité qui nous incombe spécifiquement : celle de prouver à l’Europe la viabilité du projet social français jusqu’à en faire un pôle d’attraction pour l’ensemble des nations européennes.
En ce sens, il me semble que le trotskisme doit jouer en France un rôle analogue à celui de la France en Europe : il doit tirer la France à gauche, comme la France doit tirer l’Europe vers l’exigence de son projet social.

       Encore faut-il, pour qu’une corde tire, qu’elle ne casse pas, ce qui n’interdit nullement l’opportunité, quand on ne peut pas faire autrement, de relâcher d’un coup la traction pour déséquilibrer l’adversaire, comme ce fut le cas le 29 mai. Mais on voit sur cet exemple combien une telle stratégie de rupture se laisse facilement assimiler à une forme de défaitisme. Pas plus que le refus de l’idéalisation de la nation ne saurait se réduire au déni de la réalité nationale (auquel, au contraire, il s’oppose), pas davantage le refus d’ériger la concurrence en principe normatif prioritaire ne doit nous aveugler sur la situation de concurrence réelle dans laquelle nous avons à défendre et à étendre les acquis du projet social français.
Ce que j’ai refusé, entre autres, dans le TCE, c’est même précisément qu’il visait à fausser la concurrentialité de ce projet social en définissant comme facteur essentiel de falsification de la concurrence toute assistance de l’Etat aux entreprises qui s’y trouveraient exposées, donc a fortiori toute planification –« à la soviétique » ainsi que se plaisait à la stigmatiser le blog de l’équipe DSK (comme l’extrémisme symétrique de la xénophobie lepéniste).

       Or admettre une telle interprétation de ce qui est supposé « fausser » la concurrence me paraît relever d’une démission idéologique, et même simplement logique, de la dernière absurdité.
Je ne vois pas, moi, au nom de quoi une collectivité nationale qui accepterait de sacrifier une part de sa richesse à la préservation d’un secteur d’activité, même privée, qu’elle estimerait vitale pour son propre équilibre économique devrait s’en trouver disqualifiée dans le jeu de la concurrence internationale.
Je ne vois que trop, en revanche, le sens dans lequel cette volonté déclarée de déconnecter l’économique du politique peut s’appuyer sur l’antinationalisme pour ne laisser place qu’au libre jeu de multinationales, au mieux indifférentes aux exigences de la longue durée qui caractérise toute « association politique »…




       Voilà ce que je pensais avoir à dire, pour l’instant, dans l’état présent de mon information.
       Peut-être tout cela n’apparaîtra-t-il, aux yeux d’un authentique militant trotskiste qui aurait rencontré ce texte et aurait consenti l’effort de le lire jusqu’au bout, que comme un ramassis de trivialités enrobées dans le style indigeste qui me caractérise.
Je n’ai aucune vanité d’auteur, j’essaye seulement d’être à la fois le plus concis et le plus précis possible.
Ce que je publie, c’est évidemment ce que, par ignorance, peut-être, par manque de temps ou d’attention, je n’ai pas encore pu lire ailleurs. C’est pourquoi je me suis placé, j’en conviens, très prétentieusement, sous le signe de l’« inédit ».
Mais s’il s’avère que ce que je crois inédit ne l’est aucunement, alors tant mieux : je n’aurai qu’accrédité d’autant un certain nombre de thèses auxquelles j’aurai ainsi montré qu’on pouvait également arriver par le chemin plus ou moins sinueux que j’ai été amené à suivre.
Et je ne trouverai que des raisons de m’en réjouir.

 
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VI- Le Monde selon Blair

(22 juin)


 

       Il y a tout de même quelques mots à dire de la déclaration de Tony Blair au Conseil européen sur l’alternative qui s’ouvrirait aujourd’hui à l’Europe, soit de s’en tenir à des schémas d’un demi-siècle d’âge, soit de s’adapter résolument aux nécessités de l’évolution présente et, selon lui, à venir du monde-comme-il-va.
J’espère qu’elle aura éclairé d’une lumière un peu plus nette l’enthousiasme de son engagement pour un Oui au projet de Constitution que viennent de refuser la Hollande et la France.
Il n’est que temps d’ouvrir les yeux : cette Constitution représentait bien en effet, pour lui, non pas du tout quelque notable avancée institutionnelle, mais un véritable progrès dans sa propre direction, qu'il oppose clairement à la nôtre.

       Ladite opposition serait (comme toujours et depuis beaucoup plus d’un demi-siècle) celle de l’archaïsme et de la modernité (Mitterrand était déjà l’archaïque de Rocard, de Gaulle celui de Lecanuet ou de JJSS, Blair lui-même est aujourd’hui celui de…Madelin pour qui l’avenir est à...Thatcher !).
C’est plutôt cette rhétorique dont l’archaïsme commence à dater (de bien avant même la fameuse « querelle des Anciens et des Modernes », autrement subtile et qui nous devance, quant à elle, encore de plusieurs siècles) : elle a servi d’habillage à tant de diverses causes (et tant de défaitismes) qu’il n’y a plus que ceux qui s’y entêtent pour ne pas voir le déguisement éculé. Le premier enfant venu dans la foule peut crier : « le roi est nu ! »
S’il y a une alternative, elle n’est évidemment pas entre avenir et passé, mais entre deux logiques, l’une, française, qui est européenne, qui a raison de l'être, mais qui doit une part décisive de ses difficultés à ce tort de n'avoir cessé d’anticiper le sacrifice de la réalité de la nation et de l’indépendance nationale à une idée de moins en moins idéale de l’Europe et l’autre, anglaise, qui est anti-européenne et qui doit l’essentiel de son actuelle prétendue « réussite » à ce qu’elle demeure prête à sacrifier l’Europe et la construction à venir de l’Europe à la seule idée qu’elle se fait de son seul intérêt national.

       Cessons, en effet, de nous leurrer sur la nature et les conditions du succès de la politique blairiste : il tient à deux facteurs bien distincts, l’un de simple gestion des ressources publiques (dont il n’est certes pas exclu que telle ou telle disposition, au reste éventuellement déjà empruntée à l’extérieur, soit applicable n’importe où ailleurs qu’en Angleterre : mais ce n’est pas ce qui justifie qu’on parle d’un « système Blair ») et l’autre, proprement économique, ou plutôt fiscal, qui ne constitue qu'un prolongement de la politique thatchérienne, à la brutalité de laquelle toute pondération sociale doit d'apparaître, par contraste, comme un prestigieux équilibre de social-libéralisme.
Il s'agit, comme on le sait, d'une baisse drastique du taux d’imposition, non seulement sur les sociétés, mais d'abord sur les salaires et patrimoines les plus élevés qui a pour conséquence mécanique un effet d’attraction de la richesse des plus riches de l'étranger vers l'Angleterre, avec, sans nul doute, l’avantage d’une relance créatrice d’emplois, mais aussi, à l’intérieur, en dépit de la hausse du niveau de vie moyen des Anglais, un accroissement de leurs inégalités de fortune et de condition, qui est en même temps celui de l'assujetissement des plus pauvres aux plus riches (orienté dans la direction d’une sorte de régression, très nostalgique, vers l’âge d’or de la « belle époque ») et surtout, à l’extérieur, un appauvrissement proportionnel des ressources des autres nations, en particulier européennes, dont on peut dire que c’est à leurs dépens que l’Angleterre s’enrichit en tirant, selon l’expression imagée d’un économiste de mes amis, la « couverture » à elle.

       Autrement dit, le « modèle » Blair n’est efficace qu’à la condition que tout le monde ne le suive pas (ce qui est la définition même de l’immoralité selon Kant), c’est-à-dire que ce ne soit pas un modèle. Et si tout le monde le suivait, de cette harmonisation fiscale vers le bas ne résulterait, en chaque nation, qu’un nouvel appauvrissement des plus pauvres au bénéfice des plus riches.
Mais au bout du compte, même limité à une seule nation, cet « égoïsme sacré » n’est pas non plus tenable sur le long terme, ni à l’échelle internationale, ni à l’échelle nationale, ni à celle des individus.
Si mal géré que soit notre propre système, on voit bien la force d’attraction croissante qu’il n’en exerce pas moins, à son tour, en particulier sur nombre de ressortissants de cette Angleterre post-thatchérienne. Et pour de bien meilleurs motifs : qu’il se veut plus conforme à la dignité des personnes et s’efforce de rendre ainsi la vie plus digne, pour tous, d’être vécue.
Il est donc bien, en ce sens, lui aussi « concurrentiel » : ce qui explique la formidable agressivité d’un Blair à son égard, autant que de tous ceux qui ne peuvent y voir qu'une insupportable prétention gauloise à résister à cette évolution dont ils ont tout intérêt à tenter de nous persuader qu'elle est fatale (et que ce n'est qu'à leur corps défendant qu'il leur faut s'y conformer).

       Mais au-delà des stratégies politiques et du jeu des intérêts particuliers, ce qui s'exprime directement, dans le discours de Blair, c'est que l’alternative entre l’union ou la division européenne est d’abord celle qui oppose deux conceptions du sens de la vie en société comme de la raison d’être du politique, l’une pour laquelle c’est de s’adapter au monde prétendument comme-il-va, l’autre, de s’efforcer de se l’adapter, avec tous les risques d’une plus haute exigence, tout simplement plus « humaine », à tous les sens du mot.

 





V-
Sur la réunion du Conseil européen des 16 et 17 juin

(18 juin)


 

       Dès le soir du 16 juin, nous avons donc pu assister, en direct de Bruxelles, à une véritable scène hallucinatoire de comique de l’absurde, sans doute inspirée d’une récente relecture de quelque pièce de Ionesco, à moins que ce ne soit plutôt de l’Ubu roi d’Alfred Jarry, où un président du Conseil européen, très en verve, se moquait ouvertement des journalistes convoqués à la conférence de presse qui devait les informer des conclusions de la réunion du Conseil sur la poursuite ou non du processus de ratification du « traité constitutionnel » (nous savons que c’est ainsi qu’on le nomme, quand il a du plomb dans l’aile), en les avertissant d’emblée, au terme d’un exposé surréaliste, qu’il ne voyait pas du tout quelles questions pourraient lui être posées, mais que leur imagination ne connaissant pas de limites, il n’en était pas moins prêt à les entendre...
L’arrogance française a définitivement trouvé son maître dans la figure de ce Luxembourgeois : j’espère que les obsessionnels de la xénophobie me sauront gré de cet hommage à un ressortissant d’un Etat plus petit encore que le mien, non plus un « pois chiche », cette fois, mais un grain de semoule « dans une couscoussière », ce n’est pas moi qui le dis, naturellement, c’est lui qui parle de « petit peuple » (voix off pour lui souffler de corriger… « en nombre »).

       Ce fut donc un festival d’humour "pince sans rire", avec ce léger inconvénient, toutefois, qu’étant généralement "sans rire", non plus, des auditeurs, on ne savait plus très bien ce qui était à prendre au premier degré ou au sens d’une antiphrase.
La tonalité de l’ensemble atteignit son paroxysme dans le martèlement de l’onirique déclaration : « je veux croire obstinément que ni les Français ni les Hollandais n’ont dit Non au Traité constitutionnel ». Je traduis : nous n’y avons rien compris. Sans doute ne l’avons-nous même pas lu (en tout cas ceux qui l’ont refusé). Le président de la Commission, à sa gauche, précise d’ailleurs (lui, c’est l’expert en jeux de mots) que nous n’avons pas dit Non au texte, mais au contexte.
Donc notre vote est nul et non avenu : il est implicite qu’un jour ou l’autre, il faudra nous repasser le plat –que dis-je ! nous le présenter enfin (effluves de sauce aux champignons hallucinogènes)…

       En attendant, comme il n’y aurait toujours pas de plan B, c’est-à-dire pas de renégociation envisageable (on lâche étourdiment tout de même, restant de réalisme ou de réflexe démocratique : dans un avenir prévisible), notre expert en jeux de mots nous a dégoté (de derrière l’obscène C) un nouveau plan D « comme Débat, Dialogue ou Démocratie » (sic), en résumé une pause dans le processus de ratification, mais tenez-vous bien, une pause à destination, non pas de ceux des Etats qui suivent la voie exclusivement parlementaire (ceux-là, il va de soi que c’est comme si c’était déjà fait) mais, bien entendu, des neufs malheureux plus ou moins contraints d’en passer par leur peuple, c’est-à-dire par la voie référendaire.
Plus précisément le Conseil sera « compréhensif » (humour ?) à l’égard de ceux de ces neufs Etats qui décideront de repousser la date prévue de leur consultation référendaire et cela, aussi loin dans le temps qu’il faudra pour que le travail d’« information » et d’« explication » du texte constitutionnel soit parvenu à son terme : le terme étant naturellement, pour chacun de ces Etats, que son peuple ait compris ce qu’il faut comprendre.

       Et ce qu’il faut comprendre, nous est-il péremptoirement déclaré, c’est que ce « traité constitutionnel » est la seule réponse à toutes les questions que peut poser l’évolution de l’Europe. Il suffit de savoir lire, mais comme, visiblement, les peuples ne savent pas lire, on va le leur expliquer.
Combien de temps ? Le temps qu’ils comprennent, vous a-t-on déjà dit !
Et comment saura-t-on qu’ils ont compris ? Mais tout comme on sait aujourd’hui, non seulement qu’ils n’ont pas compris, mais qu’ils comprennent de moins en moins, c’est-à-dire tout comme on a su qu’ils étaient très majoritairement opposés à leurs gouvernements respectifs sur la légitimité de l’intervention américaine en Irak : les sondages sont faits pour ça.
Vous l’avez saisi, maintenant, le D de la Démocratie du plan D ?

       On attendra donc, très simplement, que les sondages deviennent favorables au traité constitutionnel pour que les suffrages le confirment. Et entre-temps, on s’efforcera de procéder à un affinement expérimental du « modèle français » de matraquage médiatique, sans doute un peu trop abstrait, comme tout ce qui est français, non ?
Nos trois présidents, de la Commission, du Conseil et du Parlement européens, nous ont du reste assurés d’un engagement un peu plus actif de l’ensemble de leurs représentations dans l’application à chacun des Etats concernés de cette longue entreprise de transmutation des opinions publiques.

       Je viens de parler de « modèle français », c’était encore un effet spontané de cette arrogance ethnique dont il faut absolument que j’apprenne à me corriger, en me situant à une autre échelle, enfin digne de l’Europe et des grandes puissances mondiales à la hauteur desquelles il lui faut se hisser.
Economiquement plus "libéraliste" que les Etats-Unis d’Amérique, elle ne se dégagera de cette simple différence de degrés pour atteindre à la différence de nature, seule suffisante à la définition d’une véritable spécificité, que grâce à la combinaison de ce premier modèle, économique, avec le modèle politique de l’autre grande puissance émergente, à l’autre bout du monde : la Chine, bien sûr, et tant qu’à renchérir dans un sens comme dans l’autre, celle de Mao.

       A la grande époque maoïste, les rescapés de la technique du "lavage de cerveau" nous ont appris qu’elle pouvait prendre la forme d’une méthode paradoxalement très douce et très patiemment pédagogique : peu de gens résistent, paraît-il, à une fréquence régulière de séances d’explication sereines qui n’aient pas d’autre terme que la reconnaissance par la victime qu’elle a enfin compris de quoi on lui parlait.
Chacun peut en faire soi-même l’expérience, à échelle réduite, lors d’une seule "conversation" avec un illuminé dont il se persuade assez rapidement qu’il n’a aucune chance de le ramener au bon sens. La seule issue raisonnable sera, pour lui, de se trouver un rendez-vous urgent qui le délivre, au moins momentanément, de l’importun. Imaginez-vous, maintenant, que ce ne puisse être que partie remise et que l’illuminé dispose du pouvoir de vous retrouver quand il veut, avec pour seule condition de votre affranchissement définitif de sa fréquentation que vous reconnaissiez qu’il a raison. Il ne vous demande même pas de le croire : il suffit que vous lui signiez une attestation de cette reconnaissance.
Voilà le « modèle chinois » que vient de vous exposer notre badin président du Conseil européen, la solution de l’énigme : comment, lorsque le peuple ne "convient pas", dissoudre le peuple ?

       Je le concède : on n'atteint que rarement, dans l'Histoire, ce degré de tranquille cynisme.
       Il faut dire que nous avons ici affaire à un homme en fin de règne qui respire déjà un air de vacances et n’a plus à se retenir, suprême et ultime jouissance, de cracher enfin son mépris à la face des peuples, grands ou petits, les plus petits n’étant d’ailleurs pas, selon ses propres dires, les moins longs à la comprenette (à bon entendeur, salut à vous « petit peuple » du Luxembourg, qui seriez assez obstiné – si l’on en croit les sondages – pour demeurer insensible même au chantage à la démission d’un si précieux et spirituel premier ministre au cas où vous voteriez Non !).

       En réalité, cette affectation surjouée de désinvolture est d’un mauvais comédien qui dissimule mal son dépit parce qu’il sait qu’il a déjà perdu.
Il ne s’agit plus que de « sauver la face » dans une dernière bravade, mais il connaît notre puissance de mobilisation et il n’ignore pas que nous n’avons rien à craindre, bien au contraire, nous qui voulons une Europe des peuples, d’un débat démocratique prolongé, pourvu qu’il soit en effet démocratique –et c’est ce dont nous nous occuperons. Plus il le sera, mieux apparaîtra, sur cet enjeu décisif, le décalage entre le Oui précipité des Parlements qui se seront prononcés sans mandat spécifique sur la question, et le Non patiemment réfléchi, et autrement résolu, des peuples auxquels on aura donné le temps d’aller à la rencontre les uns des autres et qui sauront opposer d’autant plus de défiance à la manipulation qu’elle se fera plus méthodique et subtile.

       C’est là, pour moi, le grand intérêt de ce ralentissement d’un « processus de ratification » désormais dénué de toute pertinence juridique.
Oui, la Constitution est morte, quelle que soit l’issue des scrutins à venir. Mais c’est sur l’approfondissement de sa critique, justement, que pourra se développer l’argumentaire positif d’un plan E (voire C) au sens où l’entend Jacques Généreux (cf. son « Sens et conséquences du "Non" français ») et ce, à l’échelle européenne, celle de l’Europe des peuples.

       Une dernière note, pour Chirac.
       Bon ! Reconnaissons que ce n’était pas à lui de se battre pour une « interruption » du processus de ratification. Je trouve même plutôt à l’honneur de la France et des Français (selon les sondages) d’accepter de s’exposer (aussi majoritairement) au risque de la contradiction, voire d’un certain isolement. Il me semble y reconnaître un vrai courage et une vraie vitalité proprement politiques. De grande politique (c’est curieux qu’on le souligne si peu…Quel déclin de nos élites, face à un tel réveil d’« en bas » !).
Or une fois reconnue l’opportunité (sinon la pertinence en droit) que se poursuive ce processus, évidemment et heureusement que tant qu’il n’est pas parvenu à son terme, on n’entame pas, en cours de route, je ne sais quel retricotage du texte à ratifier ! Si c’est ce que signifie (et je n’en vois pas d’autre interprétation) l’absence de plan B ou de renégociation prévisible (puisqu’il n’est pas en effet de date prévue à laquelle soit fixé le terme du processus), on ne peut que se réjouir que soit ainsi satisfaite la moindre des conditions requises par la logique de cette option.
Par ailleurs, et pour ce que j'en sais, la présentation par Chirac du Non français ne me paraît rien contenir de franchement contradictoire à ce que le Non français dit lui-même de lui-même (c’est bien le moins, mais convenons qu’on pouvait s’attendre à tout !) : qu’il y ajoute un peu de son cru ne me gêne pas, dès lors que c’est clairement discernable.

       Jusqu’à nouvel ordre, la girouette continuera donc à tourner au gré de notre vent. C’est dire que notre responsabilité politique est, à présent, totale.
A chacun de nous de porter la France.
Aujourd’hui plus que jamais, nous avons à relever le lourd et noble défi d’un gouvernement du peuple par le peuple –et de notre idée de l’Europe face, en particulier, aux indécentes prétentions de l’actuel gouvernement britannique dont les blairolâtres français ne songent d’ailleurs pas à stigmatiser cette arrogance qu’ils préfèrent nous réserver, alors qu’elle éclate même aux yeux des entrants de l’Est qui commencent à découvrir la dure loi de l’égoïsme insatiablement vorace que prétendait consacrer le néolibéralisme désavoué par notre Non.

 





IV- Pour le plan E de Jacques Généreux

(16 juin)


 

       Je viens de découvrir, paru il y a moins d’une semaine, la nouvelle publication de Jacques Généreux, « Sens et conséquences du "Non" Français », un opuscule, comme toujours, magistral.
Je ne peux que le recommander à tous ceux qui auront bien voulu me lire.

       Il propose, au-delà du plan B qui se prépare (et qui est celui dont je viens de dénoncer l’inanité) ainsi que de deux autres, l’un, C (qui serait, selon lui, l’idéal) et l’autre, D (celui d’une Europe à géométrie variable dont il montre assez bien les limites et les risques), ce qu’il appelle un plan E (comme « Europe » !), le seul qui, dans la situation actuelle, représente, mieux qu’un compromis acceptable, une première étape sur la voie d’une véritable réorientation de la construction européenne.
Il faut absolument le LIRE : l’exposé même du plan tient en 17 pages, en parfaite cohérence avec ses critiques du TCE, telles que développées dans son « Manuel critique du parfait européen » dont cet opuscule constitue la suite logique.

       Il s’adresse à des hommes « de gauche », en particulier au PS.
       Mais pour cette raison même, il me semble important de dire, de là où je me situe, qu’il n’y a pratiquement pas une ligne de l’intégralité de ce texte de moins de 75 pages que je ne pourrais signer des deux mains.
Il me paraîtrait, dans cette mesure, incompréhensible que des partisans du Oui qui se prétendraient encore de gauche et qui auraient donc, avec tant de ferveur, accepté de sacrifier ce qu’ils ont sacrifié de leur idéal social à celui de l’Europe, refusent, maintenant que ce sacrifice leur a été révélé inutile, de prendre la part la plus active à la défense et à la promotion de ce projet, incomparablement plus conforme à ce qu’on peut présumer de leur philosophie politique, du sens de leur engagement.

       Je ne parle pas, naturellement, des actuels dirigeants du PS dont l’horizon s’est rétréci, comme on sait, non seulement de l’Europe à la France, mais de la France à la rue de Solférino et auxquels je ne m’intéresse donc plus davantage qu’aux congestionnels Cohn-Bendit ou Olivier Duhamel (qui feront bien ce qu’ils voudront), mais je pense à tout ce qu’il peut rester, dans ce parti, de vrais militants socialistes, certains avec des dizaines d’années de combat derrière eux : voilà bien, devant eux, un vrai combat où je sais que nombre de gens tels que moi, et beaucoup de mon âge, sont prêts à les rejoindre, de quelque origine qu’ils soient, politique, sociale ou culturelle.

       Vous qui me lisez, lisez ce texte et ne vous contentez pas de le lire : quand vous l’aurez lu, faites-le lire et surtout…achetez-le !
Ce sera votre première contribution matérielle à l’Europe à venir : il faut que les médias finissent, de nouveau, par être les seuls à faire semblant de l’ignorer, jusqu’à ce que des dizaines et des dizaines de millions de signatures pour soutenir, de partout en Europe, ce projet, les obligent à nous informer de ce dont nous serons tous informés. De ce qu’une Europe nouvelle est à naître et qu’elle est déjà née, puisque nous savons où nous allons. Où nous voulons aller.

       Il y a longtemps que nous le savions, que nous savions que notre Non était empreint d’une puissance d’affirmation infiniment supérieure au Oui du consentement ou de la résignation. Et nous savions exactement ce que nous voulions, à la lumière de quoi, exclusivement, nous avons pu savoir aussi à quoi nous disions Non.
La différence est que d’ores et déjà, non seulement nous le savons, mais nous pouvons le faire savoir. Et plus rien ne nous arrêtera.

 





III- Précisions sur l'enjeu de la partie III

(15 juin)


 

       La question n’est plus de savoir si la partie III était ou non à sa place dans le projet de Constitution qui nous était proposé : elle s’y trouvait lorsque nous avons refusé ce projet.

       Nous avons donc refusé cette partie aussi de la Constitution.
       Et ce qui est beaucoup plus important, et que personne encore, à ma connaissance, ne dit (toujours l’argument 9 et son explicitation dans la page « Suites, V »), c’est qu’en refusant cette partie, nous avons aussi refusé ce qui nous était donné à entériner des traités en vigueur qu’elle synthétise. Nous avons donc aussi refusé ce qu’elle contenait du statu quo que définit le Traité de Nice.
Nous avons donc aussi refusé le Traité de Nice auquel on prétend maintenant nous renvoyer : ce refus est l’annulation, de droit, de l’unanimité qui le validait.

       Contrairement à ce qu’on nous ressasse depuis des mois, l’alternative n’était pas, elle n’a jamais été, entre le moins bien (que représenterait le Traité de Nice) ou le mieux (qu’aurait représenté le projet de Constitution) : elle était entre la constitutionnalisation d’un Traité de Nice prétendument amélioré ou le refus de cette constitutionnalisation.
Et il est tout à fait vain d’essayer de nous présenter le refus de cette constitutionnalisation comme un refus de l’amélioration du Traité de Nice.

       J’ajoute qu’à supposer que nous ayons refusé une amélioration du Traité de Nice, refuser même cette amélioration, c’eût été encore, et à plus forte raison, refuser le Traité de Nice.
Mais la vérité toute simple, c’est qu’en refusant le projet de Constitution et, en lui, ce qu’il conserve du Traité de Nice, nous avons refusé par là même aussi le Traité de Nice.
Qu’il reste en vigueur en attendant l’issue de sa renégociation, dès lors inéluctable, c’est une évidence qui ne s’oppose en rien à la nécessité de cette renégociation.

       Ce n’est pas nous qui avons choisi de remettre en cause le statu quo : c’est l’unanimité des représentants des Etats membres de l’Union en nous présentant ce projet de Constitution.
Le retour au statu quo est sans doute bien une conséquence pratique du refus de ce projet de Constitution par TOUS les peuples dont la consultation, jusqu’ici, avait valeur décisionnelle (ce qui n’était pas le cas pour le peuple espagnol et qui ne l’aurait pas davantage été pour les Hollandais si leur mobilisation n’avait été aussi exceptionnelle). Mais ce statu quo a d’ores et déjà cessé d’être fondé en droit, si ce n’est comme simple condition pratique d’une renégociation qui, désormais, s’impose.
Contester ce point, c’est provoquer le peuple à l’insurrection.

       Quant à s’imaginer que nous pourrions nous contenter d’une renégociation de la seule troisième partie du projet de Constitution, ce serait gravement sous-estimer l’attention que nous avons prêtée au texte : on ne compte pas le nombre d’articles des autres parties qui se réfèrent à celle-ci, la préparent ou en indiquent la portée, au point que la reprise de leur contenu en elle n’en constitue souvent qu’une explicitation.
C’est bien l’orientation d’ensemble de la construction européenne dont il s’agit.

       Et nous ne demandons pas, comme on fait semblant de le croire, qu’elle soit, du jour au lendemain, orientée dans une autre direction, opposée à celle de l’actuel projet, mais simplement qu’elle s’abstienne de prédéterminer, à l’exclusion de toute autre, la direction politique, économique et sociale dans laquelle elle s’oriente, qu’elle ouvre au contraire un véritable espace de liberté, nécessaire à la vie démocratique des peuples qu’elle veut unir, et qu’elle satisfasse par conséquent, cette fois réellement, à la double exigence, qu’elle s’est donnée pour devise, de l’union dans le respect de la diversité.

 





II- Etat d'urgence

(14 juin)


         En relisant ce que je viens d’écrire sur le sens de notre Non, je réalise que ce texte pourrait assez bien s’interpréter comme d’un fabiusien ratissant (à la Chevènement) sur les terres du gaullisme et qui ne s’intéresserait à une présidentielle anticipée que pour permettre à son "favori" de profiter pleinement de l’occasion la plus avantageuse qui puisse jamais se présenter à lui d’accéder au pouvoir suprême, sans autre investiture que celle du peuple ni aucun autre programme que le seul déductible du 29 mai, tel que même nos médiocrates sont bien obligés de finir par faire semblant de le décrypter, sous peine de passer du statut de l’élite à celui de la lie intellectuelle de la nation.

       Eh bien, pourquoi pas ?
       Le problème est seulement que, dans la situation actuelle de la "gauche" française, le peuple dont je suis est encore moins porté à la confiance à l’égard d’un Fabius que d’un Villepin pour se conformer, y compris dans ses réformes, à la spécificité de ce que j’ai appelé le « projet social français » (en me gardant bien, vous l’aurez remarqué, de jamais prendre à mon compte l’expression de « modèle français », laquelle n’est guère utilisée, ces temps-ci, que par ceux qui, de droite comme de "gauche", tiennent à jouer de l’équivoque du terme de « modèle » pour y stigmatiser cette fameuse « arrogance » toute française qui nous vaudrait, depuis si longtemps, d’être si détestables aux yeux du reste du monde, un vrai « mouton noir », etc.).
Tout cela pour dire que, dans mon esprit, si le cours de l’Histoire venait à révéler que mon peuple préfère se choisir Villepin plutôt que Fabius pour successeur de Chirac, je m’en affligerais incommensurablement moins que de la prolongation jusqu’à son terme de l’actuel mandat présidentiel.
Pour aller au bout de ma logique, je souhaite même ardemment que Villepin reste à l’abri de la colère du peuple, c’est-à-dire qu’elle ne soit pas une fois de plus détournée par les partis et les syndicats contre le premier ministre : mais qu’elle prenne enfin pour cible son seul véritable responsable, qui est en même temps le seul à la hauteur de l’enjeu du référendum européen dont on voudrait justement nous convaincre qu’il nous aurait échappé, obnubilés que nous aurions été par de simples préoccupations de politique intérieure. Ne confirmons pas maintenant nous-mêmes cet insupportable travestissement de notre suffrage !

       Et d’autant moins que nous nous sommes justement donné les moyens de l’éviter.
       Car je ne vois qu’une seule bonne raison (mais c’est vraiment une très bonne raison) pour laquelle, dès le soir du 29 mai, nous ne nous soyons pas tous précipités dans la rue (les Oui et les Non) en tonitruant d’une seule voix : « Chirac à la porte ! ». Cette raison, c’était simplement qu’il nous avait lui-même expliqué que si nous étions tentés par le Non, c’est que nous en avions assez de lui et de sa politique. Cette raison, c’était donc simplement que nous ne voulions pas lui donner raison : l’objet de notre choix était et demeure le destin de l’Europe, il ne doit y avoir aucun doute là-dessus.
Pour savoir quand nous aurons à passer à l’action, il nous faut donc attendre, en effet, le premier mouvement de l’actuel gesticulateur dont l’enjeu soit la renégociation, d’abord, de la partie III du projet de Constitution : la seule qui ait été refusée par tous les peuples jusqu’ici consultés, ceux de France et de Hollande, les Espagnols n’ayant pas eu à se prononcer sur elle. Dès lors, de deux choses l’une : ou bien le chef de l'Etat choisit de se renier, cette fois en respectant la volonté du peuple souverain, ou bien il s’en tient à sa dernière forfaiture –et alors nous ne pourrons plus rester passifs.

       Un piège se prépare, dès à présent, pour l’imminente échéance de la réunion du conseil européen des 16-17 juin (jeudi et vendredi de cette semaine) : on prévoit de nous berner en nous présentant comme une concession de retirer de la Constitution cette fameuse partie III, puisque c’est clairement celle qui fait difficulté. Les Français seront supposés se réjouir de ce qu’on ait pris leur suffrage en compte, sans que nos gouvernants aient à se déjuger : ne nous l’avaient-ils pas bien dit, qu’en refusant ce projet, nous garderions précisément l’essentiel de ce que nous en aurions refusé, c’est-à-dire précisément cette partie III, « simple reprise et synthèse de l’ensemble des traités en vigueur » ?
La retirer du texte constitutionnel, ce n’est rien d’autre, en effet, que la soustraire (a posteriori et rétroactivement !) au suffrage des peuples auquel on regrette amèrement, déjà, de l’avoir soumise. Mais son rejet par la France et la Hollande n’en est pas moins une réalité désormais incontournable, en fait comme en droit : ce qui signifie que c’est bien l’ensemble des traités en vigueur dont la légitimité se trouve ainsi remise en cause par la procédure même qui visait à sa consécration –et qu’il faut donc l’intégrer, non pas certes exclusivement, mais prioritairement, dans l’inéludable nécessité d’une renégociation.

       Il n’est pas jusqu’à l’impertinent Serge July qui n’ait été conduit à soutenir cette évidence, le 7 juin, sur le plateau de France-Europe-express (le programme de l’Europe à Très Grande Vitesse : « elle roule pour vous, dormez, braves gens, vous êtes sur des rails ! »).
C’était en réponse à la suggestion de Pierre Méhaignerie sur le meilleur moyen de remettre le train en marche après le malencontreux incident franco-néerlandais : d’après le secrétaire général de l'UMP, on pourrait décider, donc, dès la réunion du Conseil européen du 16 juin, de retirer, comme susdit, du texte constitutionnel, cette problématique troisième partie sur laquelle semblent avoir convergé toutes les critiques (voyez tout à coup comme le peuple est présumé avoir su lire et discerner, sans se tromper sur les enjeux !).
–A quoi July ne peut s’empêcher de répondre (c’est plus fort que lui, ce besoin de briller au détriment de son interlocuteur...) que tout de même, on aurait beau la dé-constitutionnaliser, la partie en question, elle n’en resterait pas moins en vigueur, alors qu’elle viendrait d’être désavouée, que ce serait un peu faire comme si les citoyens n’avaient pas voté, qu’on pouvait se demander s’ils seraient d’accord (les moutons noirs !) pour se voir aussi lestement saute-moutonner…
Pensez-vous qu’il se soit un instant départi, notre secrétaire général, de ce nouveau demi-sourire qui ne le quitte plus, depuis la nouvelle nomination de son président au ministère de l'Intérieur ? « –Je crois, reprend-il avec un tranquille aplomb, qu’il faut tout essayer » (sic).
« Tout essayer » : chacun aura bien compris. « Il faut », il faut absolument que "ça" passe. On est prêt à « tout » pour "ça". Ils vont donc, en effet, « tout essayer ». Ça ne coûte rien, n’est-ce pas, d’« essayer » ? On peut toujours « essayer » ! « Tout », c’est-à-dire même le comble de l’imposture et du mépris des peuples.

       Alors, qu’ils essayent seulement ! Et il faudra que notre réaction soit à la mesure de leur audace et de leur cynisme.
Est-ce qu’on ne s’est pas assez moqué de nous, maintenant ? Est-ce que la dernière farce anticonstitutionnelle, cette bouffonnerie d’un gouvernement à deux têtes, chacune directement nommée (contre l’article 8 de notre Constitution) par un pantin désarticulé qui se fiche de la Constitution, et du Droit en général, comme de l’an quarante, cette lamentable palinodie à laquelle s’est lamentablement prêté le croyait-on-si-noble Villepin (ne serait-ce pas, tout de même, une raison de lui préférer Fabius ?), ce n’est pas encore assez pour vider le fauteuil présidentiel de son actuel encombrement, de l’actuel semblant de présence dont l’absence de vergogne nous déshonore ? Est-ce que nous ne sommes pas encore assez déshonorés, du déshonneur de toutes nos puissances d’établissement ?

       Bien entendu que l’essentiel n’est pas là, qu’il va nous falloir travailler, maintenant, à un nouvel avenir de l’Europe. Et que c’est urgent. Et nous sommes déjà nombreux au travail.
Mais la toute première des urgences qui nous requière, c’est aussi la toute première, la plus élémentaire des cohérences que nous nous devions, simplement pour nous rendre une pleine crédibilité sur la scène internationale, à commencer par celle de l’Europe.
Et je dis que je n’ai absolument pas peur de me retrouver encore aux côtés des électeurs du Front National, quelles que soient leurs intentions, pour laver l’affront qui nous est fait, jour après jour, du vivant déni de démocratie que représente l’actuel maintien de l’absence de vergogne au pouvoir.
Et que selon le principe de subsidiarité pour lequel nous avons aussi ratifié Maastricht, si nous voulons l’Europe, il nous faut commencer par nous occuper de nous, c’est-à-dire de la nation que nous sommes. Et qu’il ne serait que justice, alors, qu’en cette occurrence, les électeurs du Front dit National crient au moins aussi fort que les autres à la démission du grotesque usurpateur qui désormais nous dirige. Et que ceux d’entre eux qui sont vraiment sincères devraient même être prêts (et je suis sûr que beaucoup le sont) à voter Fabius, au moins au second tour des présidentielles qui s’ensuivraient.
Et que nul n’aurait à en rougir.
Et que bien au contraire !

 
     




I- Le sens de notre Non

(10 juin)


         Un tel sentiment de délivrance, un tel débordement d’enthousiasme, de pensées diverses me sont venus à l’annonce de cette victoire du Non, elle-même accompagnée de tant de mots d’amitié (j’ose à peine l’avouer : de reconnaissance, moi qui en mérite si peu d’avoir tellement tardé !), qu’il ne m’a pas fallu moins que trois ou quatre jours, dans un premier temps, pour tâcher de clarifier ce que je pourrais avoir à dire d’à peu près sensé, voire d’éventuellement utile à ceux qui s’y intéresseraient.
       J’ai même éprouvé, un moment, la tentation de me taire, de m’effacer complètement, mon « devoir » accompli, de retourner au paisible anonymat qui était le mien avant que je ne me sois cru obligé d’exposer mon témoignage et les raisons d’un choix qui me paraissait vital pour la France et pour l’Europe : qui dépassait de loin ma personne.
       Puis j’ai commencé à recevoir certains courriers où on s’étonnait de mon silence, qui me donnaient l’impression douloureuse de décevoir, peut-être d’avoir déserté, trahi, en fin de compte, et cela dans le même temps où je prenais progressivement conscience qu’en réalité rien n’était gagné, pas même cette première vraie bataille, et que, si faible qu’ait pu être mon poids dans ce formidable jeu d’équilibre des forces, je n’avais plus le droit d’en renier ma part de responsabilité, d’abandonner à l’ouverture, par définition largement indéterminée, du Non, aucun de ceux, quand il n’y en aurait eu qu’un, que j’aurais contribué à convaincre d’y entrer.

       C’est pourquoi je voudrais maintenant, afin de lutter contre le révisionnisme en direct auquel nous assistons, reprendre d’abord le fil de notre histoire et tenter d’exposer ce que j’en comprends et les conséquences qui me semblent devoir en être tirées pour le proche et plus lointain avenir.



       Ce qui me paraît sûr, c’est que cette victoire n’est pas d’un parti contre un autre, c’est bien celle du peuple de France et de la liberté de la France contre toutes ses puissances d’établissement, qu’elles soient politiques ou médiatiques ou, sans complexe, conjuguant les deux, ce qu’on appelle (on espère, en effet, à tort) ses "élites", en réalité ceux « qui tiennent les clefs de la connaissance [et du pouvoir !] et qui empêchent les autres d’y entrer ».
       Mais bien avant que (sans protestation encore d’aucune voix autorisée) notre gouvernement n’eût daigné nous communiquer le texte constitutionnel, combien d’entre nous ne se l’étaient-ils pas déjà procuré à leurs propres frais, s’avertissant mutuellement d’en exiger la version intégrale (c’est-à-dire surtout pas celle de l’omniprésent propagandiste Olivier Duhamel, aux multiples casquettes de "socialiste", constitutionnaliste, professeur à Sciences Po, député européen, conventionnel, chroniqueur, interviewer, à la radio ou à la télévision, bientôt, peut-être, en désespoir de cause, enfin poète !), une version non expurgée donc, la version pour adultes, incluant la partie III (dont on ne répétera jamais assez que les Espagnols ont été privés) ainsi que les protocoles et annexes indispensables à l’interprétation de l’ensemble, sans parler du rapport du Parlement européen sur ses motifs d’adoption du projet ni de la déclaration officielle de l’opinion minoritaire, loin d’être dépourvue d’intérêt et contenant d’ailleurs en soi, très expressément, les prémices d’un éventuel « plan B » que tout le monde s’accorde, encore aujourd’hui, à occulter.
       Toujours est-il que, s’étant procuré le texte, un nombre croissant de Français se sont mis à le lire, ou plutôt, pour beaucoup d’entre eux, et jusqu’aux mieux formés au droit, et au droit constitutionnel, à en découvrir, au moins de prime abord, l’illisibilité.
       Or ils ne se sont pas découragés pour autant : ils ont cherché, malgré tout, à comprendre, ensemble ou solitairement : pourquoi un tel acharnement ?

       Il faut remonter un peu plus haut dans le temps. Souvenez-vous : c’était fin août. En dépit de l’impopularité, déjà, du pouvoir en place, et de la situation catastrophique, déjà, de la France, les sondages l’attestent, nous étions près de 70% à vouloir une constitution pour l’Europe. On ne l’a pas assez dit : l’a priori était d’emblée favorable, soutenu par une tradition historique nationale d’aspiration au Droit dans son acception politique la plus profonde et originelle – comme instance ultime de prévention contre l’état de guerre et de protection du faible contre le fort – encouragé encore, en l’occurrence, par la conscience de la nécessité d’adapter les institutions de l’Union aux exigences nouvelles que lui imposait un élargissement d’une ampleur et d’une difficulté sans précédent.
       La France était a priori favorable à l’adoption d’une constitution pour l’Europe comme à un événement véritablement fondateur qui donnerait son plein sens à la genèse de l’Union en même temps qu’elle en orienterait l’avenir en en définissant la spécificité relativement au reste du monde.
       Rappelons que c’est dans ce contexte précis qu’un candidat potentiel à la présidence de la République, notoirement pro-européen, depuis toujours et sans équivoque, s’est prononcé, à contre-courant de l’opinion largement majoritaire, contre ce projet et ce, à un moment où l’on entendait courir partout la cynique formule prêtée à Chirac (on ne prête qu’aux riches !) que jamais on ne verrait personne, en France, accéder au pouvoir suprême, qui se serait opposé à une avancée de la construction européenne. Or c’est précisément le risque politique, de prime abord suicidaire, auquel s’exposait Laurent Fabius en prenant position contre le texte même de cette constitution, qui lui a conféré un crédit et une autorité exceptionnels dont ses rivaux "socialistes" n’ont cessé, depuis, de tenter en vain de le déposséder.

       En vain, parce que c’est alors que les Français ont commencé de se saisir eux-mêmes du texte et d’en discuter, de le reprendre maintes et maintes fois, de l’analyser avec une scrupuleuse rigueur, une minutieuse vigilance critique à laquelle n’étaient pas préparés les propagandistes du oui, tout simplement parce qu’ils se refusaient par principe à un tel « parti pris » de lecture et qu’ils avaient donc plutôt pris le parti de le déconsidérer – ce qui les mettait de fait en situation d’infériorité argumentative, toujours avec une longueur de retard, ignorant la lettre du texte, négligeant la plupart du temps, les rares fois où ils le citaient, d’en préciser les références, répétant à satiété, surtout, le même unique argument que refuser ce projet reviendrait à se condamner juste à ce qu’on en refusait, sans voir que cette impasse où ils prétendaient nous enfermer, à supposer qu’elle fût vraie, ne nous assurait que du pire de la constitution, dénoncé par ceux-là même qui nous la recommandaient, de « droite » à « gauche » et de « gauche » à « droite », comme une contrainte à laquelle notre liberté n’aurait décidément donc aucun autre moyen de réagir qu’en disant Non !
       Car bien sûr que c’est un Non qui ouvre et non pas qui ferme, un Non qui libère l’avenir, ne serait-ce que parce qu’il remet en cause le présent, au lieu de nous lier constitutivement à un passé qui s’est déterminé sans nous, un Non qui ne contredit nullement le premier Oui, celui qu’attestaient les premiers sondages, le Oui à l’Europe, à une Constitution pour l’Europe… Un Non qui, dans sa fraction la plus décisive, celle qui a renversé la majorité, ne se veut pas davantage exclusif du dernier Oui, Oui au "meilleur compromis", Oui dont il serait étonnant qu’il n’accepte plus désormais de compromis qu’avec les idéologues du néo-libéralisme pur qui vient d’être désavoué - non pas ce Oui qui comptait sur l’onction du peuple pour asseoir et introniser le mépris des peuples, mais le Oui au contraire qui n’a cessé de protester de l’authenticité de son socialisme, de son idéal d’une Europe sociale dont cette constitution n’eût été, à ses yeux, qu’une première étape, ce Oui qui ne pourrait plus aujourd’hui, sans se discréditer pour longtemps, refuser encore de nous rejoindre dans le combat des peuples pour une Europe, en effet, économiquement moins libérale, socialement plus volontaire, et politiquement plus démocratique, ouverte et libre.

       Le retard de ma réaction m’oblige à prendre en compte, malheureusement, une orientation tout autre de nos puissances d’établissement.

       Laissons de côté les médias qui s’obstinent à coups de sondages grossièrement manipulateurs, mais tout aussi facilement décryptables, à vouloir nous convaincre en même temps que le Non est bien lepéniste et que Lionel Jospin reste le présidentiable préféré des socialistes : on ne s’en remet pas, d’avoir agité en vain l’épouvantail dépenaillé du 21 avril, on s’exaspère de l’absence aggravante, ici, de toute mauvaise conscience, on n’en revient pas, que l’instrumentalisation médiatico-mitterrando-chiraquienne de Le Pen, ça ne marche plus.
       Soit dit en passant, c’est tout de même presque touchant de crédulité de nous croire encore assez crédules pour n’avoir toujours pas compris que, lorsqu’on propose à des sondés de répondre par plus d'une seule réponse à un questionnaire à multiples choix, il suffit de sélectionner soigneusement les choix pour leur faire dire à peu près ce qu’on veut.
       Par ailleurs, si c’est du lepénisme que d’estimer qu’il y a trop d’étrangers en France, alors la quasi-totalité de la classe politique française, Rocard compris, est lepéniste. Moi aussi, je suis lepéniste, non par xénophobie, mais juste à l’inverse, parce que je pense que notre service public d’éducation ne remplit pas correctement sa mission et qu’il est, dans cette mesure, criminel de tolérer, parfois de favoriser pour des raisons de pur profit, un taux d’immigration que nous nous savons incapables d’assumer –ce qui n'a rien à voir avec le fameux plombier polonais.
       Cela étant, rien de plus humain que le dépit de la défaite : on veut espérer qu’il n’aura qu’un temps…

       Autrement plus grave est le comportement de la direction du parti socialiste qui confirme au-delà de mes craintes l’explication que j’avais risquée de l’ardeur de son engagement pour le Oui : une stratégie purement politicienne de conquête du pouvoir sur le court et long terme que je me suis déjà efforcé de clarifier dans l’exposé de mes arguments pour le Non (17, 18 et 19) et sur lesquels on voudra bien me dispenser de revenir, tant les effluves en sont nauséabonds.
       En réalité, la confirmation de mon analyse, en tout cas sur le caractère exclusivement et médiocrement politicien du Oui de la direction du parti socialiste, m’avait été apportée, dès avant le 29 mai, par François Hollande en personne, le même qui n’a cessé de nous répéter qu’il ne fallait pas nous tromper d’enjeu, qu’il ne fallait pas sacrifier l’idéal européen à des visées de pure politique nationale, que ce serait une flétrissure indélébile à l’égard de nos enfants et petits-enfants que d’avoir laissé se perdre cette chance historique de donner une constitution à l’Europe, oui, le même François Hollande, le 26 mai, sur France Culture, à midi, déclarant… – mais ici, je préfère passer le relais de la narration et du commentaire à un résistant de gauche de la première heure (moi qui ne suis qu’un ouvrier de la dernière), l’héroïque Etienne Chouard qui, le surlendemain, notait dans son journal de bord :
       « François Hollande, sur France Culture, le 26 mai à midi : « Si Chirac avait mis en jeu son mandat, le PS aurait naturellement appelé à voter Non, comme pour de Gaulle en 69 »…
       Et quand le journaliste, médusé, demande de reformuler, le patron du PS en remet une couche.
       On mesure là, dans toute son indécence, la position politicienne du PS, intéressé exclusivement par le pouvoir, très loin du texte pour lequel on peut finalement aussi bien appeler à voter Oui que Non en fonction de considérations tactiques.
       C’est simplement consternant. On est au degré zéro du respect des citoyens : le texte suprême ( dont je rappelle qu’il consacre à la fois des institutions non démocratiques, la privation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes sur le plan économique et l’instrumentalisation du chômage par une politique forcée de lutte contre l’inflation ), on s’en fout : ce texte, aujourd’hui ardemment défendu par le PS comme une urgente nécessité, ce texte aurait pu aussi bien être rejeté par le PS si le pouvoir s’était offert rapidement à ce prix.
       Pour le PS on peut donc aussi bien dire Oui ou Non : ce qui compte, c’est faire tomber l’adversaire politique du moment et reprendre le pouvoir. Moi, ça me laisse pantois.
»
       Je n’aurais su mieux dire, si j’avais pu préserver, à l’égard du PS, la capacité d’innocence et donc de surprise et d’indignation qui honore l’auteur de ces lignes.

       Mais que penser, alors, de l’attitude qui fut celle du « Bureau directeur » de ce parti envers Laurent Fabius, dès le soir des résultats du référendum ? Totalement imperméables à l’expression de la volonté du peuple, n’ayant rien de plus pressé que d’en détourner sciemment la signification pour la réduire à une simple manifestation de mécontentement populaire purement conjoncturel, se gardant bien, pour autant, d’exiger, en conséquence, la démission du chef de l’Etat, les ténors « socialistes » n’avaient déjà plus en tête que leur obsession de se positionner en vue de la course aux présidentielles de 2007, en commençant par en éliminer leur candidat, cette fois, en effet, le plus « naturel », c’est-à-dire par l’exclure de la direction du parti.
       Et à quel titre ? C’est ici que la tartufferie atteint vraiment à son comble : Laurent Fabius aurait manqué aux règles élémentaires de la démocratie qui gouvernent le parti socialiste !
Il faut donc savoir que, comme aux plus beaux jours du stalinisme, la démocratie, dans le parti, c’est que lorsqu’une majorité de ses adhérents s’est dégagée sur une position, non seulement, comme il se doit, la minorité ne dispose plus du pouvoir ni des moyens matériels de campagne qui sont alloués au parti, mais elle est en outre, et avant tout, condamnée à se taire ! Au fond, à disparaître.
       Voilà ce que nous enseigne de la « démocratie » François L’autre-pays-du-Non, Tartuffe en chef de Jack, Dominique et Martine Tartuffe dont le vertueux rigorisme ne se réveille qu’une fois connue l’issue du scrutin, une fois longuement consommée l’impardonnable transgression jusqu’alors si patiemment tolérée (ma minute récréative de politique-fiction : mettons que le Oui l’ait emporté, qui croit que Fabius aurait été exclu de la direction du PS ?), une fois seulement avéré que le fautif n’était en fait minoritaire que parmi les seuls encartés de son parti, et majoritaire aussi bien dans l’ensemble du pays que parmi les électeurs de ce même parti, donc dangereux pour la pitoyable coalition de présidentiables, premier-ministrables ou ministrables en herbe qui, bien plutôt que l’ombre d’aucune démocratie, dirige réellement cette pitoyable entreprise de démolition de la démocratie en France et dans l’Europe entière.

       Car c’est là l’évidence à laquelle il faudra bien finir par se rendre.

       Il y a un moment que je crois avoir compris (d’ailleurs pas tout seul) que mon archéo-gaullisme pragmatique était incommensurablement plus à gauche que le néo-libéralisme dogmatique de la si fameuse « gauche européenne » à laquelle s’abandonne désormais le PS, comme à son délire fusionnel de retour à cette indifférenciation qui caractérise la vie intra-utérine (vertigineux fantasme d’une Europe voluptueusement matricielle…), mais je n’avais pas encore perçu, dans toute l’ampleur qui m’en apparaît maintenant, la gravité d’un tel glissement.
       Bien sûr qu’il y a une vocation historique des socialistes à trahir que dénonçait déjà Péguy, puis à réécrire l’Histoire, ainsi en faisant de Péguy un anti-dreyfusard commanditaire indirect de l’assassinat de Jaurès qu’il avait, en réalité, converti lui-même à la cause de Dreyfus (ayant été lui-même, au contraire de Jaurès, un dreyfusard de la toute première heure), avant de le déclarer, en effet, passible de la peine en son temps réservée au crime de haute trahison, pour s’être obstiné, à la veille de cette guerre qu’il avait tous les moyens (Péguy le démontre) de reconnaître inéluctable, à soutenir de toute son autorité un pacifisme qui ne pouvait que désarmer sa propre nation, son propre peuple, et ce, déjà au nom d’un supra-nationalisme fantasmagorique autant que mortifère (et pas seulement pour lui !)
       Mais le pire n’est pas dans cette compulsive propension du socialisme de parti à trahir d’abord le peuple dont il se réclame, comme il nous en offre, une fois de plus aujourd’hui, le sinistre spectacle : il est dans son renoncement au socialisme lui-même, et par là seulement, a fortiori, à la possibilité d’une véritable alternative politique sans laquelle aucune démocratie, c’est-à-dire aucun débat démocratique, c’est-à-dire aucune liberté de choix ne peut s’ouvrir à la souveraineté du peuple.
       Et la situation inédite où nous sommes, c’est que ce renoncement (dont Jaurès, lui, du moins, ne s’est jamais rendu coupable), il se trouve que c’est en même temps, et au nom de l’Europe, un renoncement de la France à elle-même, un renoncement à la spécificité de la France dans l’Europe, à ce que la France peut et doit donc apporter de spécifique d’elle-même à l’Europe.

       Je m’explique.
       Personne, maintenant que la campagne est achevée, ne songe plus à nier l’évidence que le Non de la France au projet de constitution qui lui était proposé est en effet un Non au dogmatisme néo-libéral de ce projet. Et pourquoi ? Parce que chacun voit bien que les acteurs politiques les plus responsables des difficultés de la France en matière économique et sociale sont les premiers à les imputer à l’inadaptation aux exigences européennes du « modèle » français, c’est-à-dire de la responsabilité qu’il confère à l’Etat dans la gestion des services publics, où s’incarne, de fait, l’idéal de son projet social : ce qui faisait dire naguère au très pertinent et réactionnaire Alain Besançon (pour s’en désoler !) que le libéral Raffarin gouvernait, en France, à la gauche du travailliste Blair, en Angleterre.
       C’est pourtant bien ce fond de consensus national, en soi proprement « révolutionnaire », sur lequel se sont dessinées, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, sans jamais l’avoir expressément contesté, toutes les alternatives politiques nécessaires à la vie de la démocratie, et particulièrement sous la cinquième République dont les institutions visaient à favoriser l’émergence de telles alternatives, mais logiquement orientées, du fait de ce consensus intérieur, plutôt vers la politique extérieure de la France – à quoi elle doit son poids, aujourd’hui encore, dans le monde.

       Or ce qui se passe à présent, c’est que droite et gauche de gouvernement s’accordent à s’appuyer sur l’idéal de la construction européenne pour légitimer leur commun renoncement aux exigences de ce projet social spécifique de la France. Et le paradoxe est ici que c’est son anti-nationalisme qui incline le plus naturellement la gauche à sacrifier à l’Europe son opposition au libéralisme, alors que c’est le nationalisme de droite qui est porté à s’opposer le plus naturellement à la dissolution de la spécificité française dans la mondialisation néo-libérale de l’Europe.
       Se développe ainsi, sur la question de l’Europe, une lutte à fronts renversés, non seulement politique, mais plus gravement idéologique, entre la gauche de gouvernement et la droite souverainiste, où la permutation des rôles de chacune les contraint l’une et l’autre à jouer à contre-emploi : ce n’est plus seulement Raffarin qui, à la gauche de Blair, prétend défendre la Constitution au nom du « modèle » français, c’est le très progressiste Kouchner qui, à la droite de Raffarin, se moque de cette gauche à laquelle il suffit d’entendre « libéralisme » pour entrer en état de transe et le très réactionnaire de Villiers à qui revient de dénoncer, à la gauche de Kouchner, mais avec une tout autre cohérence, l’Europe courant d’air dont l’objectif constitutionnalisé de l’abolition de ses propres frontières ne vise qu’au meilleur fonctionnement d’un libre-échangisme sans frein auquel ce sont les plus pauvres qui ont le plus à perdre.

       Le prodige, dans cette apparente confusion générale dont le PS, en particulier, ne s’est pas privé de jouer, c’est qu’au-delà de tous les partis, le peuple, lui (car c’est justement la définition du peuple que de pouvoir être de TOUS les partis), ne s’y est pas trompé.
       Il n’a nul souci du politiquement correct et il n’y a rien d’étonnant à ce que même le discours de Le Pen, du moins tant qu’il réussit à s’abstenir de parler de Juifs, puisse lui paraître aujourd’hui, en tout cas conjoncturellement, le situer plus à gauche, c’est-à-dire plus près des pauvres, que nos grands clercs Kouchner, Hollande ou, a fortiori, Dominique Strauss-Kahn. Qui peut encore ignorer que c’est l’instrumentalisation de Le Pen qui fait Le Pen ? Et quand voudra-t-on admettre que l’épouvantail du populisme n’épouvantera jamais le peuple ? … si ce n’est en ce qu’il peut y deviner d’intention, chez ceux qui le brandissent, de lui confisquer le pouvoir ou, à défaut, de travestir la signification de son suffrage !
Il ne voit peut-être pas encore à quelle gauche il peut accorder sa confiance, mais il sait désormais laquelle déporte le centre de gravité de la France vers une droite idéologiquement bien plus anti-démocratique et libérale que n’ose avouer l’être celle aujourd’hui au pouvoir.
       Il a surtout entendu, impuissant, l’assourdissant silence au milieu duquel, sans nul écho, le lendemain du référendum, Fabius avertissait posément qu’il ne faudrait pas que l’affaiblissement du chef de l’Etat finisse par devenir aussi celui de la France elle-même. C’est le bon sens qui parle, mais il ne parle pas encore assez fort.
       Il y a au moins deux raisons pour lesquelles Chirac est dans l’obligation de droit de démissionner : la première est qu’il s’est engagé de toute sa personne, et jusqu’à la dernière heure, dans le sens d’une orientation du destin de la France qui a été contredite par le peuple dont il tient directement et exclusivement son autorité – la seconde, et la plus grave, c’est qu’il a pris le parti, dès avant le résultat du référendum, de contredire la volonté du peuple si le peuple le contredisait, en rejetant a priori toute perspective de renégociation de ce que le peuple aurait refusé. C’est-à-dire qu’il a pris le parti, en effet, de l’affaiblissement de la France : il a pris parti contre la France.


       Nous devons à notre dignité, à la dignité de la France, du peuple de France comme de tous les peuples d’Europe, de nous préparer à satisfaire à l’exigence, quelles que puissent en être les conséquences, à l’exigibilité absolue de la démission du chef de l’Etat.
       Il est vrai que le ministère de l’Intérieur n’a pas été confié par hasard à Sarkozy : le pouvoir en place avait du reste prévu l’extrême probabilité d’un mouvement insurrectionnel, dès l’issue du scrutin.
       N’importe. J’ai retenu cette leçon, entre autres, de mon professeur de Philosophie de Terminale que, quand bien même la terre entière serait soumise à une loi d’airain, quand bien même toute révolte contre cette loi serait vouée à l’échec, au point que nul ne songerait seulement plus à se révolter, quand bien même on aurait partout perdu jusqu’à l’idée d’aucune liberté, c’est alors, à cette heure au contraire, dans ce silence de plomb qui couvrirait toute l’étendue de la planète, que la seule explosion d’un Non serait la plus retentissante, car c’est alors qu’elle témoignerait justement du plus de liberté, d’une liberté capable de transcender jusqu’à l’impuissance absolue où serait enfermé le monde – et le seul cri, même impuissant et désespéré, de ce seul Non, suffirait alors à transfigurer ce monde …
       Si nous devons quelque parcelle de gratitude à toutes nos puissances d’établissement, ce n’est que de nous avoir imposé les conditions dans lesquelles notre Non a pu, de si loin que ce fût, quelque peu ressembler à ce Non.
       Que les morts enterrent leur mort : médias morts, qui n’ont plus de mouvement qu’inertiel, exécutif décapité, qui s’est exécuté lui-même…
       Nous, il nous reste à donner corps à notre Non - mais rien ne nous en retirera la fierté.

 
     

thibaud.delahosseraye@wanadoo.fr


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